X OÙ LE GROS KELLY REÇOIT UNE VISITE À LAQUELLE IL ÉTAIT LOIN DE S’ATTENDRE, ET COMMENT WILLIAM DOW TRANSFORME UN VISITEUR EN PRISONNIER.

Un mois déjà s’était écoulé sans que l’enquête eût fait un pas de plus, et, très préoccupé du mouvement qui s’accentuait contre lui dans l’opinion publique, l’irascible Kelly commençait à donner à tous les diables Young et ses agents, il était presque tenté même de douter de l’habileté de William Dow, lorsqu’un matin, au moment ou il s’entretenait avec ce dernier, un garçon de bureau vint lui apporter une carte sur laquelle était un nom qui le fit bondir.

L’honorable chef de la police avait lu : James Gobson, de Buffalo.

– By God ! nous nous sommes donc trompés, s’écria-t-il en passant la carte au détective.

Celui-ci la lut et répondit aussitôt avec son fin sourire :

– Oh ! cela ne prouve rien, ou du moins pas grand’chose.

– Faites entrer, commanda aussitôt le fonctionnaire.

Quelques secondes après, le visiteur était introduit.

C’était un grand gaillard d’une quarantaine d’années, plutôt bien que mal, portant la barbe à l’américaine, c’est-à-dire sans moustache et ne paraissant nullement embarrassé.

– Cette carte est la vôtre ? lui demanda brusquement M. Kelly, qui n’avait pas ces qualités si nécessaires à sa situation : le sang-froid et l’empire sur soi-même.

– C’est la mienne, répondit l’étranger avec beaucoup d’assurance. J’ai lu, il y a soixante-douze heures, à Saint-Louis, où j’étais pour mes affaires, qu’une femme nommée Ada Ricard a été trouvée noyée. Or, comme la femme avec laquelle j’ai divorcé, il y a un an, s’appelait ainsi, j’ai pris immédiatement le train. Me voici, tout prêt à vous donner mon concours, s’il peut vous être utile pour arriver à la découverte de l’assassin.

– Qui vous fait supposer que cette femme a été assassinée ?

– Tous les articles de journaux. Ils racontent que, lorsqu’elle a été retirée de la rivière, elle était complètement nue et avait un baril de goudron attaché à l’une de ses jambes. Sa mort ne peut donc être un suicide.

– C’est vrai. Avez-vous été voir sa tête à la Morgue ?

– Non, monsieur ; j’ai pensé que mon premier soin devait être de venir vous trouver.

– Mais vous avez vu tout au moins l’une des photographies de la morte ? Ces portraits doivent être affichés partout.

– C’est le matin même de mon arrivée à Saint-Louis que j’ai appris l’événement et aucun de ces portraits ne m’est tombé sous les yeux.

– D’où venez-vous ?

– D’une longue excursion dans les Montagnes-Rocheuses, où j’étais allé visiter des mines.

– Je pense alors que la première chose à faire pour vous est d’aller à la Morgue.

– Je vais m’y rendre immédiatement.

– Avec moi, si vous le voulez bien.

– Je vous ai dit, monsieur, que j’étais à vos ordres.

M. Kelly avait sonné et dit quelques mots à voix basse au secrétaire qui était accouru à son appel.

Presque immédiatement deux agents se présentèrent dans le cabinet de leur chef.

James Gobson n’avait pas fait un geste d’étonnement à l’arrivée de ce renfort. Son sang-froid était celui d’un homme parfaitement sûr de lui.

– Partons, monsieur, lui dit le chef de la police en se levant et en glissant dans sa poche le revolver qui toujours était à sa portée, sur son bureau.

William Dow, qui ne quittait pas des yeux l’ex-mari d’Ada Ricard, s’était levé également.

– Partons, monsieur, répondit l’étranger en remettant sur sa tête le chapeau qu’il tenait à la main.

Ils descendirent tous trois, suivis des agents, et trouvèrent dans la cour de l’office central deux voitures attelées et les cochers sur leurs sièges.

Kelly, William Dow et James Gobson montèrent dans l’une, les policemen dans l’autre.

Le chef de la police avait recommandé à ces derniers de ne pas le perdre de vue un seul instant, et il avait envoyé un de ses secrétaires à M. Davis, pour le prier de se rendre immédiatement à la Morgue.

Moins d’un quart d’heure plus tard, nos personnages mettaient pied à terre devant Bellevue-Hospital.

Montrant le chemin à ses compagnons, M. Kelly se dirigea vers le greffe sans passer par la galerie publique, où les curieux étaient nombreux, et il ordonna à l’administrateur de faire retirer la foule et de fermer les portes.

Quelques minutes après, il n’y avait plus personne là où était exposée, ainsi que nous l’avons raconté, la tête de la noyée.

– Venez, dit le fonctionnaire à James lorsque le greffier l’eût prévenu que la galerie était libre.

Sans l’ombre d’hésitation, James Gobson emboîta le pas à son interlocuteur et, suivi de William Dow ainsi que des deux agents, arriva jusqu’en face de la vitrine.

À la vue de ce visage de cire, d’une admirable exécution et d’une beauté vraiment vivante, l’Américain eut un premier mouvement que William Dow, qui le surveillait attentivement, hésita à interpréter ; puis il se tourna aussitôt vers M. Kelly et lui dit avec le plus grand calme :

– C’est réellement extraordinaire, monsieur ; je ne croyais pas qu’une pareille ressemblance fût possible.

– Vous reconnaissez bien alors miss Ada ? demanda le chef de la police, indigné, malgré son scepticisme, de la physionomie presque souriante de cet homme en présence de la tête moulée de celle qui avait été sa femme.

– Mais du tout, monsieur, du tout, répondit vivement James Gobson, vous me comprenez mal. Ce sont bien là les traits, l’expression même de celle qui a porté mon nom ; mais la malheureuse sur laquelle on a fait ce moulage n’était pas miss Ada.

Au ton avec lequel il avait prononcé ces mots, on eût pu penser vraiment qu’il regrettait un peu de ne pas retrouver là madame Gobson.

– Comment ! ce n’était pas miss Ada ? Mais regardez donc bien, reprit M. Kelly. À travers ses lèvres entr’ouvertes on voit qu’il lui manque une dent et, à l’oreille gauche, on reconnaît une cicatrice. Or les deux servantes qui se sont succédé chez votre femme…

– Pardon, mon ancienne femme.

– Soit ! votre ancienne femme ; or, les deux servantes qui se sont succédé chez elle se sont parfaitement rappelé ces deux détails si décisifs pour la constatation d’identité.

– Elles ont reconnu toutes deux miss Ada ?

– Certes, oui !

M. Kelly ne disait pas l’exacte vérité, puisque Mary, on se souvient, avait d’abord nié que la noyée fût sa maîtresse, et qu’elle n’avait ensuite admis son identité qu’avec hésitation et pour ne pas être contrainte à revenir à la Morgue. Mais l’honorable magistrat n’en était pas à cela près d’un petit mensonge.

– Eh bien ! répondit James Gobson au « certes » de l’impétueux fonctionnaire, moi je ne la reconnais pas.

Stupéfait et ne sachant trop que faire, le chef de la police s’était adressé du regard à William Dow.

L’ex-mari d’Ada Ricard surprit au passage cette interrogation muette et reprit aussitôt :

– Notez bien, monsieur, que j’aurais tout intérêt à être de votre avis.

– Comment cela ? fit Kelly, qui marchait de surprise en surprise.

– Tout simplement parce qu’entre celle qui a été ma femme et moi, il existe un contrat d’assurance que la cour des divorces n’a pu rompre, et que ce contrat est fait en faveur du dernier vivant. Si vous voulez absolument que la malheureuse victime dont voici la tête ait été mistress Gobson, je serais vraiment bien sot de m’y opposer plus longtemps, car avec l’acte de décès que vous avez dû dresser et dont vous ne me refuserez pas une copie, je n’aurai qu’à me présenter à la compagnie du Gresham pour toucher immédiatement vingt mille dollars.

Pendant que le veuf malgré lui s’exprimait ainsi avec le plus parfait sang-froid et le sourire sur les lèvres, M. Davis avait pénétré dans la galerie et s’était joint aux acteurs de cette scène bizarre.

– Mon Dieu, dit alors William Dow, en s’adressant en même temps au chef de la police et au coroner, je crois que ce qu’il y a de plus simple à faire, maintenant du moins, c’est de dresser procès-verbal de la déclaration que vous venez d’entendre et de délivrer à monsieur le certificat qu’il demande. L’acte de décès doit être à la Morgue.

Le détective avait accompagné cette proposition d’un coup d’œil que MM. Kelly et Davis avaient compris, car ils le suivirent aussitôt dans le bureau de l’administrateur, mais après avoir recommandé du geste James Gobson aux deux policemen qu’ils laissaient auprès de lui.

Quant à James, à la voix ferme et grave de cet homme qu’il n’avait pas remarqué jusque-là, il n’avait pu dissimuler un léger tressaillement.

On eût dit qu’il pressentait un adversaire. Aussi s’était-il tourné vivement vers celui dont la proposition était cependant si conforme à ses désirs, mais il avait déjà disparu.

Toutefois, après le départ des magistrats et de leur compagnon, il s’était mis à arpenter à grands pas, dans le but évident de se réchauffer, cette galerie humide et glacée.

On entendait au dehors la foule qui, devenue plus considérable, se plaignait bruyamment d’être aussi longtemps privée du spectacle auquel elle avait droit, et se livrait à toutes les suppositions sur les causes de la fermeture des portes de la Morgue.

Après avoir traversé le greffe, William Dow conduisit MM. Kelly et Davis jusque dans le cabinet particulier de l’administrateur, absent en ce moment. Là, une fois seul avec eux, il leur dit :

– Cet individu est l’assassin de miss Ada, j’en suis convaincu.

– C’est bien possible, répondit Kelly. J’ai mauvaise opinion de lui. Et vous, cher monsieur Davis ?

– Moi, dit le coroner, vous savez que j’ai toujours pensé coupable le mari de miss Ada, mais la comparution volontaire de cet homme et ce que je viens d’entendre troublent un peu ma conscience. Je n’ose me prononcer.

– Suivez-moi un instant, reprit le détective, et sans nous livrer à des hypothèses, ne raisonnons justement que d’après ce que nous avons vu et entendu.

Le brave Kelly qui n’aimait rien tant que d’entendre son ami Dow et qui, de plus, ne demandait pas mieux que d’être débarrassé de toute cette affaire, se laissa tomber dans un fauteuil en se croisant les bras.

Le coroner fit signe qu’il écoutait.

– Voilà un personnage, reprit l’ex-docteur, qui prétend n’avoir connu qu’à Saint-Louis, il y a soixante-douze heures, la mort violente de celle dont il a été le mari, et dans cette ville, où les photographies de la noyée se trouvent partout, il ne cherche pas à s’assurer, par l’examen de l’un de ces portraits, qu’il s’agit bien de sa femme. Puis cet homme, qui a certainement eu connaissance, par les mêmes journaux où il a lu l’événement, des soupçons dont il est l’objet et de la prime promise pour son arrestation, cet homme arrive ici, affecte de ne rien savoir de ce fait qui l’intéresse cependant si directement, et au lieu de se rendre bien vite à la Morgue, où il n’ignore pas que la tête de la morte est exposée, il ne s’inquiète pas un instant de l’identité de la victime, il va tout droit à la police. Est-ce que cette façon de faire ne trahit pas d’une façon évidente un système adopté par avance et mûrement réfléchi, système dont une des bases est la non-reconnaissance de la noyée, comme cela vient d’avoir lieu ?

– Eh ! eh ! murmura en souriant Kelly, c’est assez bien raisonné, cela.

– Gobson, en votre présence, est calme, parfaitement maître de lui, poursuivit William Dow, et lorsque vous lui demandez comment il se fait qu’il ait appris cet événement depuis si peu de temps, il vous répond qu’il vient des Montagnes-Rocheuses où il est resté plusieurs mois. Or M. Davis sait que quelques jours avant le crime, c’est-à-dire il y a six semaines à peine, James Gobson a été rencontré à Jefferson, dans le Missouri. Pourquoi ce mensonge ?

– C’est vrai, dit à son tour le coroner ; il y a là une contradiction qui est bien de nature à éveiller les soupçons.

– Ce n’est pas tout. Quand tout à l’heure, alors qu’il venait de dire qu’il ne reconnaissait pas miss Ada, vous avez insisté sur ce point qu’elle avait été reconnue par les deux femmes de chambre, Gobson a commis l’imprudence de vous adresser cette question : « Elles ont reconnu toutes deux, vous entendez, toutes deux, miss Ada ? » Pourquoi ce doute à l’égard de cette double reconnaissance ? L’une d’elles l’étonnait donc ! Laquelle ? Bien certainement celle de Mary, qui, en effet, a refusé tout d’abord de reconnaître son ancienne maîtresse, dont les traits devaient être cependant très présents à sa mémoire. Est-ce que cette coïncidence ne vous frappe pas ? Est-ce qu’il n’y a pas là comme un commencement de preuve d’un accord entre ces deux individus ?

– C’est indiscutable ! dit Kelly tout radieux.

– C’est bien possible, avoua M. Davis plus prudent.

– Gobson vous dit, il est vrai, qu’il serait de son intérêt de reconnaître miss Ada, puisque sa mort lui rapporterait vingt mille dollars ; mais il a en ce moment une préoccupation infiniment plus grave que le gain de cette somme : il a le souci d’échapper à toute accusation, et cette espèce de désintéressement est une des armes qu’il se propose d’employer. D’abord le vol des bijoux de sa victime est une compensation à l’abandon de ces vingt mille dollars ; de plus, il espère sans doute que cet argent ne sera pas perdu pour lui, car, en matière de contrat d’assurance sur la vie, la déchéance étant à très long terme, il se réserve bien certainement de faire valoir ses droits lorsque, soit par la prescription, soit par l’inutilité de l’enquête, soit par son acquittement, – car il a dû tout prévoir, – il sera à l’abri des poursuites criminelles. Reconnaître sa femme était donc plus dangereux pour lui à tous les points de vue que de ne pas la reconnaître.

– Très juste, très juste ! observa le chef de police ; mais pourquoi cet imbécile est-il venu se livrer lui-même ?

– Cher monsieur Kelly, répondit Dow, parce que c’est un homme habile et hardi. Ce qui se passe entre nous lui donne raison. Hier encore, M. Davis et vous ne doutiez pas de sa culpabilité, tandis qu’en ce moment, justement parce qu’il est venu vous trouver, vous hésitez à y croire. Est-ce qu’il ne devait pas craindre d’être arrêté un jour ou l’autre ? Pour se défaire impunément plus tard des bijoux qu’il a volés, pour toucher la prime de son contrat d’assurance, est-ce qu’il ne faut pas qu’il se débarrasse d’abord de la justice ? C’est un beau joueur qui vient au-devant du danger. J’ignore si on obtiendra sa condamnation, mais ma raison et ma conscience me disent qu’il est l’assassin ou tout au moins le complice des assassins.

– À propos de complices, interrompit le gros fonctionnaire, comment se fait-il que, malgré la prime offerte, prime que j’ai élevée à deux mille dollars, les deux individus qui ont aidé à l’enlèvement de miss Ada ne se soient pas encore présentés ? Sachant, grâce à la déclaration du cocher, qu’ils ont quitté la voiture avant qu’elle ne fût arrivée au terme de sa course et, par conséquent, qu’ils ne sont pas complices de l’assassinat, j’ai cependant fait répéter par les journaux qu’ils n’avaient aucune poursuite à craindre.

– Le silence de ces deux individus, riposta le détective, peut être causé par deux motifs tout différents. D’abord, il ne serait pas impossible que ces auxiliaires fussent complices du crime dans l’acception complète du mot, c’est-à-dire qu’ils aient retrouvé miss Ada et son ravisseur après le départ de la voiture, pour recevoir leur part des bijoux. On comprend alors aisément qu’ils se soucient peu de votre prime. Ensuite, il se pourrait bien aussi, et cette idée m’a été suggérée par certains renseignements que je me promets de contrôler et de compléter, que ces deux auxiliaires, comme vous les appelez très justement, n’eussent été que des auxiliaires inconscients, amenés de loin par James Gobson pour l’aider dans son entreprise, sans connaître son véritable but, puis renvoyés ensuite par lui là où certes n’arrivent ni nos journaux, ni même le bruit de nos villes.

– Que voulez-vous dire ?

– Que si ces Indiens, si bien costumés, si vrais dans leurs chants et dans leurs danses, étaient de vrais Indiens des plaines, cela ne m’étonnerait pas. Or vous pensez bien qu’on ignore chez les Sioux ou chez les Comanches l’histoire de l’assassinat de miss Ada.

– Par saint Georges, mon cher Dow, vous êtes admirable ! s’écria Kelly au comble de l’enthousiasme.

– Alors vous allez arrêter Gobson ?

– Je le crois bien, si c’est l’opinion de M. Davis.

– C’est absolument mon avis, répondit le coroner, dont l’esprit plus fin que celui du chef de la police n’en était pas moins émerveillé des déductions du détective. Maintenant je suis convaincu, et comme j’ai là, dans mon portefeuille, le mandat d’amener que j’ai décerné contre James Gobson, son arrestation est la chose la plus simple du monde. Venez, je m’en charge.

– Voilà, mon cher William, un coup de filet que mon brave Young ne vous pardonnera jamais, observa Kelly en riant et en ouvrant la porte du greffe. Tiens ! le voici !

Le grand Young était, en effet, dans la pièce voisine.

Averti par un de ses agents que la foule devenait plus nombreuse et plus bruyante que de coutume aux abords de la Morgue, le capitaine des détectives s’était hâté d’accourir, et, voyant les portes du lugubre établissement fermées, il avait pénétré dans le greffe pour s’informer des causes de cet attroupement et de ce bruit.

– Alors, laissons-lui le plaisir et l’honneur de l’arrestation de Gobson, proposa Dow.

– Soit ! dit le coroner, qui ne tenait peut-être pas outre mesure à accomplir lui-même cette mission.

Et il mit rapidement Young au courant de ce qui s’était passé et de ce qui avait été décidé.

Puis il lui donna le mandat d’arrêt.

Le capitaine, bien qu’il tînt toujours pour la culpabilité de Saunders, ne se permit aucune observation ; il tourna sur ses talons et se dirigea vers la porte qui communiquait du greffe dans la galerie publique.

– Un mot, mon brave Young, lui dit William Dow en l’arrêtant du geste. Prenez vos précautions, le gaillard est solide et je ne m’étonnerais pas qu’il fût armé.

Il n’en fallait pas davantage pour exciter la hardiesse du terrible détective. Il répondit par un sourire orgueilleux et ouvrit brusquement la porte.

Appuyé contre la grosse barre de fer qui défend contre la brutalité des curieux le vitrage derrière lequel sont exposés les corps, James Gobson lisait tranquillement le New-York Herald, mais il ne lisait que d’un œil, car, au bruit des gens qui sortaient du greffe, il se redressa, laissa tomber son journal et fit quelques pas en arrière.

Cependant son visage était resté si parfaitement calme qu’on n’eût pu dire qu’il se mettait sur la défensive.

Mais lorsqu’il vit s’avancer vers lui ce grand diable qu’il ne connaissait pas, il gagna d’un bond l’extrémité de la galerie, et en entendant Young lui crier de sa voix de stentor :

– Il est inutile de résister, monsieur, j’ai l’ordre de vous arrêter.

Il tira de sa poche un revolver, mit en joue le capitaine, et lui répondit d’un ton qui ne pouvait laisser aucun doute sur ses intentions :

– Pourquoi m’arrêter ? Si vous approchez, je vous tue. On n’arrête pas ainsi un citoyen de la libre Amérique.

– Voilà ce que je craignais, murmura le gros Kelly qui, bien que fort brave, se souciait peu de risquer sa vie dans une semblable aventure.

Aussi, croyant plus sage de parlementer, prit-il Young par le bras en répondant à Gobson :

– Comme Américain, votre réflexion ne manque pas de justesse : mais, comme ex-mari d’Ada Ricard, elle n’a pas le sens commun, car vous êtes soupçonné d’être son meurtrier et il existe contre vous un mandat d’amener qui doit être exécuté.

– Moi, l’assassin ! c’est faux, s’écria James Gobson.

Et son arme conservait toujours sa direction horizontale. Au même moment, de grands cris s’élevèrent au dehors. La foule avait deviné ce qui se passait ; elle voulait qu’on lui livrât le meurtrier et menaçait, malgré les policemen, d’envahir la Morgue.

– Vous entendez, reprit le chef de la police ; si vous ne vous rendez pas de bonne grâce, j’ordonne d’ouvrir les portes.

L’ex-mari de miss Ada pâlit un peu, car il savait bien comment le peuple s’y prend en Amérique pour faire justice ; cependant il ne riposta pas moins d’une voix ferme :

– Je suis innocent ! Tout plutôt que de me livrer lâchement !

Mais il venait à peine de prononcer ces mots qu’une détonation retentit, qu’il jeta un cri et que son revolver brisé s’échappa de sa main.

Tout cela grâce à William Dow, qui s’était introduit dans la salle d’exposition, s’était glissé derrière le rideau jusqu’à ce qu’il fût par le travers de James Gobson, et de là, d’une balle adroitement lancée, l’avait désarmé sans même le blesser.

Comprenant que toute résistance devenait inutile, l’Américain se rendit aussitôt au capitaine Young qui s’était élancé sur lui.

M. Kelly ordonna de conduire le prisonnier du côté de l’hôpital, à travers le greffe et les cours intérieures. Il ne lui paraissait pas prudent d’affronter la foule, dont le coup de feu avait encore augmenté la surexcitation.

Puis il s’élança au dehors pour annoncer lui-même l’arrestation de l’assassin de miss Ada Ricard.

À cette nouvelle, mille hurrahs enthousiastes s’élevèrent, et l’honorable chef de la police éprouva la douce satisfaction d’avoir les oreilles brisées par les cris de : « Vivat Kelly ! Kelly for ever ! » cris qui non seulement flattaient son amour-propre, mais aussi assuraient sa réélection.

Quelques minutes après, William Dow le rejoignit et Kelly lui serra affectueusement la main, car c’était bien à son intelligence et à son adresse qu’il devait cette nouvelle victoire.

Quant au capitaine Young, bien qu’à demi convaincu de la culpabilité de son prisonnier, il l’avait fait monter en voiture pour le confier, un quart d’heure plus tard, avec force recommandations, au directeur des Tumbs – les Tombes.

C’est le nom sinistre du colossal bâtiment d’architecture égyptienne qui sert, à New-York, tout à la fois de prison et de palais de justice.

Toutes les parties de cette massive construction communiquent entre elles par de longs et sombres couloirs qu’on dirait creusés dans une pyramide.

À l’une des extrémités de l’un de ces couloirs : la grande salle où la chambre criminelle tient ses audiences quatre fois par an ; à l’autre : bornée par de hautes murailles, la petite cour où master Meyer, l’exécuteur des hautes-œuvres pour l’État de New-York, lance ses malheureux patients dans l’éternité.

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