XLVIII

Miss Ellen demeura stupéfaite de ce brusque départ.

Elle n’avait pas eu le temps de respirer que l’homme gris avait déjà disparu.

– Oh ! dit-elle enfin avec un accent de haine et de mépris tout à la fois, cet homme me brave, mais je l’écraserai comme un reptile.

La patricienne avait des tempêtes dans l’âme.

Quel était cet homme qui possédait son secret ? Cet homme qui savait tout sur elle, et sur qui elle ne savait rien ?

Aujourd’hui gentleman, rough demain, tantôt montant à Hyde Park un cheval pur sang, et tantôt s’attablant dans une taverne du Wapping avec des voleurs et des filles perdues, cet homme avait osé parler la tête haute à miss Ellen.

Il l’avait courbée sous son regard d’aigle, il avait eu l’impudence de lui dire : « Je veux que vous serviez l’Irlande que votre père a trahie ! »

Ces dernières paroles étaient une menace, une menace qui froissait l’orgueil de miss Ellen, plus encore que celle de faire usage de ces lettres que Dick Harrisson avait fait mettre dans sa bière.

– Oh ! se dit miss Ellen, après une minute de rêverie, il faut que cet homme soit châtié !

Elle secoua alors le cordon de soie qui correspondait au petit doigt du cocher.

Celui-ci s’arrêta et se pencha pour recevoir ses ordres.

– À Notting Hill, lui dit la jeune fille, et ventre à terre.

Le cocher rendit la main à son trotteur, qui fila comme une flèche.

Pendant que le rapide attelage dévorait l’espace, miss Ellen se disait :

– Les haines religieuses sont mieux trempées que les haines politiques. Ce prêtre que je vais voir servira ma vengeance plus sûrement et plus fidèlement que tous les ministres du monde.

Une lueur s’était faite, comme on va le voir, dans l’esprit de miss Ellen, et la fière patricienne avait tout à coup trouvé un auxiliaire digne de la comprendre.

Notting Hill est un quartier éloigné de Londres, à l’ouest de Kinsington gardens.

Il y a de belles rues larges, des squares merveilleusement ratissés et entretenus, quelques parcs en miniature où paissent çà et là deux ou trois moutons, des centaines de jolies maisons, toutes bâties sur le même modèle et qui paraissent sortir d’une boîte à jouets de Nuremberg ; et pas une boutique ni un magasin.

Aussi, dès neuf heures du soir, les rues sont désertes, et si l’Anglais était curieux, tout le monde se mettrait aux fenêtres en entendant rouler une voiture.

En vingt minutes, le coupé de miss Ellen s’arrêta entre la grille de Kinsington gardens et Notting Hill.

Le cocher se pencha de nouveau et attendit.

– Elgin Crescent, lui dit mis Ellen.

Le coupé repartit. Quelques minutes après, il s’arrêtait devant une petite maison, sœur jumelle de toutes celles du quartier, ayant son petit jardin donnant, par derrière, sur un square, avec une grille de communication.

Miss Ellen mit pied à terre, monta lentement les trois marches de la porte d’entrée et appuya ses doigts mignons sur le bouton de la sonnette.

Il n’y avait pas une âme dans la rue, pas une lumière ne brillait aux fenêtres de la maison.

On eût dit qu’elle était déserte.

Cependant, à peine miss Ellen eût-elle sonné que des pas retentirent à l’intérieur, des pas lents, mesurés, qui avaient quelque chose de méthodique et de solennel.

Puis la porte s’ouvrit, et un homme se montra sur le seuil, tenant à la main un de ces bougeoirs à dossier de cuivre poli qu’on appelle des lampes d’escalier.

Cet homme était vêtu de noir des pieds à la tête et cravaté de blanc.

Il portait une de ces longues redingotes auxquelles il est toujours facile, à Londres, de reconnaître les ministres de la religion anglicane.

À la vue d’une femme, il fit un pas de retraite, comme il convient à un saint pasteur, qui doit toujours se mettre en garde contre les tentations du démon.

– Vous êtes le révérend sir Peters Town ? lui dit la jeune fille.

– Oui, milady, répondit-il, attachant sur la jeune fille un œil austère.

– C’est bien vous que je cherche, dit miss Ellen.

Et elle entra.

Sir Peters Town fit un nouveau pas de retraite.

Miss Ellen lui dit :

– C’est bien à Votre Honneur que j’en ai, et que Votre Honneur se rassure, je ne suis ni une solliciteuse ni une importune.

Le révérend était déjà fixé. Il avait aperçu dans la rue le coupé de miss Ellen.

En dépit de ses vêtements d’une simplicité bourgeoise, miss Ellen avait un grand air qui acheva de subjuguer sir Peters Town.

Il emmena la jeune fille au fond du corridor et poussa une porte d’où s’échappait un rayon de clarté.

Miss Ellen était au seuil d’une manière de cabinet de travail, dont les fenêtres donnaient sur le jardin et le square ; ce qui expliquait que, de la rue, elle n’eût pas vu de lumière.

Cette pièce assez vaste était tendue d’une étoffe verte qui devait la rendre fort sombre, pendant le jour.

Une vaste table surchargée de livres et de papiers était au milieu, et tout auprès se trouvait une cheminée dans laquelle brûlait un maigre feu.

L’homme chez qui miss Ellen pénétrait ne paraissait pas, comme on voit, sacrifier grand chose au confortable.

Il avança un siége à miss Ellen de l’autre côté de la table qu’il mit entre elle et lui comme une barrière et lui dit :

– À qui ai-je l’honneur de parler ?

– Je le vois, répondit miss Ellen, vous ne me reconnaissez pas.

– En effet, dit-il, je ne sais… il me semble pourtant…

Et il la regardait avec une attention méticuleuse et qui n’était pas dépourvue de défiance.

Ce personnage était un homme d’environ cinquante-cinq ans.

Il était grand, mince, chauve, avec quelques mèches de cheveux grisonnants qui descendaient irrégulièrement aux deux côtés de ses tempes osseuses.

Ses lèvres minces, son nez droit, ses petits yeux gris, profondément enfoncés sous une arcade sourcilière énorme, lui donnaient une expression de volonté sauvage et d’énergique dureté.

On devinait en lui, à première vue, un de ces prêtres méthodistes qui ne songent qu’à convertir de gré ou de force à leur doctrine tous ceux qu’ils trouvent sur leur chemin.

Miss Ellen lui dit :

– Je vous ai vu cependant deux fois.

– Ah ! fit le révérend.

– Chez mon père, ajouta-t-elle.

– Votre… père ?…

– Oui, et j’ai assisté même a un entretien des plus sérieux que vous avez eu avec lui.

Le révérend regardait miss Ellen avec une ténacité croissante.

– J’ai pourtant la mémoire des visages, dit-il.

– Vraiment ? fit miss Ellen avec un sourire quelque peu ironique, tandis que le prêtre baissait tout à coup les yeux sous son regard.

– Mais, reprit-il, il y a évidemment quelque chose de changé… dans votre personne…

– Ou dans mon costume, dit miss Ellen.

– Peut-être…

– Mon révérend, reprit-elle, je n’ai vraiment pas le temps d’exercer votre mémoire et je vais lui venir en aide sur-le-champ.

– Ah ! fit M. Peters’Town.

– Je m’appelle miss Ellen et je suis fille de lord Palmure.

Ce fut comme un coup de théâtre.

À ce nom, le révérend se leva vivement et s’inclina aussi bas que possible en disant :

– Pardonnez-moi, miss Ellen, je suis un étourdi, et cependant à mon âge…

– Monsieur, ajouta miss Ellen, je ne viens pas chez vous à dix heures et demie du soir, et toute seule, sans de graves et puissantes raisons…

Le révérend s’inclina encore.

– Je viens pour l’Irlande, dit-elle.

Ces mots firent passer un nuage sur le front blafard du prêtre, et un éclair de haine subite s’échappa de ses petits yeux qui pétillaient alors d’un fauve éclat.

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