VII SAUNDERS PERD À PEU PRÈS LA TÊTE, PENDANT QUE LE CAPITAINE YOUNG, LUI, PERD TOUT À FAIT SON TEMPS

Dès que le capitaine Young lui eut rapporté ce qui s’était passé à la Morgue, le premier soin de M. Kelly fut de faire dire au sheriff du district de le rejoindre au n° 17 de la 23erue Est, et il partit immédiatement pour ce même endroit en compagnie du détective.

Le chef de la police voulait voir les choses par lui-même et aussi profiter de l’occasion qui lui était offerte de visiter l’hôtel de cette Ada Ricard, dont il avait tant entendu parler.

Ces deux messieurs trouvèrent sur le seuil de la maison le sheriff Mortimer qui les attendait.

En quelques mots ils le mirent au courant de la situation, puis sonnèrent.

Mary, qui vint ouvrir de suite, ne put se défendre d’un mouvement de terreur à la vue de ces trois hommes d’aspect sévère qui lui étaient inconnus.

Le sheriff se nomma et les visiteurs entrèrent au rez-de-chaussée, dans un petit salon d’attente.

– Qui êtes-vous ? demanda alors le gros Kelly à la jeune fille, en se laissant tomber sur un siège.

– La femme de chambre de miss Ada Ricard, répondit Mary avec un certain calme.

– Eh bien ! miss Ada Ricard, votre maîtresse, est à la Morgue ; elle a été trouvée noyée dans la rivière, lui dit brusquement son interlocuteur.

– Miss Ada noyée ! s’écria la servante ; c’est impossible !

– Pourquoi impossible ? reprit Kelly ; vous saviez donc où elle était ?

– Non, pas au juste, mais je la croyais en voyage, car le lendemain de l’enlèvement de ma maîtresse, elle m’a écrit qu’elle serait absente un mois au moins, peut-être davantage.

– Elle est revenue plus vite, mais morte ! Vous dites qu’elle vous a écrit. Où est cette lettre ?

– Je l’ai remise à M. Saunders, qui est arrivé au moment où je venais de la recevoir.

– M. Saunders entretenait miss Ada ?

– Oui, monsieur.

– Votre maîtresse ne recevait pas d’autres personnes ?

– Jamais.

– Sortait-elle souvent ?

– Très rarement, au contraire, et je suis certaine qu’elle n’avait aucune relation en ville. Elle avait confiance en moi et me disait tout.

– Vous n’avez pas eu de ses nouvelles postérieurement à cette lettre dont vous parlez ?

– Non, monsieur, et j’étais fort tranquille. Miss Ada m’avait chargée de renvoyer les domestiques et de garder la maison en attendant son retour. Je ne puis croire encore qu’elle soit morte.

– Il faudra aller à la Morgue pour la reconnaître.

– Je suis à vos ordres.

– D’abord faites-nous voir la maison. Y êtes-vous seule ?

– Toute seule.

En disant ces mots, Mary fit passer les magistrats dans la salle à manger ; puis, pendant que le terrible Young visitait les cuisines placées au sous-sol, elle monta au premier avec Kelly et le sheriff.

– Eh ! eh ! c’est fort beau ici ; ce riche Saunders fait bien les choses, ne put s’empêcher de dire le sceptique Kelly en traversant les salons où nous avons conduit nos lecteurs dès le premier chapitre de ce récit. Continuons.

On passa dans la chambre à coucher.

C’était un délicieux nid tendu de satin bleu brodé de fleurs et d’oiseaux. Le lit était une merveille de richesse et de goût ; le parquet disparaissait sous un moelleux tapis d’Orient.

– C’est tout ? dit le chef de la police.

– Si ces messieurs veulent voir le cabinet de toilette et la salle de bain ? proposa la jeune fille.

– Parbleu ! répondit Kelly en adressant à Mortimer un sourire grivois.

Mary souleva une lourde portière et introduisit les deux magistrats dans une pièce voisine dont la vue arracha un aoh ! admiratif au grave sheriff lui-même.

Il était impossible d’ailleurs de rêver rien de plus coquet que cette chambre tout intime.

À l’imitation de la plupart des femmes de sa classe, Ada Ricard en avait fait un véritable boudoir. Les moindres ustensiles de toilette étaient des objets d’art, ainsi que les glaces de Venise et le petit lustre de Bohème qui tombait d’un plafond tendu d’une précieuse étoffe japonaise.

Quant à la salle de bain qui communiquait avec le cabinet de toilette, elle était marbre blanc et argent. Pour cette seule installation on avait dû dépenser une somme considérable.

C’est là que le capitaine Young rejoignit les deux fonctionnaires.

Après avoir fouillé le sous-sol, le chef des détectives avait visité l’étage supérieur, étage occupé par la lingerie et les chambres de domestiques, et il y avait constaté, ainsi que dans les cuisines, qu’il ne s’y trouvait personne et que tout y était en ordre.

L’hôtel, en effet, n’offrait en rien l’aspect d’une maison abandonnée. On eût dit une demeure dont la maîtresse allait revenir d’un instant à l’autre. Lorsqu’on savait que cette maîtresse était étendue sur les dalles glacées de la Morgue, cela vraiment faisait froid au cœur.

Mais Kelly ne péchait pas par la sensibilité. La vue de ces richesses n’avait éveillé en son esprit qu’une seule pensée : Qui devait hériter de tout cela ?

Cette pensée l’amena tout naturellement à dire à Mary :

– Les bijoux de votre maîtresse, où sont-ils ?

– Ceux que madame ne portait pas le jour de son départ, répondit la jeune femme, sont dans un petit coffre-fort scellé dans l’armoire de sa chambre à coucher. Miss Ada en avait sans doute la clef sur elle, car je ne l’ai pas trouvée en rangeant. C’est dans cette même caisse que doivent être ses bank-notes et son argent. Il n’y avait sur la table de toilette que cent vingt dollars en or. Je m’en suis servie en partie pour régler les comptes des domestiques. Le restant de cette somme est en haut dans ma chambre.

– Vous ne connaissez pas la famille de miss Ada ?

– Non, monsieur ; je sais que ma maîtresse a été mariée, mais j’ignore le nom de son mari, il habitait, je crois, Buffalo. Elle ne m’a jamais parlé d’aucun de ses parents.

– Il faudra cependant les trouver. Aujourd’hui, tout cela leur appartient.

– Oh ! ils se présenteront bien, si vraiment madame est morte.

– Vous n’en douterez plus dans un instant.

– Comment cela ?

– Eh ! parce que vous allez vous rendre à la Morgue pour reconnaître le corps. Le capitaine Young vous accompagnera et vous conduira ensuite chez le juge pour faire votre déclaration. Après vous reviendrez prendre vos effets et recevoir mes ordres.

– Bien, monsieur.

Très visiblement impressionnée, soit par le seul fait de la terrible nouvelle qu’elle venait d’apprendre, soit aussi en raison de la façon dont lui parlait ce gros homme rébarbatif, Mary monta dans sa chambre en compagnie du terrible Young qui ne disait pas un mot, mais la troublait en arrêtant sur elle des regards qu’il croyait scrutateurs et en grommelant des paroles sans suite.

Chez elle, la jeune fille mit précipitamment un chapeau et jeta un manteau sur ses épaules, puis elle rejoignit les magistrats dans le grand salon de premier étage.

M. Mortimer prenait des notes sur son carnet.

– D’abord, ordonna Kelly à la femme de chambre, fermez soigneusement tous les meubles et remettez-en les clefs à monsieur le sheriff.

Toujours accompagnée du colossal détective, Mary parcourut de nouveau, du sous-sol aux combles, cette maison silencieuse et, un instant après, elle revint et tendit un trousseau de clefs à Mortimer.

– Maintenant, dit le chef de la police, nous pouvons partir.

Ils descendirent tous quatre et, une fois dans la rue, le sheriff ferma à double tour les portes de l’hôtel ; puis, après avoir appelé un policeman qui passait de l’autre côté du trottoir et lui avoir commandé de surveiller la maison, il s’éloigna avec Kelly.

Quant au capitaine Young, après avoir arrêté une voiture au passage il y était monté avec la femme de chambre, en criant au cocher de sa voix de stentor :

– À la Morgue centrale, Bellevue-Hospital.

Un quart d’heure après ils étaient arrivés.

La nuit commençait à tomber ; il régnait une certaine obscurité dans la salle d’exposition lorsque Mary y pénétra avec Young et le greffier.

À la vue de ce cadavre qu’on lui affirmait être celui de sa maîtresse, la jeune fille, déjà fort émue, se mit à trembler. Le détective dut la soutenir.

– Voyons, lui dit-il avec rudesse, approchez et regardez.

– Mais, monsieur, je n’y vois pas, murmura-t-elle.

Le directeur de la Morgue avait prévu le cas. Il fit un signe à un de ses gardiens qui s’était muni d’un fanal.

Cet homme en projeta les rayons sur le visage de la noyée.

Cette tête de morte qui se détachait en pleine lumière, tandis que le corps restait à peu près dans l’ombre, était horrible à voir, non pas qu’elle fût défigurée, mais en raison des conditions d’optique dans lesquelles elle apparaissait.

Mary, que le capitaine, en la tenant toujours par le bras, avait conduite jusqu’à toucher le cadavre, jeta un cri d’épouvante.

– Allons, lui dit son impitoyable guide, finissons-en. C’est bien là votre maîtresse, n’est-ce pas ?

La jeune fille, s’armant de courage, se décida à fixer la noyée, et elle répondit aussitôt :

– Non, non, cette femme n’est pas miss Ada !

– Comment ! s’écrièrent ensemble le greffier et Young, avec un accent de stupéfaction impossible à rendre, ce n’est pas miss Ada ! Son ancien cocher Fowl l’a reconnue immédiatement.

– Moi, je ne la reconnais pas, reprit Mary avec une certaine assurance. Cette femme lui ressemble beaucoup, mais je ne crois pas que ce soit elle. Du moins, je ne pourrais pas l’affirmer. Cependant, c’est étrange ! Et puis, j’ai peur, messieurs, laissez-moi sortir d’ici !

– Il faut nous faire une réponse positive, dit le capitaine. Faites un effort, que diable ! Examinez bien !

– Je ne peux pas, ma pensée, mes yeux se troublent, la tête me tourne, emmenez-moi, balbutia la jeune fille en détournant la tête.

En disant ces mots, elle était en effet devenue fort pâle. Sans l’aide du détective elle serait tombée à terre.

Comprenant qu’ils n’en tireraient pas davantage, pour le moment du moins, ceux qui l’accompagnaient la conduisirent dans le greffe.

Là, Mary redevint plus calme et, quelques instants après, elle put remonter en voiture avec le capitaine Young.

Celui-ci se fit mener chez le sheriff.

La femme de chambre, qui avait retrouvé tout son sang-froid, déclara à ce magistrat qu’elle n’avait pas positivement reconnu sa maîtresse dans la noyée, mais que son émotion, il est vrai, ne lui avait point permis de regarder avec une attention suffisante.

M. Mortimer lui fit signer un procès-verbal dans ce sens, et ils retournèrent ensuite à l’hôtel de la pauvre Ada, d’où la jeune fille emporta ses effets personnels.

En attendant que, d’accord avec le coroner, le digne sheriff eût nommé un gardien de la maison, gardien auquel Mary serait adjointe afin de reconnaître les personnes qui pourraient se présenter, il avait été décidé qu’elle demeurerait dans un hôtel du voisinage, où elle se tiendrait à la disposition de la justice.

Ces formalités accomplies et Mary casée à Washington-hotel, M. Mortimer courut chez le chef de la police pour lui raconter comment les choses s’étaient passées à la Morgue.

– Oh ! oh ! dit le gros Kelly, l’affaire se complique ! Cette sotte fille a eu peur sans doute, mais nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. J’ai donné l’ordre de faire comparaître à la Morgue, demain à la première heure, tous les anciens domestiques d’Ada Ricard.

Cette mesure, qui nécessiterait chez nous des recherches longues et difficiles, était à New-York d’une exécution simple et rapide, en raison du moyen fort intelligent qu’emploie la police américaine pour avoir toujours sous la main la presque totalité des gens de maison.

Tout domestique, à quelque catégorie qu’il appartienne, touche un dollar lorsqu’il vient déclarer chez le coroner de son quartier qu’il entre dans telle ou telle place, et on lui remet également un dollar quand il change de condition et donne l’adresse de la nouvelle maison où il prend du service.

Dans des circonstances identiques à celles que faisait naître la mort violente d’Ada Ricard, la police et le magistrat chargé des poursuites savent ainsi où trouver immédiatement des gens dont les renseignements et les explications peuvent avoir leur importance.

M. Kelly était donc à peu près certain que la plupart des anciens serviteurs de la morte viendraient le lendemain à Bellevue-Hospital, et comme le docteur O’Nell lui avait fait savoir que, sous l’influence du grand air et du milieu où il était exposé, le cadavre pourrait se décomposer rapidement, il avait donné rendez-vous à la Morgue à Albert Moor, l’habile mouleur du musée anatomique de l’École de médecine.

Quant au malheureux Saunders, que nous avons quitté à la fin du chapitre précédent, au moment où il partait de l’hôpital en compagnie de William Dow, il était rentré chez lui dans un état complet d’hébétement.

Son médecin, qu’on avait fait appeler immédiatement, craignait une congestion cérébrale. Il lui avait défendu de recevoir qui que ce fût.

Malgré cet ordre, vers huit heures, un homme viola la consigne et pénétra jusqu’à la chambre à coucher où l’infortuné fabricant de biscuits, affaissé dans un fauteuil, la lèvre pendante et les yeux injectés, murmurait en attachant ses regards sur un portrait de la noyée :

– Poor Ada, poor Ada ! Pourquoi ne me suis-je pas jeté à l’eau pour te sauver !

Cet homme était Robertson junior.

Saunders le reconnut à peine, mais son visiteur ne lui dit pas moins, en s’efforçant de se faire comprendre :

– C’est un grand malheur, cher monsieur, et il faut en prendre votre parti. Mais, vous le savez, les communications que nous faisons à nos clients sont absolument confidentielles et les démarches que nous tentons dans leur intérêt doivent rester secrètes. Je n’ai donc pas l’honneur de vous connaître, je n’ai jamais eu le plaisir de vous voir, ni de faire, où que ce soit, la plus petite promenade avec vous. Que la police cherche, trouve ou ne trouve pas, c’est son affaire et non pas la nôtre !

– Ah ! oui, Staten-Island, là-bas, la nuit ! bégaya Saunders.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit tranquillement le jeune chef de la maison Robertson brothers and C°.

Le gros homme leva sur son interlocuteur un œil idiot, fit visiblement un effort de volonté pour lui répondre ; mais il laissa bientôt retomber sa lourde tête entre ses mains en répétant :

– Poor Ada ! poor Ada !

M. Robertson junior haussa les épaules et sortit. Ses lèvres esquissaient un sourire de satisfaction. Dans sa pensée, l’ex-protecteur de la noyée n’avait plus pour vingt-quatre heures de raison dans le cerveau.

Pendant ce temps-là, l’intrépide Young semait ses agents tout le long des quais et fouillait les innombrables bouges échelonnés depuis Shakespeare’s tavern jusqu’à Harlem, mais vainement, sans trouver nul indice, sans recueillir aucun renseignement utile.

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