IV OÙ L’HONORABLE WILLIE SAUNDERS DEVIENT TOUT À FAIT ENRAGÉ

Deux heures plus tard, lorsqu’il arriva au lieu du rendez-vous, serrant convulsivement contre sa poitrine l’énorme revolver à six coups qu’il avait caché dans la poche de son paletot, le fabricant de biscuits aperçut M. Robertson junior qui l’attendait.

– Vous voyez, lui dit-il, qu’avec la maison Robertson brothers and C° il suffit d’émettre un désir.

– Et un chèque, aurait pu répondre Willie Saunders.

Mais, sans dire un mot, il s’était dirigé vers le petit steamer que lui montrait le jeune homme et qui était sous vapeur, bord à quai.

C’était un léger bateau à hélice, fin de l’avant, élégant de forme, qui devait fournir aisément ses douze milles à l’heure.

– Le Fire-Fly était justement armé et libre, reprit l’agent en rejoignant le pauvre amoureux de miss Ada. Son propriétaire s’est montré exigeant, mais je n’ai pas hésité.

– Embarquons alors, embarquons, dit le gros Saunders, qui avait toutes les allures d’un mouton enragé.

– Embarquons, répéta M. Robertson junior.

Et, montrant le chemin à sa victime, il franchit tranquillement la passerelle, dont le plancher gémit sous le poids infiniment plus considérable de l’énorme Yankee.

Le Fire-Fly démarra aussitôt. Deux minutes plus tard, il filait en grande rade pour aller doubler la pointe de Brooklyn.

– Trois heures, dit l’agent du fastueux client, après avoir consulté un superbe chronomètre que retenait à son gilet une solide chaîne de sûreté, précaution qui prouvait l’esprit pratique de M. Robertson junior ; la nuit sera tombée avant que nous n’arrivions à Staten-Island.

– Tant mieux, répondit Saunders ; nous pourrons mouiller plus près du Gleam sans être reconnus ! Ce sera bien le diable si, dans la soirée ou pendant la nuit, la coquine ne trahit pas sa présence à bord du bateau de son amant ! Alors, demain matin, je vous le jure, il faudra bien que ce colonel de malheur échange avec moi quelques coups de revolver…, ou je le tuerai comme un chien, et elle après !

– Oh ! oh ! cher monsieur, n’allez pas vous livrer à quelque acte de violence, en ma présence du moins ; je ne tiendrais pas à être accusé de complicité en semblable affaire. Voyons, un peu de calme ! D’abord, si vous m’en croyez, soyez moins expansif et ne racontez pas ainsi vos affaires tout haut. Il est inutile que les hommes de l’équipage sachent les causes de ce petit voyage.

– Oui, vous avez raison ; mais c’est que vraiment je suis hors de moi ! Avoir été joué de cette façon !

C’est en se promenant sur le pont du Fire-Fly que ces messieurs échangeaient ainsi leurs pensées. Ils y restèrent jusqu’au moment où le maître d’hôtel vint les avertir que le dîner était servi.

Le premier mouvement de Saunders fut de refuser de descendre dans la salle à manger, mais Robertson junior trouva des paroles si concluantes pour lui prouver que la diète était chose également nuisible à l’esprit et à la matière, que l’infortuné négociant finit par se mettre à table et manger de fort bon appétit.

Le dîner venait à peine de finir, lorsque le capitaine du steamer avertit ses passagers qu’on arrivait à Staten-Island et que le Gleam était sur rade.

Le gros New-Yorkais ne fit qu’un bond de la salle sur le pont.

La nuit était venue ; l’état de l’atmosphère annonçait qu’elle allait être sombre et orageuse.

Néanmoins, on y voyait encore assez pour distinguer et reconnaître le yacht du colonel Forster. Il était à l’ancre, tout près du rivage.

Après avoir pris le temps de s’envelopper dans son pardessus ; froid, compassé, méthodique comme d’ordinaire, M. Robertson junior avait, le cigare aux lèvres, rejoint l’irascible Saunders.

– Si nous abordions carrément le Gleam ? lui proposa ce dernier.

– Y pensez-vous, cher monsieur, lui répondit l’agent. D’abord, je crois que notre capitaine s’y refuserait, le code maritime ayant prévu ce genre de collision de la part d’un bâtiment en marche contre un navire au mouillage ; de plus, à quoi cela vous avancerait-il ? Vous ne voulez pas, je suppose, reconquérir miss Ada Ricard à l’abordage ?

– Je veux la voir !

– Patience ! D’ailleurs, je ne pense pas qu’elle soit à bord en ce moment. Vous remarquerez que la claire-voie de la grande cabine ne laisse passer aucune lumière. Je ne serais pas surpris que le colonel Forster fût en ce moment à sa maison de campagne. Il a une villa à Staten-Island, là-bas, à cent pas de la côte.

– Il faut nous en assurer.

– C’est pour cela que nous allons mouiller ici.

Sans consulter davantage son malheureux client, M. Robertson junior courut donner ses instructions au commandant du Fire-Fly qui se tenait à l’arrière, auprès de l’homme de barre.

Deux minutes s’étaient à peine écoulées que la chaîne filait par les écubiers et que l’ancre du yacht mordait le fond de la baie.

Il n’était guère qu’à une demi-encâblure, c’est-à-dire une centaine de mètres, du Gleam.

– Ainsi vous croyez que le colonel Forster n’est pas à son bord ? demanda Saunders à l’agent, une fois la manœuvre terminée.

– J’en suis certain, répondit celui-ci. Si votre rival était sur le Gleam, il n’y régnerait pas un pareil silence, car il se serait inquiété de notre arrivée et de notre mouillage aussi près de lui.

– Une idée, cher monsieur.

– Laquelle ?

– Vous savez où se trouve la villa du colonel ?

– Parfaitement. S’il ne faisait pas une brume aussi épaisse, nous en apercevrions d’ici les fenêtres éclairées.

– Que penseriez-vous alors d’une petite promenade à terre ? Si Forster est chez lui, il me sera bien plus facile de le joindre là qu’à son bord.

– Cela est certain, mais vous remarquerez que la nuit est fort noire et la mer assez dure.

– Si vous avez peur, j’irai seul.

– Les chefs de la maison Robertson and C° n’ont peur de rien, ni de personne, monsieur Saunders ; je vais faire armer une embarcation et ne vous quitterai pas.

Et donnant aussitôt les ordres nécessaires, le jeune homme précéda le gros Yankee sur l’échelle, au pied de laquelle un canot accosta presque instantanément.

C’était une gracieuse et solide baleinière avec laquelle on aurait pu braver les plus mauvais temps.

Quatre vigoureux matelots la montaient.

Robertson junior et Saunders se placèrent à l’arrière, et ce dernier, qui avait été marin dans sa jeunesse, s’empara de la barre, en commandant aux hommes de pousser au large.

L’embarcation se mit en marche, le cap sur la terre.

L’agent, se guidant sur les feux de l’île, indiquait la route à son compagnon, mais le brouillard devint bientôt si épais qu’au moment d’entrer dans la passe qui conduit au port, les nageurs durent lever les avirons.

– Écoutez, dit tout à coup Saunders, en se penchant au ras de l’eau pour chercher à percer la brume.

Robertson prêta l’oreille.

On entendait distinctement, venant de terre, le bruit régulier des rames d’un canot vigoureusement lancé.

– Ah ! dit l’agent, voilà des gaillards qui connaissent leur route mieux que nous ne connaissons la nôtre.

L’embarcation, en effet, se rapprochait rapidement.

Soudain un éclat de rire métallique, argentin, répercuté par les ondes sonores, fit bondir le gros Saunders.

– C’est elle, la coquine ! grondait-il. Nagez, mes garçons, nagez ! Arrivons avant eux à l’entrée de la passe. Cent dollars pour vous si nous y donnons les premiers.

Stimulés par cette promesse, les matelots du Fire-Fly se courbèrent sur leurs avirons et la baleinière partit comme une flèche.

Mais le canot du colonel Forster, car c’était bien lui qui retournait à son bord, était moins éloigné que ne le pensait le fabricant de biscuits. Noyé dans le banc de brume, il ne le vit pas venir, ou plutôt peut-être ne voulut-il pas le voir, et avant que l’agent ait pu l’éviter par un coup de barre, une épouvantable collision se produisit entre les deux embarcations.

Le choc fut si rude pour la baleinière, qui avait été prise par le travers à l’avant, qu’elle pivota sur elle-même pour aller faire tête sur la rive, dont quelques mètres seulement la séparaient et où la mer déferlait avec violence.

Quant à la yole, rejetée de l’autre côté de la passe, sa situation devait être plus grave encore.

Au même instant, comme pour le prouver, un cri terrible se fit entendre, cri de femme dont le timbre glaça d’effroi l’énorme Saunders, qui, renversé de son banc, couvert d’eau et d’écume, avait été jeté sur le sable.

Puis il lui sembla qu’un second cri, étouffé comme un sanglot, succédait au premier. Alors, l’œil hagard, les cheveux hérissés, il voulut s’élancer au milieu des flots.

Robertson l’arrêta au passage.

– Mais c’est elle, c’est elle ! Je veux au moins tenter de la sauver ! s’écria-t-il en s’efforçant de se dégager.

– Êtes-vous fou ! répondit le jeune homme en le maintenant solidement. S’il est arrivé un malheur, est-ce que vous savez dans quelle direction ! Si miss Ada n’a pas été sauvée par ceux qui l’accompagnaient, il est trop tard, car le courant porte au large.

L’agent disait vrai, le brouillard était devenu tellement opaque qu’on ne distinguait rien à deux pas de distance. De plus, sous l’influence de la marée descendante, la mer était si dure à cet endroit de la passe que le meilleur nageur n’aurait pu y lutter un seul instant contre le courant et les vagues.

Désespéré de son impuissance, épouvanté des conséquences de son acte de colère, l’infortuné Yankee s’était affaissé sur le sol.

Là, oppressé, haletant, il prêtait attentivement l’oreille aux bruits du large, dans l’espoir d’y saisir quelque indice de nature à le rassurer. Mais rien de semblable ne lui parvenait. Il n’entendait que le murmure des lames sur le rivage. Le banc de brume s’étendait autour de lui comme un linceul ; il régnait un silence de mort sur la baie entière.

Pendant ce temps-là, les matelots du Fire-Fly, heureux d’en être quittes pour un demi-bain froid, étanchaient la voie d’eau que le choc avait ouverte dans les flancs de la baleinière et la remettaient à flot.

Ils y parvinrent après une heure de travail. Saunders s’imagina qu’il s’était passé tout un siècle, lorsque Robertson, le tirant de son affaissement, lui dit d’embarquer.

Le brouillard s’était un peu levé et on apercevait au large, comme une nébuleuse dans le ciel gris, le feu de position du Fire-Fly.

Transporté si brusquement de sa vie paisible dans le plus affreux drame, le malheureux industriel obéit et gagna le canot en trébuchant.

Une fois embarqué, il tomba lourdement sur le caisson de l’arrière, mais il se garda bien de saisir de nouveau la barre. Se rappelant avec horreur l’usage qu’il en avait fait une heure auparavant, il craignait qu’elle ne lui brûlât les mains.

– God’s blood ! s’écria tout à coup M. Robertson junior, le Gleam a filé !

Tiré de son accablement par ces quelques mots, Saunders fouilla la baie de ses regards affolés.

Le Fire-Fly seul s’y balançait au mouillage.

– Voilà une vilaine excursion et une triste affaire, dit l’agent à son compagnon.

– Horrible ! cher monsieur, horrible ! répéta ce dernier d’une voix étranglée.

– Évidemment, il est arrivé un malheur et le colonel Forster, afin de ne pas être compromis, car il ne pouvait supposer que nous fussions là pour lui, a pris le large, sans quoi il serait resté en rade. En tout cas, comment connaître la vérité ?

– Oui, comment ?

Puis saisi d’une inspiration subite, Saunders poursuivit en s’adressant aux matelots :

– Mes garçons, il y a cent dollars pour chacun de vous si vous ne dites pas un mot de ce qui vient de se passer.

– C’est entendu, bourgeois, répondirent en chœur les marins qui, du reste, ne connaissaient pas les causes de la présence de ce gros passager à bord du steamer et n’avaient vu, dans la rencontre des deux embarcations, qu’un de ces accidents de mer dont ils étaient presque quotidiennement acteurs ou témoins. Ils ne se doutaient qu’il y eût une femme en jeu et peut-être noyée avec ses autres compagnons que par les exclamations mêmes de Saunders.

Dix minutes plus tard, la baleinière accostait le Fire-Fly et Robertson y apprenait que le Gleam avait levé l’ancre depuis une demi-heure à peu près.

La brume n’avait pas permis de voir de quel côté il s’était dirigé.

Toutefois, retenu par l’espérance d’apercevoir son rival au point du jour, Saunders ne voulut pas quitter la rade ; mais le lendemain le steamer fit vainement le tour de Staten-Island ; le Gleam avait bien disparu tout à fait.

Il n’y avait plus qu’un parti à prendre : rentrer à New-York et garder le plus profond silence sur cette épouvantable scène, où le fabricant de biscuits avait joué un rôle si compromettant.

L’infortuné Yankee le comprit ; il fit remettre à chacun des hommes de la baleinière les cent dollars promis, et le cœur bourrelé de remords, il se blottit dans sa cabine, pour n’en sortir que lorsque Robertson vint l’avertir que le Fire-Fly était amarré de nouveau au quai de la Batterie.

La nuit lui permit de débarquer et de gagner son hôtel sans être reconnu, mais lorsqu’il arriva dans son appartement, ce fut pour s’y enfermer, comme s’il avait déjà à ses trousses tous les agents de M. Kelly, et pour y tomber dans une prostration véritablement inquiétante.

Sa nuit fut terrible et le lendemain il défendit rigoureusement sa porte, ne voulut lire aucun journal, n’échangea pas une parole avec ses gens. Il refusa même d’entendre parler d’affaires.

Cela durait depuis quatre grands jours et il commençait à se calmer un peu, lorsque son valet de chambre, violant la consigne, lui remit, vers trois heures, un pli « urgent et personnel » portant le timbre de l’office central de la police.

Le malheureux Saunders n’ouvrit cette lettre qu’en tremblant, et, lorsqu’il en eut parcouru les cinq lignes, il se sentit pâlir d’épouvante.

Il avait lu :

« Le chef de la police métropolitaine invite M. Willie Saunders à se rendre toutes choses cessantes à l’office central, pour lui fournir tous les renseignements à sa connaissance sur la disparition de miss Ada Ricard. »

Qu’allait-il dire à ce brutal Kelly, dont il avait déjà éprouvé la grossièreté ? Pourrait-il conserver assez de sang-froid pour ne pas se compromettre ? L’événement de Staten-Island était-il connu ou toujours ignoré ? Pourquoi le chef de la police, qui n’avait pas voulu l’écouter lorsqu’il était allé le prier de rechercher Ada Ricard, s’inquiétait-il aujourd’hui de sa disparition ?

Toutes ces questions, auxquelles il ne savait que répondre, se succédaient dans le cerveau ébranlé de l’ex-amant de miss Ada, et il se sentait trembler par avance à l’idée de cet interrogatoire qu’il allait subir.

Toutefois, comme, même pour un Américain, une invitation du genre de celle dont il s’agissait ressemblait fort à un ordre, il se résigna à obéir, et après s’être tracé un thème dont il se promettait bien de ne pas se départir, après avoir fait provision de calme, il se rendit chez le terrible Kelly.

Le chef de la police le reçut aussitôt ; mais, cinq minutes plus tard à peine, le gros Saunders sortait en titubant de l’office central, et, pâle, les traits bouleversés, le front inondé d’une sueur glacée, il se hissait dans son cab, en disant à son cocher, avec un accent d’épouvante :

– À l’hôpital de Bellevue !

C’est qu’il s’était produit, quarante-huit heures auparavant, un événement qui surexcitait étrangement la curiosité publique, événement que l’important industriel ignorait, puisque, depuis sa dramatique expédition, il ne sortait pas de chez lui et ne lisait aucun journal, mais dont nous allons, nous, instruire nos lecteurs, en faisant un pas en arrière.

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