VIII LE MOULAGE D’UNE MORTE

Le lendemain, avant midi, ainsi que l’avait espéré M. Kelly, la plupart des anciens domestiques de miss Ada s’étaient présentés à la Morgue, et tous, sans hésitation, sauf deux de ces gens, qui avaient fini par se ranger à l’avis général ; tous, disons-nous, avaient reconnu la malheureuse.

La fille July, que Mary avait remplacée en qualité de femme de chambre au n° 17 de la 23erue, fournit un renseignement qui, à lui seul, eût suffi pour dissiper les doutes, s’il en eût pu rester encore dans quelques esprits, après ces affirmations successives.

July se souvenait d’avoir remarqué, en coiffant sa maîtresse, que son oreille gauche était déchirée. Or cette cicatrice n’avait pas échappé au docteur O’Nell ; elle était signalée dans son rapport d’autopsie.

La noyée était bien miss Ada Ricard. C’était là un premier point indiscutable acquis à l’enquête dont était chargé le coroner Davis.

Il n’y avait donc plus à se préoccuper de l’identité de la victime, mais à rechercher son assassin.

Avant tout, l’état du cadavre le nécessitant, il fallait procéder à son inhumation, mais non sans en avoir pris une image absolument fidèle, afin de se réserver la possibilité d’autres reconnaissances ou même celle d’une espèce de confrontation, lorsque le meurtrier serait découvert.

C’était dans ce but que le chef de la police avait donné rendez-vous à Albert Moor, le mouleur.

Ou avait bien photographié la noyée et ses portraits allaient être reproduits et distribués à un grand nombre d’exemplaires, mais c’était insuffisant, M. Kelly voulait davantage.

Albert Moor était à la Morgue depuis longtemps déjà lorsque celui qui l’avait fait appeler y arriva.

M. Kelly expliqua au statuaire qu’il désirait un moulage de la tête de la femme noyée qui avait été Ada Ricard.

L’artiste, qui avait déjà examiné le cadavre, promit de se mettre au travail sans nul retard. Il était nécessaire, en effet, si on voulait une bonne épreuve, de ne pas renvoyer au jour suivant l’exécution de ce moulage, car le corps commençait à se décomposer, quoiqu’il fût incessamment arrosé avec une eau désinfectante.

Certain que ses instructions seraient fidèlement suivies, le chef de police donna l’ordre à l’administrateur de la Morgue de faire transporter la noyée dans la salle d’autopsie et de la tenir à la disposition du mouleur, puis il retourna à l’office central pour s’entendre avec le sheriff et le coroner sur les primes qu’il conviendrait d’accorder à ceux qui fourniraient à la justice des renseignements importants.

On sait que c’est le moyen constamment employé en Amérique et en Angleterre lorsque les malfaiteurs échappent aux premières recherches de la police, tandis qu’il répugne au tempérament français d’y avoir recours.

C’est là, selon nous, une délicatesse non seulement déplacée, mais illogique, puisqu’on accorde des primes aux gendarmes, aux douaniers, aux gardes champêtres, et même aux agents de police qui constatent de simples contraventions.

Mais, en France, nous ne sommes pas gens pratiques, et longtemps encore nous nous payerons de grands mots, vides de sens. Beccaria ne s’acclimate que difficilement chez nous. Si on accepte en principe sa théorie de l’impunité pour le délateur complice du crime de fausse monnaie, nous savons les efforts que fait toujours l’accusation pour enlever le bénéfice de l’art. 138 du code pénal à celui qui a aidé la justice.

C’est là un sentiment que nous puisons non seulement dans notre propre caractère, mais encore dans le code romain, cela par suite d’une confusion regrettable pour les intérêts réels de la chose publique.

À Rome, la délation avait pris des proportions odieuses, grâce au bénéfice que la loi accordait aux délateurs : ils avaient, dans certains cas, le quart de la fortune de leurs victimes. Aussi les princes eux-mêmes finirent-ils par avoir honte de se servir de pareils instruments. À Venise, en Espagne pendant l’Inquisition, en France pendant la Terreur, on sait quel épouvantable usage les gouvernements faisaient de la délation, et comment les particuliers l’appelaient à leur secours pour se défaire de leurs ennemis.

Il est certain que, jouant un semblable rôle, les délateurs doivent être repoussés avec indignation. Mais ce n’est pas de ces délateurs qu’il s’agit, c’est de l’homme qui, sans haine personnelle, sans intérêt direct, sans passion, uniquement pour se rendre utile à la société menacée, signale un fait odieux ou livre un malfaiteur, soit en l’arrêtant de sa propre main, soit en indiquant son refuge.

Cet homme-là, ce dernier surtout, rend à l’État un service réel et il est juste de le payer, non seulement en raison de la valeur de son service, mais aussi parce qu’il se peut que, pour la tranquillité de tous, il risque son repos et sa vie.

Est-ce que calmer l’émotion publique, faire cesser les terreurs, mettre un terme à la lutte scandaleuse entre la police et l’assassin, lutte que le public suit avec une curiosité malsaine, qui le conduit parfois à applaudir inconsciemment aux ruses et à l’énergie du fugitif et à n’apprendre qu’avec une espèce de regret son arrestation ; est-ce que s’opposer à toutes ces choses ne vaut pas le sacrifice d’un préjugé par trop chevaleresque et quelques billets de mille francs ?

M. Kelly, comme Américain, comme préfet de police et comme jurisconsulte, était trois fois de cet avis. Il n’hésita donc pas à faire connaître au public, par des affiches et par la voie de la presse, qu’une prime de cent dollars serait accordée à tout individu qui fournirait un renseignement précis sur les circonstances particulières concernant le crime, et que celui qui arrêterait ou livrerait l’assassin toucherait mille dollars.

L’intelligent fonctionnaire se réservait de doubler ou de tripler cette prime s’il n’obtenait aucun résultat dans un bref délai.

Tout cela fait, convaincu qu’il avait, ainsi que Titus, bien employé sa journée, l’honorable chef de la police métropolitaine se mit gaiement à table et s’en fut ensuite à son club.

À la même heure Albert Moor et son aide arrivaient à la Morgue, munis de tous les engins nécessaires à leur travail.

L’administrateur de l’établissement les introduisit dans la salle d’autopsie, où, après, y avoir fait allumer le gaz par l’un de ses gardiens, car la nuit était venue, il les laissa seuls.

Selon l’ordre donné, la noyée avait été transportée de son lit de pierre d’exposition sur une des grandes tables de métal qui servent aux opérations médico-légales.

Sa tête était intacte et ses traits n’étaient presque pas altérés ; mais il existait, du haut de la poitrine au bas-ventre, une longue solution de continuité, horrible, à demi béante, car le chirurgien qui avait fouillé ce cadavre pour y découvrir les causes de la mort n’en avait rapproché qu’imparfaitement les chairs.

Çà et là elles s’affaissaient tachées de plaques noirâtres.

Les seins avaient cependant conservé une certaine fermeté ; les épaules semblaient de marbre et l’abondante chevelure de la morte dissimulait si complètement les ouvertures pratiquées dans la boîte osseuse du crâne, que toute cette partie supérieure du corps rappelait, d’une façon saisissante, les luxuriantes beautés de celle qui avait été miss Ada.

Les extrémités étaient restées parfaites de forme, ainsi que les bras et les jambes.

Après avoir examiné un instant son sujet avec une véritable curiosité d’artiste, Albert Moor prépara son travail.

Il glissa d’abord sous la tête un coussin afin qu’elle fût légèrement soulevée, releva les cheveux et les emprisonna dans une pièce d’étoffe, puis il lava la figure et tout le sommet du buste avec le soin qu’apportent à cette opération les peuples de l’extrême Orient.

Cela fini, à l’aide d’un gros pinceau de maître, il badigeonna ces mêmes parties du corps d’un liquide onctueux destiné à empêcher l’adhésion du plâtre, et il étendit, du sommet de la tête au menton, puis dans divers autres sens, des fils qui devaient lui permettre de diviser le moule, avant qu’il ne fût refroidi, en autant de parties qu’il le jugeait nécessaire pour la bonne exécution de son œuvre.

Pendant qu’Albert Moor se livrait à ces préparatifs, son aide gâchait, dans une grande sébile de bois, un plâtre fin comme de l’amidon.

Le statuaire en couvrit d’abord d’une couche légère le visage de la morte et toutes les parties qu’il voulait mouler, puis il épaissit cette première couche par des couches successives, sous lesquelles les formes de la noyée disparurent peu à peu.

Il en était là de son travail lorsqu’il entendit ouvrir doucement la porte de la salle d’autopsie.

Pensant que c’était l’administrateur de la Morgue que la curiosité ramenait auprès de lui, le mouleur, tout à son œuvre, ne se retourna même pas ; aussi ne put-il retenir un mouvement de surprise quand il aperçut, au-dessus de la tête de la morte, un visage qui lui était inconnu.

Comment cet étranger avait-il pu s’introduire dans ce triste lieu dont l’entrée était si rigoureusement interdite ?

Albert Moor eut immédiatement la clef de cette énigme, car le nouveau venu se nomma en saluant.

C’était William Dow !

Or, si le statuaire ne connaissait pas de vue le célèbre détective, il le connaissait parfaitement de nom, car dans une précédente affaire criminelle, il n’avait été question pendant plusieurs mois que de l’ex-docteur.

Grâce à lui, la police de New-York avait fini par mettre la main sur une bande de faux-monnayeurs qui, depuis plus de deux ans, puisaient impunément dans les coffres de l’Union.

Bien qu’il ne se rendit pas compte du motif de cette visite nocturne, l’opérateur répondit donc au salut de William Dow avec une expression de physionomie qui disait combien il était flatté de se trouver avec un homme pour lequel il professait une véritable admiration.

Tous deux, chacun en leur genre, étaient artistes.

– Monsieur, dit alors le détective, vous savez combien je suis curieux de tout ce qui touche de près ou de loin à la découverte d’un crime ; vous ne vous étonnerez donc pas de mon indiscrétion. Vous rendez en ce moment à la justice un grand service, et j’ai désiré voir par moi-même comment vous exécutez cette délicate opération.

Le mouleur s’empressa d’expliquer à son visiteur ce qu’il y avait déjà fait, et après s’être assuré que le plâtre était dans un état de cohésion suffisante, il saisit l’extrémité du fil qui était tendu le long du visage de la morte et, soulevant ce fil adroitement, coupa le masque en deux. Il fit de même à l’égard des autres fils disposés dans divers sens et dit :

– Maintenant, il me faut attendre que le plâtre soit pris suffisamment. J’enlèverai alors chacun de ces fragments qui, réunis, me donneront un moule dans lequel il ne me restera qu’à couler la matière dont je dois faire le buste. Si je veux avoir une chose plus finie, complètement bonne, je retoucherai ce buste à l’ébauchoir pour en corriger les imperfections, et m’en servirai pour obtenir un second moule, d’où il sortira une œuvre d’art à laquelle l’artiste n’aura plus qu’à donner le dernier coup de main.

– C’est fort ingénieux, monsieur, répondit William Dow ; mais, lorsque j’examine ce corps, je regrette vraiment que vous n’en ayez moulé que la partie supérieure. Ne trouvez-vous pas que cette femme est un des plus beaux modèles de statuaire qui se puisse rencontrer ?

– Ce corps est en effet admirable de forme et de proportions.

– Pourquoi n’en prenez-vous pas une empreinte entière ?

– M. Kelly ne m’en a demandé que la tête. En faire davantage serait un travail considérable et, de plus, très difficile, car le docteur O’Nell, qui a fait l’autopsie de cette malheureuse femme, en a laissé le corps ouvert. Après y avoir comblé les vides qui proviennent de l’enlèvement des viscères et causent l’affaissement des chairs, il faudrait donc en rapprocher les parties séparées afin d’avoir un modèle sans solutions de continuité. Voyez ?

En disant ce dernier mot, Albert Moor avait enlevé la pièce d’étoffe qui recouvrait le milieu du cadavre afin que William Dow pût juger lui-même de l’état des choses.

– C’est vrai, répondit le détective, en examinant, avec le sang-froid d’un praticien, cette morte entr’ouverte, mais il ne me paraît pas impossible de remédier à cet obstacle. J’ai quelques connaissances chirurgicales et je crois pouvoir remettre moi-même ce corps en état satisfaisant. Je vous demande cinq minutes, le temps de monter jusque chez le docteur de service à Bellevue-Hospital, pour y chercher les instruments nécessaires. Si vous jugez ensuite la chose possible, je vous prierai de faire pour mon propre compte – votre prix sera le mien – le moulage entier de cette femme. Je pense que, dans l’intérêt de l’art, ce sera là une œuvre utile.

– Je le crois comme vous, monsieur, répondit le statuaire, fort enchanté de trouver l’occasion de gagner une somme importante. Mon plâtre est suffisamment sec ; pendant votre absence je vais l’enlever. Nous pourrons ensuite recommencer sur le corps tout entier.

William Dow sortit.

Il était sans doute fort connu dans l’établissement, car quelques minutes après, il rentrait dans la salle d’autopsie en compagnie d’un infirmier qui portait tous les objets nécessaires à l’étrange opération qu’il voulait exécuter.

Albert Moor avait dégagé de son enveloppe de pierre la tête de la morte, dont le visage apparaissait de nouveau avec des teintes d’ivoire jauni. Le moulage avait parfaitement réussi.

Le détective se mit aussitôt au travail.

Après avoir comblé les cavités de l’estomac et de l’abdomen avec de l’étoupe imbibée d’une solution aromatique et de sublimé corrosif afin de retarder la décomposition, il rapprocha les lèvres béantes de l’épouvantable section par une suture tellement habile que le corps eut bientôt repris sa forme première.

Il agit de même à l’égard des autres solutions de continuité que le docteur O’Nell avait pratiquées à la gorge et au sommet du crâne, pour y trouver la preuve que la pauvre femme n’avait pas été asphyxiée par la submersion, et celle qu’elle n’avait pas succombé à une attaque d’apoplexie ; puis il ramena et disposa l’opulente chevelure de la morte avec un tel art que sa tête ne présentait plus la moindre trace d’autopsie.

C’était vraiment un spectacle émouvant et bizarre que celui dont cette petite pièce silencieuse était le théâtre au milieu du calme de la nuit.

– Est-ce bien comme cela ? demanda William Dow au statuaire, lorsqu’il eut terminé son horrible tâche.

– Parfaitement, monsieur, répondit Albert Moor.

Et, se remettant alors lui-même à l’œuvre, le mouleur prépara le corps de la noyée comme il en avait précédemment préparé la tête.

Le détective le suivait attentivement des yeux.

En moins d’une heure, tout fut achevé. Le cadavre avait disparu sous une épaisse couche de plâtre, que l’enlèvement des fils avait divisée en une vingtaine de fragments. Ont eût dit un bloc de neige.

– Dans la matinée, dit l’artiste, je viendrai relever mon moule ; nous pourrons ensuite en tirer le parti qui vous conviendra le mieux.

– Nous nous entendrons à ce sujet. En attendant, il ne me reste qu’à vous remercier et à vous complimenter de l’habileté avec laquelle vous avez exécuté ce travail difficile.

Pendant qu’ils échangeaient ces paroles, ils avaient fait leurs préparatifs de départ, mais Albert Moor ne voulut s’éloigner qu’après avoir recommandé au gardien de la Morgue de ne pas toucher et de ne laisser toucher par personne au moulage avant son retour.

Quant à William Dow, avant de sortir de la salle d’autopsie, il attacha longuement son regard intelligent sur cette masse inerte et murmura :

– Qui sait s’il ne sortira de là qu’une œuvre d’art, et si cette femme de pierre n’accusera pas elle-même un jour ?

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