X LE SERMENT DE WILLIAM DOW

Afin de calmer l’opinion publique, en partie du moins, en lui donnant une des deux satisfactions qu’elle réclamait, le ministre de la justice invita la haute cour criminelle à presser la révision du procès de James Gobson, qui était devenu un homme tout à fait important. Tous les journaux illustrés avaient publié son portrait ; sa photographie ornait la vitrine de tous les libraires.

Lorsque la première instruction s’était faite, MM. Mortimer et Davis avaient bien recueilli certains bruits concernant le rôle que le colonel Forster avait dû jouer dans l’enlèvement d’Ada Ricard, mais ils s’en étaient peu préoccupés, d’abord parce que rien ne leur avait démontré que ce bruit eût une base sérieuse, ensuite parce que l’officier était un homme trop considérable pour qu’il fût possible de le compromettre sur de simples soupçons.

Plus tard, lorsque le cadavre avait été découvert, le docteur O’Nell avait assigné à la mort de la victime une date postérieure au départ du yacht, qui pour tout le monde, en effet, s’était éloigné le lendemain même du bal donné au n° 17 de la 23erue.

Puis étaient venues l’arrestation de Gobson et la démonstration de sa culpabilité, et les magistrats s’étaient applaudis de la perspicacité dont ils avaient fait preuve, en ne prononçant pas le nom du colonel Forster, que, seuls, quelques ennemis politiques auraient été enchantés de voir figurer dans cette scandaleuse et dramatique affaire.

Mais, après ce qui s’était passé et le retour de miss Ada, retour qui n’avait précédé que de quelques jours la rentrée du Gleam sur la rade de New-York, la complicité du galant officier dans l’enlèvement de la jolie New-Yorkaise n’était plus douteux.

Or, bien que ni la justice ni la police n’eussent rien à voir dans cet acte, puisque miss Ada ne se plaignait pas, MM. Mortimer et Davis jugèrent qu’ils ne pouvaient faire autrement que d’interroger le colonel, afin d’obtenir de lui une déclaration de nature à éclairer les magistrats chargés de la révision du procès, à propos de l’emploi du temps de celle dont l’absence avait causé cette fâcheuse erreur judiciaire.

Ce qu’il pourrait arriver de pire, c’est que le colonel Forster refusât de rien dire, et nulle loi alors ne saurait l’y contraindre, car ce qu’il avait fait n’était passible d’aucune peine et appartenait essentiellement à la vie privée.

Dans ce cas, il faudrait bien se passer de lui. Sur Ada Ricard, on ne pouvait compter. Interrogée déjà deux fois, elle avait répondu :

– Je ne puis vous faire connaître l’emploi de mon temps sans compromettre quelqu’un à qui j’ai promis le silence. Si cette personne me dégage de mon serment, je parlerai, bien que je ne voie pas en quoi cela intéresse la justice. Je ne suis pas morte, me voilà : il me semble que c’est le point essentiel.

MM. Mortimer et Davis savaient si bien que la jeune femme était dans le vrai qu’ils usèrent de tous les ménagements avant de demander quelques renseignements à M. Forster ; mais, à leur grande joie, dès leurs premières ouvertures à ce sujet, l’officier leur dit :

– Vous comprenez, messieurs, que je tiens beaucoup à ne figurer à aucun titre dans ces débats auxquels je suis absolument étranger, sauf par le fait seul de l’erreur commise ; cependant, comme je suis d’avis que nul ne doit refuser son aide à la justice de son pays, je suis prêt à tout vous dire, pourvu que vous preniez l’engagement d’honneur de ne pas prononcer mon nom, de ne livrer ni moi ni l’aventure elle-même à la publicité.

Le sheriff et le coroner s’empressèrent de promettre tout ce que désirait le colonel, et le lendemain de cette convention, M. Forster se rendit chez M. Douglas, le président de la cour criminelle.

Il y trouva MM. Kelly, Mortimer et Davis, et lorsque ces magistrats l’eurent remercié de sa bonne volonté à se mettre à leur disposition, lorsqu’ils se furent aussi engagés de nouveau à la plus entière discrétion, on introduisit miss Ada Ricard, qui avait été invitée à se trouver à ce rendez-vous.

L’élégant officier s’empressa de tendre la main à la jeune femme ; elle répondit à cette étreinte avec un charmant sourire, qui prouvait assez que les amoureux s’étaient quittés dans les meilleurs termes, et le colonel Forster fit alors d’un ton rempli de franchise le récit suivant :

– Fort épris de miss Ada et toujours repoussé, j’étais résolu à user de ruse, du moins dans la mesure permise à un galant homme, lorsqu’un individu que je ne connaissais pas et que quelques amis indiscrets sans doute avaient mis au courant de mes intentions, vint me proposer d’enlever madame. J’acceptai, pourvu qu’il ne lui fût fait aucune violence. Vous savez comment l’enlèvement a eu lieu. Miss Ada, elle me permet de lui dire avec reconnaissance, ne se défendit pas. Je l’attendais à Williams-Burgh ; nous nous embarquâmes sur mon yacht le Gleam, et après une station de vingt-quatre heures à Staten-Island, où j’ai une maison de campagne, nous prîmes la mer. Quinze jours plus tard, après nous être arrêtés çà et là le long de la côte, nous étions à la Havane, puis le Gleam fit route vers les Açores. Enfin, je gardai ma prisonnière à mon bord pendant plus de deux mois, qui me parurent bien courts, et il y a une dizaine de jours, mon yacht mouilla devant Baltimore, où miss Ada et moi nous nous séparâmes. Vous comprenez, messieurs, que je n’ai pas eu l’indiscrétion de lui demander ce qu’elle a fait depuis qu’elle est débarquée.

– Vous êtes le plus galant homme que je connaisse, colonel, fit vivement la jeune femme en offrant sa petite main à Forster.

– Et nous, monsieur, nous vous remercions sincèrement, dit M. Douglas. Ainsi que la promesse vous en a été faite, votre nom ne sera pas prononcé. La disparition de madame qui coïncidait d’une façon si fatale avec le crime qui nous préoccupe, et cette ressemblance si extraordinaire entre elle et la victime, tout cela explique la regrettable erreur dont nous poursuivons la réparation.

La réunion se termina sur ces mots ; et après avoir dit adieu à miss Ada d’un geste amical, le colonel se retira d’un côté pendant que la jeune femme s’éloignait de l’autre.

Moins de quinze jours plus tard, la cour criminelle se réunit pour la revision du procès de James Gobson, qui demeurait, ainsi qu’il l’avait dit à M. Mortimer, à l’hôtel des États-Unis, mais qui voyait presque tous les jours celle qui avait porté son nom.

On eût dit que les événements si graves au milieu desquels s’étaient retrouvés les deux époux divorcés avaient amoindri leurs anciens griefs, qu’ils s’étaient pardonné leurs torts mutuels, et que la femme oubliait les brutalités du mari comme le mari oubliait les infidélités de la femme.

On savait que cette dernière devait comparaître devant la justice pour défendre James contre les soupçons qui avaient amené son arrestation, puis sa condamnation, et cette perspective donnait aux nouveaux débats un attrait doublement piquant.

Aussi, le jour de l’audience, la salle de la cour fut-elle promptement envahie.

À l’entrée de James Gobson, qui dut prendre place, ainsi que le voulait la loi, sur le banc des accusés, une salve d’applaudissements retentit, et lorsque miss Ada Ricard parut au bras de l’avocat Macready, la foule leur fit à tous deux une véritable ovation.

Cependant la cour entra en séance et l’avocat de l’État exposa la cause, en expliquant avec une grande clarté et une parfaite loyauté comment la justice avait été conduite à une erreur qui, heureusement, était réparable. Il termina en demandant au jury de rendre un verdict négatif et à la cour d’acquitter, et de réhabiliter l’homme si injustement condamné.

Les choses auraient pu finir ainsi, mais cela n’eût pas fait le compte de l’avocat Macready. L’occasion était trop belle pour critiquer la police, l’instruction criminelle, la loi et la justice.

Pour le défenseur de James Gobson, ce procès pouvait être le point de départ de sa carrière politique. Il s’agissait donc d’en profiter.

D’abord, ainsi que cela avait été convenu, la jeune femme se leva et prononça, d’une voix suffisamment émue, les paroles suivantes :

– Messieurs, je regrette vivement que la justice soit allée chercher dans mon existence conjugale avec M. Gobson des griefs de nature à éveiller ses soupçons. Si, pour des motifs que je n’ai point à rappeler, j’ai dû demander le divorce, je dois protester contre le caractère que les besoins de l’instruction ont donné à celui dont j’ai été la femme. M. Gobson n’a jamais cessé d’être un honnête homme et il eût été facile, en s’adressant à ceux qui l’ont connu autrefois, d’acquérir la conviction qu’il ne pouvait être devenu un voleur ou un assassin. Pour ma part, en attendant la juste réparation à laquelle il a droit, je lui demande pardon d’avoir été la cause involontaire du malheur qui l’a frappé.

On pense aisément avec quels bravos l’auditoire accueillit ce petit discours. M. Macready lui laissa le temps de se calmer, puis il prit à son tour la parole.

Nous ne dirons pas ce plaidoyer ; il fut écrasant pour MM. Mortimer et Davis, et surtout pour le chef de la police.

M. Kelly était un ennemi politique ; le défenseur fut impitoyable. Il le signala aux électeurs comme indigne d’être réélu, et il termina en disant, ce qui était d’ailleurs absolument exact au point de vue de la loi, que les magistrats qui avaient failli faire pendre un innocent devaient s’estimer fort heureux que James Gobson ne leur demandât pas d’énormes dommages-intérêts.

Cette terrible mercuriale n’eut pas moins de succès que les quelques mots de miss Ada, et moins d’un quart d’heure après, le jury s’étant prononcé négativement à l’unanimité, la cour acquittait et réhabilitait James Gobson.

Bien qu’attendu, cet arrêt excita un véritable enthousiasme qui devint du délire, lorsqu’on vit la jeune femme se diriger, le sourire aux lèvres, vers son ancien mari et lui tendre amicalement la main.

Parmi les assistants se trouvaient William Dow et le capitaine Young, dissimulés derrière les curieux privilégiés qui avaient trouvé place sur l’estrade de la cour.

– Eh bien ! monsieur Dow, dit le chef des détectives à son ami, dès que tout fut terminé, voilà qui est fait ; j’en suis enchanté. Cette affaire-là me pesait, à moi aussi, un peu sur la conscience.

– Mon cher Young, répondit William en désignant de la main James Gobson et miss Ada qui s’éloignaient par la porte des magistrats afin d’éviter la foule, je crois que ces deux gaillards-là viennent tout simplement de se moquer de la justice.

– Que voulez-vous dire ?

– Rien que vous puissiez comprendre en ce moment.

Et le détective officieux, sans ajouter un mot, se sépara du capitaine, qui se permit de lever irrévérencieusement les épaules.

Il était évident que, par le fait de l’erreur judiciaire qu’il avait provoquée, notre mystérieux personnage ne semblait plus que fort peu digne d’admiration au terrible Young.

Mais celui qui en voulait le plus à William Dow, c’était le gros Kelly. Aussi le reçut-il assez froidement lorsque, huit jours plus tard, il se présenta à son bureau.

– Vous aurez beau vous excuser, lui dit-il d’un ton bourru, et me donner les meilleures explications, il n’en est pas moins vrai que, politiquement, je suis un homme perdu. Si encore nous pouvions arriver à l’identité de cette noyée et à la découverte de son assassin, je me rattraperais ; mais rien, rien ! Cet imbécile de Young arrête tous les soirs une vingtaine d’ivrognes et autant de pickpockets en guise de dédommagement. C’est à en perdre la tête ! Je n’ai plus qu’à donner ma démission.

– Gardez-vous-en bien, cher monsieur Kelly, dit notre héros, après avoir laissé le chef de la police exhaler toute sa bile. Vous savez que Gobson et Ada Ricard ont quitté New-York ce matin.

– Que Satan les emporte et qu’ils aillent se faire pendre ailleurs !

– Pour quelle époque sont les élections ?

– Dans quatre mois, by God ! dans quatre mois !

– Pouvez-vous donner un congé de quinze jours au capitaine Young ?

– Parbleu oui. Pour ce qu’il fait de bon à New-York ! Où l’envoyez-vous ?

– Je ne l’envoie nulle part, je l’emmène !

– Où cela ?

– Ah ! c’est mon secret !

– Si vous en aviez un pour me rendre mes électeurs !

– Par combien de voix avez-vous été nommé ?

– Par 45,000 !

– Eh bien ! mon cher monsieur Kelly, dans quatre mois, vous aurez dix mille suffrages de plus. C’est moi qui vous le promets. J’en suis à ce point certain que je vous en fais le serment.

– Par saint Georges ! dites-moi, au moins…

– Rien, si vous me le permettez. Faites donner à Young son congé et comptez sur moi. Tout ce que je vous demande, ce sont des lettres de recommandation très pressantes pour vos collègues de Boston, de Buffalo, de Jefferson et de San Francisco.

– Ce soir même ces lettres seront chez vous.

William Dow s’était levé. Le chef de la police voulut le reconduire jusqu’à la porte de son cabinet.

– C’est que ce diable d’homme est capable de le faire comme il le dit, murmura ensuite Kelly en reprenant possession de son fauteuil. Seulement, pourquoi emmène-t-il le capitaine, qui n’est bon à rien ? Après tout, je m’en soucie peu. Qu’il tienne sa promesse, que dans quatre mois je batte une seconde fois ce Robertson de malheur, et je ne lui demanderai rien de plus, pas même ce qu’est devenu cette brute de Young, s’il ne l’a pas ramené avec lui.

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