IIIROBERTSON BROTHERS AND C°

Cependant, malgré tout son chagrin, l’honorable Saunders avait fini par succomber à la fatigue et s’était endormi.

Lorsqu’il se réveilla, vers une heure de l’après-midi, et que son valet de chambre lui apprit que personne n’était venu, qu’il n’avait été apporté aucune lettre à son adresse particulière, il bondit de son lit, s’habilla à la hâte et, sans se permettre d’autre déjeuner qu’une douzaine de sandwichs arrosés d’une demi-douzaine de tasses de thé, il sauta dans un cab, en ordonnant de le conduire au n° 17 de la 23erue.

Dix minutes plus tard, il était arrivé.

– Rien de nouveau ? demanda-t-il au domestique qui vint lui ouvrir.

– Rien, monsieur, répondit cet homme, qui eût été fort embarrassé pour faire une plus longue phrase, car il était encore ivre à demi, grâce à la façon dont la fête de la veille s’était prolongée à l’office.

Saunders s’en aperçut et monta rapidement au premier étage.

Il y trouva Mary dans l’appartement d’Ada.

Elle y rangeait tranquillement des robes et du linge.

– Eh bien ! lui demanda-t-il en s’affaissant dans un fauteuil, madame n’est pas de retour ?

– Non, répondit la femme de chambre ; mais j’ai reçu de ses nouvelles.

– Et tu ne me le dis pas de suite !

Le gros marchand avait fait un mouvement pour se lever.

Mary l’arrêta d’un geste en lui disant :

– Oh ! monsieur, c’est que ces nouvelles-là ne vont pas vous faire beaucoup de plaisir.

– Quoi, qu’y a-t-il ? Un malheur ?

– Non, il n’est rien arrivé de fâcheux à madame.

– Mais, alors, parle donc ; tu me fais bouillir.

– Il n’y a pas plus d’un quart d’heure, j’ai reçu une lettre de miss Ada ; la voici.

Saunders arracha des mains de la camériste la lettre qu’elle lui tendait, et, lorsqu’il l’eut parcourue, il jeta un cri de colère.

Ce billet ne se composait que de cinq lignes, mais elles étaient bien de nature à faire perdre tout à fait la tête à l’amoureux Yankee.

« Ma bonne Mary, avait-il lu, mettez de l’ordre dans la maison, congédiez les domestiques, en leur donnant quinze jours de gratification à chacun, et attendez-moi patiemment. Je serai absente un mois au moins, peut-être deux ou trois. Je compte sur vous. – Ada Ricard. »

– Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria-t-il enfin, lorsqu’il eut recouvré la parole.

– Je ne le sais pas plus que vous, monsieur, répondit la femme de chambre. Vous voyez, j’exécute les ordres de madame.

– Et pas un mot pour moi ! gémit le malheureux froissant la maudite lettre. Ah ! la coquine me le payera ! Qui a apporté ce billet ?

– Un commissionnaire que je ne connais pas ; il doit être d’un autre quartier.

– Tu ne lui as pas demandé d’où il venait ?

– C’est au cuisinier qu’il s’est adressé et il est reparti immédiatement. Sa course était sans doute payée d’avance.

Saunders avait laissé tomber sa tête dans ses grosses mains et murmurait :

– Oh ! oui, je me vengerai, mais comment !

Mary avait repris son travail, en haussant les épaules.

Une idée, qu’il pensait excellente, surgit évidemment tout à coup dans l’esprit troublé du marchand de biscuits, car, se levant brusquement et sans adresser la parole à l’insensible servante, il sortit de l’appartement et quitta la maison de son infidèle maîtresse.

– À l’office central de la police ! commanda-t-il à son cocher en se hissant dans sa voiture.

Le chef de la police métropolitaine était à cette époque M. Kelly – qu’on n’appelait pas autrement, que le « gros Kelly » – énorme personnage bourru, souvent grossier, mais fort intelligent et possédant, de plus, tout le scepticisme indispensable à ses importantes fonctions.

Saunders lui fit passer son nom ; mais avant de le recevoir, le « gros Kelly » sonna un de ses secrétaires pour lui demander quelques renseignements sur son visiteur.

Cinq minutes après, cet employé remettait à son chef une note ainsi conçue :

« Willie Saunders, riche fabricant de biscuits, vaniteux, d’une intelligence médiocre, très épris d’une fille, Ada Ricard, qu’il entretient depuis trois mois et qui lui coûte déjà plus de cent mille dollars. Willie Saunders vaut au moins un million et demi de dollars. »

– Très bien, faites entrer, ordonna le directeur de la police après avoir pris connaissance de ce dossier si peu flatteur dont Saunders ignorait certainement l’existence.

Averti par un garçon de bureau, l’infortuné négociant se précipita comme une avalanche dans le cabinet de M. Kelly.

Ce dernier ne put dissimuler le sourire bienveillant et spontané qui dérida ses lèvres à la vue d’un homme presque aussi épais que lui ; mais, le naturel reprenant immédiatement le dessus, il s’empressa de dire sèchement au grotesque personnage :

– Que voulez-vous ? Faites vite, je suis surchargé de besogne.

Sans être trop déconcerté, car il était si complètement à ses propres soucis que tout le reste lui demeurait étranger, Saunders répondit :

– Monsieur, je viens solliciter votre toute puissante protection ; je suis la victime…

– D’un vol ? Où, comment ? De quelle somme ? Le coupable, ou celui que vous supposez coupable est-il un de vos employés ?

– Non, monsieur, je…

– Tant mieux, car le vol par un serviteur à gages est une circonstance aggravante.

– Mais, monsieur, il ne s’agit pas d’un vol.

– Ah ! de quoi s’agit-il donc ?

– D’un enlèvement, monsieur, d’un véritable rapt.

– On vous a enlevé votre femme, votre fille…

– Je ne suis pas marié.

– Qui alors ? Votre sœur, votre cousine, votre mère, votre tante ? Précisez, que diable ! Je ne puis cependant deviner ni passer en revue toute votre famille.

– On m’a enlevé miss Ada !

– Miss Ada ? une fille que vous entretenez, qui vous coûte beaucoup d’argent, cent mille dollars depuis trois mois, et qui vous trompe, naturellement.

– Monsieur, vous ne connaissez pas…

– Et qui vous a enlevé cette intéressante personne ? Un de ses amants ? Que voulez-vous que j’y fasse ? Il n’y a pas eu violence.

– Mais si, au contraire.

– Non, c’est improbable, inadmissible ; par conséquent, je n’ai pas à m’occuper de votre affaire. Bien le bonjour ! Allez réclamer miss Ada ailleurs. Est-ce que ces choses-là me regardent ! Vous êtes riche ; cette dame vous reviendra un de ces matins, soyez-en certain. Et vous la recevrez, et elle vous fera croire tout ce qu’elle voudra ; et… vous lui demanderez pardon. Vous êtes tous aussi bêtes les uns que les autres !

Et l’énorme Kelly, attirant à lui une liasse de papiers, se mit à les feuilleter furieusement, sans plus s’occuper de son visiteur.

Saunders, malgré son intelligence médiocre, comme disait son dossier, comprit cependant qu’il n’obtiendrait rien du chef de la police, et, sans le saluer, ce dont celui-ci s’inquiéta du reste fort peu, mais très humilié et bougonnant avec une liberté toute américaine, il sortit du cabinet de l’intraitable fonctionnaire.

Seulement, arrivé sur le seuil de cette administration où il avait cru trouver assistance et protection il se demanda ce qu’il devait faire, et peut-être allait-il se décider à se diriger du côté de l’hôtel du colonel Forster, lorsqu’un individu l’accosta et luidit avec politesse :

– Monsieur semble vivement contrarié ?

– Que vous importe ! fit-il durement.

– Mais, reprit l’inconnu sans s’émouvoir de ce mauvais accueil, c’est que si monsieur n’avait pu obtenir de l’office central quelque renseignement qui l’intéresse, je pourrais peut-être le lui donner ?

– Vous !

– Ou du moins l’importante maison Robertson brothers and C°, dont j’ai l’honneur d’être un des premiers employés.

– La maison Robertson and C° ?

– Oui, monsieur, l’agence la plus honorable, la plus sûre, la plus discrète…

Le gros Saunders se frappa le front : il avait compris !

Son interlocuteur était tout simplement un de ces dépisteurs par lesquels les agences de renseignements font battre la ville. Fort habile entre toutes ses rivales, la maison Robertson brothers and C° avait toujours un de ses hommes aux environs des bureaux de M. Kelly afin de recruter au passage, au profit de sa police occulte, quelque client dont la police officielle avait refusé de devenir l’instrument.

C’était évidemment le ciel qui lui envoyait cet auxiliaire.

– Où est votre office ? demandait-il à l’agent.

– Dans la dix-neuvième rue, numéro 22, répondit l’employé.

– Tout près d’elle ! murmura Saunders avec un soupir.

– Vous dites ?

– Rien, montez dans mon cab, donnez l’adresse au cocher et conduisez-moi.

L’homme obéit et, moins d’un quart d’heure plus tard, la voiture s’arrêtait devant une maison de fort honnête apparence dont la porte d’acajou portait, sur une large plaque de cuivre : Robertson brothers and C°, solicitors.

Toutes les professions libérales étant absolument libres aux États-Unis, il n’était pas extraordinaire que les directeurs de cet honorable établissement se fussent ornés du titre d’avocats.

Du reste, dans les grandes villes du Nord-Amérique, il existe quantité d’agences de ce genre. Elles fonctionnent ouvertement et vivent en excellents termes avec la police, qui fait souvent avec elles échange de renseignements utiles.

Certaines servent même de trait d’union entre les voleurs et les volés. Il suffit parfois d’aller déclarer à une de ces agences qu’un pick-pocket vous a pris tel ou tel bijou et que vous donnerez tant s’il vous est restitué, pour rentrer en possession de l’objet dans les vingt-quatre heures.

Le filou, qui préfère la prime de la restitution à la chance de mal vendre ou d’être trahi, est d’accord avec les directeurs de ces offices, qui se contentent de prélever sur les primes 15, 20 ou 25 pour cent, selon l’importance de cette prime et celle du larcin, plus, une petite commission de la part du volé.

Aussi, ces établissements, en dépit ou plutôt en raison même de l’immoralité de leurs agissements, font-ils presque tous de très bonnes affaires.

MM. Robertson brothers and C° gagnaient donc beaucoup d’argent, mais ils avaient moins mauvaise réputation que leurs confrères.

Ils passaient même pour d’honnêtes gens et cela s’explique, car tout New-York connaissait les causes de la création de leur agence, création qui, à l’époque où se passent les événements dont il s’agit ici, ne remontait qu’à trois ou quatre années.

On savait que M. Robertson aîné n’avait fondé son établissement que par dépit politique et haine contre M. Kelly, le chef de la police métropolitaine. Candidat aux élections en même temps que Kelly, Edward Robertson avait été battu par son rival, après une lutte acharnée et un échange tout américain des invectives les plus grossières. Robertson reprochait à Kelly d’être un ignorant, un brutal et un ivrogne ; Kelly accusait son compétiteur d’être un ambitieux, un esclavagiste et un débauché.

Les électeurs yankees préféraient sans doute les défauts de Kelly à ceux de Robertson, puisqu’ils nommèrent Kelly ; mais lorsque Robertson apprit que son ennemi était appelé aux importantes fonctions de chef de la police, il jugea que le moment était venu de se venger. Quittant alors l’industrie, il organisa son agence de police occulte, afin de lutter d’adresse avec la police officielle de son ancien adversaire.

Il comptait bien que les occasions ne lui manqueraient pas pour démontrer la supériorité de son intelligence sur celle de son vainqueur aux élections, et il espérait que ses victoires lui permettraient un jour de prendre sa revanche dans une nouvelle lutte politique.

Déjà plusieurs fois, en effet, là où le gros Kelly avait échoué malgré l’aide de tous ses policemen et de tous ses détectives, MM. Robertson avaient réussi ; et on comprend aisément si Robertson aîné s’était enorgueilli de ses victoires et s’il les avait fait sonner bien haut dans l’intérêt de la réputation de sa maison.

Parfaitement au courant de cette rivalité policière et de ces mœurs étranges, Saunders franchit sans nulle répugnance le seuil de la maison Robertson brothers and C°.

Après l’avoir conduit au rez-de-chaussée, dans un petit salon d’attente sévèrement meublé, son guide le quitta, mais pour l’introduire, quelques secondes plus tard, dans le cabinet de travail de l’un des chefs de l’agence.

L’amoureux fabricant de biscuits était en présence d’un homme d’une trentaine d’années à peine, rasé de frais, frisé, pommadé, coquettement vêtu et n’ayant certes dans sa physionomie rien du policier interlope.

À demi couché dans un large fauteuil de cuir, en face d’un grand bureau chargé de dossiers, la main blanche et les lèvres souriantes, on l’eût prit volontiers pour un jeune membre du parlement.

– Monsieur Robertson ? demanda Saunders.

– Robertson junior, répondit le second chef de la maison, en s’inclinant légèrement et en invitant du geste son visiteur à s’asseoir. À qui ai-je l’honneur de parler ?

– Willie Saunders, monsieur.

– M. Willie Saunders, le propriétaire des grandes usines de Brooklyn, le notable M. Saunders ?

– Lui-même, monsieur.

Très flatté d’être si bien connu, le bonhomme avait pris un fauteuil et s’efforçait de mettre un peu d’ordre dans ses idées.

– Voici, monsieur, ce qui m’amène, dit-il, après quelques secondes de réflexion : une jeune femme à laquelle je m’intéresse beaucoup, miss Ada Ricard, a été enlevée hier pendant un bal qu’elle donnait chez elle, au n° 17 de la 23erue Est.

– Enlevée ! interrompit Robertson junior.

– Oui, monsieur, enlevée !

Et Saunders raconta dans tous ses détails l’événement dont il avait été témoin ; puis, avec force gémissements, ce que lui avait dit la femme de chambre de sa maîtresse et sa démarche inutile au bureau central de la police métropolitaine.

– Vous pensez alors, lui dit le jeune homme, qui l’avait écouté sans l’interrompre, que le colonel Forster est l’auteur de cet enlèvement ?

– Je le crois, répondit le jaloux avec un éclair de colère dans les yeux.

– Vous voudriez en acquérir la certitude ?

– Oui, et savoir ce que miss Ada est devenue. Est-ce possible ?

– Tout nous est possible ; ce n’est qu’une question de prix.

– Faites le vôtre.

– Il faudrait d’abord que j’eusse un portrait de cette dame.

– J’en ai toujours un sur moi.

Le pauvre Saunders tira de son portefeuille une photographie qu’il présenta à Robertson.

– Elle est fort jolie, fit galamment ce dernier.

– Hélas ! oui, soupira le gros homme.

– Permettez-moi maintenant de vous demander quelques renseignements.

– Faites, monsieur.

– Êtes-vous marié, avez-vous des enfants, des filles surtout ?

– Pourquoi cette question ?

– Vous allez me comprendre. Si vous avez des enfants, des filles surtout, nous serons obligés d’agir avec la plus grande réserve, afin d’éviter le bruit, le scandale, dans un intérêt de décence qui s’explique. Alors nos frais seront plus considérables et, conséquemment, notre commission devra être plus élevée.

– Ah ! fort bien. Non, je suis célibataire.

– C’est parfait. Autre chose. Combien vous coûtait en moyenne, par mois, cette ravissante miss Ada ?

– Comment, il faut…

– Eh ! sans doute et vous allez saisir. Vous êtes fort riche et très généreux. Si vous dépensiez peu pour miss Ada, c’est que vous n’y teniez que médiocrement, conséquemment, vous ne tenez que médiocrement à la retrouver. Si, au contraire, vous lui ouvriez largement votre caisse, c’est que vous en étiez fort épris ; donc, non moins conséquemment, vous avez le plus grand désir de la revoir. Or, nos recherches, nos efforts, nos tentatives, nos démarches devant être en raison directe de vos sentiments, il est indispensable que nous soyons exactement renseignés.

Le digne Robertson junior s’exprimait d’un ton si froid, si calme, mais aussi avec une telle précision et, de plus, avec une telle logique, vu son estimable industrie, que Saunders ne put qu’approuver du geste en répondant :

– Oui, vous avez raison. Eh bien ! miss Ada me coûtait fort cher, et, soit parce que je l’aime toujours, soit parce que je veux me venger d’elle et de son ravisseur, je souscris d’avance à vos conditions.

– Le colonel Forster, si c’est lui qui a enlevé cette jeune dame, est un adversaire redoutable, observa le jeune homme.

– Alors ?

– Alors, cher monsieur, c’est cinq cents dollars d’avance, puis vous nous en donnerez cinq cents autres le jour où j’aurai le plaisir de vous faire savoir ce qu’est devenue miss Ada Ricard en sortant de chez elle, et où il faut vous présenter pour la retrouver.

Pour toute réponse, Willie Saunders tira de sa poche son carnet de chèques, en fit un de la somme demandée, le remit majestueusement à M. Robertson junior et lui dit :

– Quant aux cinq cents autres dollars, en m’envoyant les renseignements que vous me promettez, vous pourrez les faire toucher à ma caisse.

– J’espère que ce sera dans peu de jours. Surtout ne tentez rien de votre côté ; vous pourriez, sans le vouloir, contrecarrer quelques-uns de mes plans.

– Je m’en garderai bien, monsieur. Ah ! ne m’égarez pas cette photographie, je vous en prie, c’est la seule que je possède. J’ai détruit tous les autres exemplaires.

– Je vous la renverrai en même temps que ma note.

– Je ne voulais pas que miss Ada pût en donner une seule.

– C’était prudent.

– Ça m’a bien servi !

– Eh ! n’accusez pas trop vite cette charmante femme ; qui sait si elle n’a pas été victime de quelque violence ?

– Mais sa lettre, monsieur, sa lettre à sa femme de chambre !

– Qui pourrait affirmer qu’on ne l’a pas forcée de l’écrire ? Soyez calme, patient ; restez tranquillement chez vous et ayez confiance en la maison Robertson brothers and C° ; elle a résolu des problèmes plus difficiles que le vôtre. Dès aujourd’hui vos intérêts sont les siens.

Touché de ces bonnes paroles, l’infortuné marchand daigna tendre la main à M. Robertson junior, et il s’en retourna chez lui moins désespéré.

Cependant, à partir de ce moment, les journées lui semblèrent interminables, et quoiqu’il ne trouvât pas dans Mary un écho bien fidèle à ses douleurs, il ne pût s’empêcher d’aller trois ou quatre fois par vingt-quatre heures au n° 17 de la 23erue.

Mais, à chacune de ses visites, la femme de chambre d’Ada lui répondait invariablement :

– Puisque madame a écrit qu’elle serait absente un mois au moins, faites comme moi : attendez.

Le gros Saunders s’en allait alors le long de la 23erue, s’accrochant aux grilles des maisons et trébuchant sur les trottoirs.

L’aventure s’était ébruitée ; grâce aux domestiques congédiés, on en connaissait les moindres détails et le malheureux amant de miss Ada était la fable du quartier. On guettait son passage, mais il était si complètement absorbé dans ses douloureuses pensées qu’il ne s’apercevait de rien.

Rentré chez lui, l’instinct des affaires l’arrachait un peu à ses préoccupations, mais il y revenait bien vite et changeait à vue d’œil. Il faisait vraiment peine à voir. Ceux de ses amis qui l’avaient le plus impitoyablement plaisanté d’abord en avaient maintenant pitié.

Les choses duraient ainsi depuis quatre jours et Saunders, fort inquiet du silence de MM. Robertson brothers and C° se préparait à leur rendre visite, lorsqu’un matin on lui apporta de leur part une large enveloppe portant orgueilleusement le timbre de cette honorable maison.

Il se hâta de l’ouvrir. Elle contenait le portrait de miss Ada, une lettre de quelques lignes et une note fort longue, qualifiée en tête de : « Confidentielle. »

La lettre était ainsi conçue :

« Monsieur, le document ci-joint vous prouve que nous avons réussi selon vos désirs. Nous n’avons épargné ni notre intelligence ni nos démarches, et nous avons l’honneur de vous rappeler que, contre la remise dudit document, vous avez à nous compter une somme de 500 dollars. Notre employé, porteur de ce pli, vous en donnera quittance.

» Nous n’avons pas oublié, pour suivre votre recommandation, de mettre sous cette même enveloppe le portrait de miss Ada Ricard que vous nous aviez confié.

» Il est entendu, monsieur, que nous sommes toujours à vos ordres pour suivre cette affaire.

» Daignez agréer, etc., etc. »

Willie Saunders, fort ému, passa bien vite à la lecture de la note de MM. Robertson brothers and C°, solicitors.

Cette note était rédigée de la façon suivante :

« Miss Ada Ricard, enlevée dans la nuit de mardi dernier de sa maison, est partie dans une voiture louée par un inconnu depuis la veille, chez M. Thomson, 6eavenue, n° 4, au prix de 25 dollars pour vingt-quatre heures.

» En faisant cette location, cet étranger a dit que cette voiture aurait à le conduire dans plusieurs bals travestis, qu’il ne voulait pas de valets de pied, car les siens l’accompagneraient, et qu’il viendrait prendre lui-même la voiture à l’heure où il en aurait besoin. On la lui tint prête et il arriva vers une heure et demie du matin, avec deux hommes enveloppés de larges dominos et masqués.

» Quant à lui, il était couvert d’un épais manteau, mais, bien qu’il fût également masqué, il était aisé de reconnaître à sa coiffure qu’il était costumé en Indien.

» Le cocher était le nommé Tom Katters. Sur l’ordre de l’inconnu, il se dirigea vers la 23erue Est, où il s’arrêta à la file des voitures qui stationnaient devant le n° 17.

» Un des dominos mit alors pied à terre et disparut à peu près une demi-heure. Ce laps de temps écoulé, il revint et échangea quelques mots en langue étrangère avec les deux autres masques qui descendirent du landau. Ils avaient quitté leurs dominos et étaient tous trois déguisés en Indiens Sioux.

» Avant de s’éloigner, celui des trois individus qui semblait commander aux deux autres donna ses instructions à Tom Katters. Celui-ci devait se tenir tout à fait devant la porte de la maison et, dès que ses trois voyageurs reviendraient, lancer ses chevaux au galop. On lui donna cinq dollars de gratification pour l’engager à exécuter exactement ces ordres, et on lui en promit autant s’il se montrait intelligent.

» Moins de vingt minutes après leur départ, les trois masques revinrent. Le plus grand portait dans ses bras une femme qui riait ; il monta avec elle dans le landau ; les deux autres Indiens se hissèrent sur le siège auprès de Katters, qui, selon leur ordre, partit à fond de train en remontant la 23erue, jusqu’à la première avenue.

» Un peu au delà de Hill Gate, les deux hommes sautèrent sur la chaussée et, après avoir dit à Katters de poursuivre sa course jusqu’à l’entrée de Yorkville, ils disparurent.

» Katters obéit et ne s’arrêta plus qu’à l’endroit indiqué. Là, l’unique voyageur qui lui restait mit à son tour pied à terre. Il portait la jeune femme dans ses bras, ce qui se comprend, car le sol était détrempé par la pluie, et il la rassurait sans doute, car Katters l’entendit prononcer ces mots : « Il fait un temps de chien, mais nous voilà arrivés. »

– Misérable coquine, murmura Saunders, dont la colère croissait à chacun de ces détails ; elle était d’accord avec ses ravisseurs. Oh ! je me vengerai !

Et, ce serment arrosé d’un grand verre de sherry, il reprit sa lecture.

Le rapport poursuivait en ces termes :

« Avant de s’éloigner, cet inconnu donna au cocher les cinq dollars promis, et celui-ci, sans s’inquiéter autrement de ce que devenait son généreux client, fit tourner ses chevaux et revint en ville.

» Il paraît certain que l’homme et la femme se dirigèrent immédiatement du côté de Est River, pour s’embarquer dans un canot qui les attendait, car James Davis, lieutenant du steamer le Liberia se souvient d’avoir aperçu, pendant qu’il était de quart, dans la nuit du mardi au mercredi, vers trois heures et en dessous de Blackwell, une yole que dirigeait un Indien et à l’arrière de laquelle était assise une femme.

» Cette yole passa même si près du Liberia qu’elle faillit chavirer, et que la passagère effrayée poussa un cri de frayeur.

» Nos renseignements nous permettent d’ajouter que le colonel Forster fit conduire lundi son yacht le Gleam au quai de Brooklyn, qu’il vint le visiter mardi et que ce même yacht était approvisionné pour une excursion d’une certaine durée.

» Le mercredi, dans la journée, le Gleam est passé devant Castle Garden et on a parfaitement aperçu une femme élégante et jeune à bord. Puis il a fait route pour Staten-Island. Là, il a dû mouiller, à cause d’une avarie dans un de ses cylindres. Le capitaine Reynolds, qui commande le Gleam, ayant envoyé chercher des ouvriers à terre, un de mes agents s’est glissé adroitement parmi ces hommes, et il a aisément reconnu miss Ada, grâce à la photographie qu’il avait entre les mains.

» Le même agent a appris qu’aussitôt son avarie réparée, le Gleam prendrait le large pour une destination inconnue. Il serait impossible de dire combien de temps durera ce voyage ou cette promenade, car le colonel Forster, qui n’a pas bougé de son bord, a un congé de trois mois.

» Si M. Willie Saunders le désire, la maison Robertson brothers and C° peut louer un bateau à vapeur, et l’un de ses plus intelligents agents se mettra à la poursuite des fugitifs. M. Robertson junior attendra, pour agir ainsi, les instructions de M. Willie Saunders, à qui la location de ce steamer coûtera 100 dollars par jour. M. Willie Saunders devra déposer 1,000 dollars d’avance, qui seront acquis à MM. Robertson brothers and C° quels que soient le résultat et la durée de l’expédition. »

– Eh ! mais, c’est une idée ! murmura le gros homme, que la colère et le désir de vengeance rendaient prêt à tout ; MM. Robertson brothers and C° sont des gens habiles. Oui, quand il devrait m’en coûter le double et le triple de ce qu’ils me demandent, je confondrai la misérable. Ah ! ce brutal Kelly s’imagine que je lui pardonnerai. Eh bien ! nous verrons ça !

Et dans un véritable état d’exaltation furieuse, Saunders prit son chapeau et s’élança vers la porte de son bureau.

– Pardon, monsieur, lui dit en l’arrêtant au passage un individu qui était là depuis longtemps et qu’il avait tout à fait oublié, pardon, vous avez 500 dollars à me remettre.

– Ah ! c’est vrai, répondit le marchand de biscuits en reconnaissant l’employé de l’agence. Tenez, passez à la caisse.

Il avait griffonné un bon sur une des feuilles de son carnet de chèques et le tendait à cet homme.

Puis, poursuivant sa route, il bondit dans le premier cab qu’il aperçut devant sa porte et se fit conduire au bureau de renseignements.

Ainsi que lors de sa première visite, ce fut de nouveau Robertson junior qui le reçut.

– Monsieur, lui dit Saunders, votre idée de poursuivre le ravisseur de miss Ada me paraît excellente, je l’adopte, mais hâtons-nous. Suivant les renseignements que vous m’avez envoyés, le yacht du colonel Forster peut encore être à l’ancre devant Staten-Island, et si je pouvais arriver là avant son départ !

– Comment, vous voulez aller vous-même ? observa l’élégant Robertson.

– Oui, monsieur, moi-même ! Je veux provoquer cet insolent officier et me venger ensuite de celle qui s’est moquée de moi.

– Vous connaissez nos conditions ?

– Voici les 1,000 dollars d’avance.

Il avait déchiré une nouvelle feuille de son carnet et l’avait transformée en un bon à vue de ladite somme.

– C’est parfait, dit l’agent en glissant le chèque dans sa caisse, soyez dans deux heures au quai de la Batterie ; nous partirons ensemble. Je m’intéresse vraiment à cette affaire et veux vous accompagner moi-même.

Saunders se confondit en remerciements et retourna bien vite chez lui pour prendre ses dispositions.

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