XLIX

Ces mots : pour l’Irlande, accentués d’une certaine façon par miss Ellen, avaient suffi pour établir comme un courant de sympathie électrique entre elle et le révérend Peters Town. Elle continua :

– Mon révérend, la fille de lord Palmure, comme vous le pensez bien, est au courant de la politique.

– Cela doit être, fit le prêtre en saluant de nouveau.

– Et elle n’ignore aucune des questions qui intéressent en ce moment l’Angleterre.

Ici, il y eut un nouveau salut du révérend.

Miss Ellen poursuivit :

– Mon père n’a pas d’autre secrétaire que moi.

– Ah !

– Je décachette son courrier et je réponds souvent en son nom aux plus hauts personnages.

Miss Ellen disait vrai, et on le sentait, en dépit de sa jeunesse, à cette voix calme, légèrement ironique, et douée d’un timbre plein d’autorité.

– Mon père, poursuivit miss Ellen, a, comme vous le savez, une grande autorité à la Chambre haute.

Le révérend fit un geste affirmatif.

– Et on le sait un ennemi acharné de l’Irlande et de ces misérables qui ont depuis quelque temps déclaré à l’Angleterre une guerre ténébreuse.

Le petit œil du révérend eut un nouvel éclair de haine.

– Cependant, reprit la jeune fille, l’Irlande a des ennemis plus acharnés que mon père et les hommes de son parti.

– Et… fit le révérend en fronçant le sourcil, quels sont ces hommes, mademoiselle ?

– Vous et les vôtres.

– Vous croyez ?

La haine de parti s’émousse quelquefois, continua miss Ellen, la haine de secte, jamais.

Le clergé anglican hait mortellement le clergé catholique, dont le foyer, pour les trois royaumes, est l’Irlande.

– Fort bien, dit le prêtre.

– C’est une haine sans trêve, sans merci, que celle que vous avez vouée à l’Irlande, reprit miss Ellen, et c’est pour cela que je suis venue.

Le révérend attendait que la patricienne s’expliquât nettement.

– Vous avez offert à mon père le secours de cette armée occulte que vous commandez, n’est-ce pas ?

Sir Peters Town regarda de nouveau miss Ellen.

Celle-ci avait aux lèvres ce sourire confiant et moqueur qui sied à ceux qui touchent à la diplomatie.

– La religion anglicane, comme le catholicisme, poursuivit miss Ellen, a ses affiliations religieuses qui ont un but politique, ses sociétés mystérieuses et secrètes qui tiennent en échec le clergé régulier et l’archevêque de Cantorbéry lui-même.

Or, vous êtes le chef suprême d’une de ces associations, la plus puissante, selon moi, celle qui a voué une guerre d’extermination à l’Irlande…

– Cela est vrai, miss Ellen.

– Et c’est pour cela qu’au lieu de dédaigner votre concours, comme mon père, qui a été mal inspiré ce jour-là, je viens à vous.

– Ah ! fit le révérend, qui se méprit aux paroles de miss Ellen, lord Palmure se ravise ?

– Non, je ne viens pas de sa part.

– De laquelle donc venez-vous ?

– De la mienne, dit froidement miss Ellen.

Le révérend la regarda de nouveau.

Et, cette fois, il eut un tressaillement par tout son être.

Son regard avait heurté celui de miss Ellen comme se heurteraient deux lames d’épée forgées et trempées ensemble, après avoir été tirées du même bloc d’acier.

Et le prêtre eut soudain une confiance aveugle en cette jeune fille à l’œil dominateur, et que la nature avait armée pour la lutte, en lui donnant une beauté souveraine.

– Parlez, miss Ellen, dit-il.

Cela voulait dire :

– Je suis prêt à me lier à vous et à vous servir comme vous me servirez.

– Mon révérend, dit alors miss Ellen, vous et les vôtres avez fait beaucoup contre l’Irlande, et cependant vos tentatives n’ont pas été couronnées de succès.

Le ministre se mordit les lèvres.

– Un de vos instruments les plus dociles et les plus sûrs vous a manqué tout à coup. Je veux parler d’un usurier nommé Thomas Elgin, qui avait emprisonné à White cross un homme que vous considérez avec raison comme un des amis du parti irlandais.

Je veux parler de l’abbé Samuel.

– Vous savez cela ? dit Peters’Town.

– Je sais encore que vos ennemis attendaient quatre chefs qui devaient se trouver, un dimanche, à huit heures, dans l’église Saint-Gilles, et se réunir autour de ce prêtre dont je vous parle.

– C’est vrai.

– Le prêtre mis en prison, ces hommes n’ont pu d’abord se réunir, et ils ont erré longtemps dans les rues de Londres, se cherchant mutuellement et ne parvenant pas à se rencontrer, car ils ne se connaissaient pas.

– Cela est vrai encore.

– M. Thomas Elgin a failli être assassiné, et il vous a manqué au moment où vous aviez le plus besoin de lui.

Le révérend soupira.

– Le prêtre est sorti de prison.

– Hélas !

– Et les quatre chefs que vous aviez dispersés aux quatre coins de Londres et qui certainement n’auraient jamais dû se réunir, ont fini par se rejoindre. Suis-je informée, mon révérend ?

– Parfaitement, dit sir Peters Town.

– Enfin, dit encore miss Ellen, il y a deux jours, les fenians, car il faut bien les appeler par leur nom, ont arraché un des leurs à l’échafaud, à l’heure même de l’exécution, et quand il avait au cou la corde du bourreau.

L’œil du révérend Peters Town étincela de fureur.

– Vous savez aussi cela, continua miss Ellen, mais il est une chose que vous ne savez pas.

– Ah !

– C’est que cet homme qu’on croit être leur instrument…

– L’homme gris ?

– Oui.

– Eh bien ? fit le prêtre anxieux.

– C’est leur chef suprême, dit miss Ellen.

Vous le voyez, poursuivit-elle toujours souriante, ce que vous, le chef d’une armée mystérieuse, ce que mon père, un membre influent de la Chambre haute, ne saviez pas, je le sais, moi.

Sir Peters Town voulut parler ; miss Ellen l’arrêta d’un geste :

– Attendez encore, dit-elle. Ce chef invisible, ou plutôt introuvable et qui a mis sur les dents depuis deux jours toute la police de Scotland Yard, je le connais, moi.

– Vous ! exclama le prêtre.

– Je l’ai vu.

– Mais où ?

– Chez moi, et ailleurs.

– Quand ?

– Chez moi, il y a trois semaines.

– Il a osé aller chez vous !

– Ailleurs, il y a huit jours, et il y a une heure.

– Une heure ! s’écria sir Peters Town.

– Je l’ai eu à mes côtés, dans ma voiture, et je lui ai parlé familièrement comme je vous parle…

– Mais… cet homme… balbutia le prêtre stupéfait, d’où venait-il, que vous voulait-il ?…

– Ceci est mon secret, dit miss Ellen. Maintenant, voulez-vous savoir pourquoi je suis venue ?

– Parlez…

– Mon père hait l’Irlande pour des motifs politiques.

– Fort bien, dit le révérend.

– Vous haïssez l’Irlande, vous et les vôtres, de toute la puissance sauvage et vivace d’une haine de secte et de croyance.

– Soit.

– Je hais l’Irlande, moi, parce que je hais cet homme dont je vous parle, et qui semble tenir les destinées de ce pays dans sa main et les préparer à un triomphe prochain.

– Oh ! cela ne sera pas ! s’écria sir Peters Town.

– Je le hais, reprit miss Ellen avec un accent cruel, et je me suis fait un serment, celui de ne me reposer ni jour ni nuit que je ne l’aie brisé comme un roseau, et tenu palpitant et demandant grâce sous mes pieds.

Comprenez-vous maintenant, mon révérend, pourquoi je suis venue à vous ?

– Oui, répondit-il.

Et la jeune fille, froissée dans son orgueil et le ministre austère et fanatique échangèrent un nouveau regard, et ce regard fut un pacte de haine et de vengeance tout entier.

Puis ils se tendirent la main…

L’homme gris avait désormais deux ennemis implacables.

FIN DU TROISIÈME VOLUME

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