XI UNE AUDIENCE CRIMINELLE DANS L’ÉTAT DE NEW-YORK.

Le jour même, l’arrestation de James Gobson fut connue de la ville entière, et dans la soirée les principaux journaux mirent en vente des suppléments où était racontée, avec les détails les plus fantaisistes, la scène de la Morgue.

Le coup de pistolet tiré par William Dow était transformé par certaines de ces feuilles en une véritable mousqueterie. Les unes disaient que l’assassin de miss Ada ne s’était rendu qu’après avoir abattu une demi-douzaine de policemen ; les autres qu’il avait fallu le blesser pour s’emparer de lui.

Nous savons ce qu’il y avait de vrai dans tous ces récits.

Le lendemain seulement, les faits furent plus exactement connus, cela grâce à l’empressement que la police met en Amérique à bien renseigner le public, à lui livrer tous les moyens de contrôle, non seulement en lui communiquant les rapports officiels, mais encore en autorisant les journalistes à visiter les prisonniers.

On veut que celui auquel la loi va demander compte de ses actes puisse faire publier tout ce qui lui semble utile.

Nous verrons bientôt, d’ailleurs, combien sont sans limites aux États-Unis les droits de la défense, et quelle leçon pourraient puiser dans cette partie des mœurs américaines certains magistrats français que leur zèle entraîne à devenir les accusateurs des individus dont ils ne sont que les juges.

Chez nous, dès qu’un homme paraît devant un tribunal, sous quelque inculpation que ce soit, même du plus léger délit, de la moindre contravention, il a tout à craindre. Les magistrats fouillent impitoyablement dans son passé, dans celui de sa famille, dans celui de ses amis.

Est-il accusé d’outrage à la morale publique ? on s’informe de la régularité qu’il apporte dans ses affaires commerciales. Est-il prévenu de coups et blessures, s’est-il battu simplement en duel ? on recherche s’il a de bonnes mœurs, si sa mère est une honnête femme, si son père n’a jamais failli ; et le magistrat qui, du haut de son siège, sait qu’il ne pourra peut-être condamner son malheureux justiciable qu’à six jours de prison ou à cinquante francs d’amende, le déshonore par ses révélations, lui et les siens, pour toujours.

De l’autre côté de l’Océan, de même qu’en Angleterre, les choses ne se passent pas ainsi. Un magistrat n’oserait jamais appeler à son aide un fait étranger à la cause. Sauf dans le cas de récidive, le passé du prévenu n’appartient pas à son juge.

De plus, pas d’interrogatoire direct, pas de mise au secret, pas de pièges, pas de torture morale enfin. Dès qu’un homme est arrêté, il peut choisir son avocat, et c’est cet avocat seul qui répond pour son client au juge de paix ou au coroner faisant fonctions de juge d’instruction.

James Gobson vit donc bientôt sa cellule assiégée par une nuée de reporters, mais le récit qu’il fit au premier d’entre eux eût pu servir pour tous les autres, car il ne varia pas d’une syllabe.

Il raconta ce qu’il avait déjà affirmé à M. Kelly, c’est-à-dire que soixante-douze heures auparavant il ignorait l’événement, qu’il l’avait appris à Saint-Louis, d’où, convaincu que la noyée était bien son ancienne femme, il était accouru aussitôt ; mais qu’à la Morgue il avait immédiatement reconnu l’erreur générale.

S’il s’était révolté tout d’abord contre ceux qui voulaient l’arrêter, c’est qu’il était indigné de se voir l’objet d’une pareille accusation, accusation qui n’était qu’une calomnie dont son avocat, M. Macready, aurait aisément raison. Maintenant il avait recouvré le calme et attendait sans crainte la solution de cette sotte affaire.

L’ex-mari d’Ada Ricard avait en effet repris tout son sang-froid ; il mangeait, buvait et fumait comme un homme dont la conscience est parfaitement tranquille. Quand il lisait dans les journaux quelque passage dur à son endroit, il se contentait de hausser les épaules.

Lorsqu’il avait été confronté avec les témoins groupés fort habilement par MM. Mortimer et Davis : Thomson le loueur de voitures et Tom Katters, son cocher, qui l’avaient reconnu à ses traits et à sa voix, puis avec dix des invités de miss Ada Ricard, qui avaient assuré que sa taille et sa tournure étaient bien celles de l’Indien dans les bras duquel la malheureuse femme avait disparu, il leur avait répondu avec fermeté mais sans colère qu’ils se trompaient.

Quant à Mary, elle ne put rien dire, puisqu’elle n’avait aperçu le ravisseur que de loin, au delà de la masse des danseurs.

Mais James Gobson n’avait convaincu personne de son innocence, M. Davis moins que tout autre, car il refusa de le mettre en liberté sous caution ; et malgré les efforts de l’avocat Macready, qui appela à son aide toutes les ruses que fournit l’arsenal des lois américaines, l’instruction arriva si rapidement à son terme que, moins d’un mois après son arrestation, le prisonnier fut informé de sa prochaine comparution devant la cour criminelle.

Le grand jury, qui fait fonction aux États-Unis de chambre des mises en accusation, l’avait renvoyé devant le jury de jugement.

– Plaiderons-nous coupable ou non coupable ? lui demanda son défenseur en lui apportant cette nouvelle.

– Non coupable, monsieur Macready, non coupable ! répondit vivement le détenu. Doutez-vous de mon innocence, après toutes les preuves que je vous en ai données ?

– Dieu m’en garde ! j’en suis certain, au contraire, et je vous promets que l’avocat de l’État, l’illustre O’Brien, passera de vilains quarts d’heure.

Et laissant son client sur cette bonne promesse, M. Macready s’en fut revoir une dernière fois son dossier.

Quant à James Gobson, nous devons l’avouer, lorsqu’il était seul dans sa cellule, il dissimulait moins l’inquiétude qui s’était emparée de lui depuis quelques jours et grandissait visiblement au fur et à mesure que l’heure de son jugement approchait.

L’opinion publique, qui pèse d’un si grand poids sur la justice aux États-Unis, ne lui était pas favorable ; il le savait, et il lui manquait à lui, accusé, une arme défensive, souvent toute-puissante : il ne faisait partie d’aucun parti politique, d’aucune secte religieuse.

C’est que parfois, dans le Nord-Amérique, il n’en faut pas davantage pour obtenir l’acquittement du plus fieffé coquin. Qu’il y ait, par exemple, entre le jury et l’avocat de l’État antagonisme politique, et le bon droit n’est plus pour grand’chose dans l’affaire.

Or James Gobson n’avait pas cette chance de son côté : la politique sommeillait et, sans trop de difficultés, malgré les chicanes de son défenseur, on avait réuni les douze jurés nécessaires, opération plus délicate aux États-Unis que partout ailleurs.

Là, il faut, en effet, que les hommes appelés à juger un autre homme puissent jurer avant de siéger qu’ils ne connaissent rien de la cause, qu’ils n’ont lu dans les journaux aucun article la concernant, qu’il n’en ont jamais parlé avec leurs amis, qu’ils y sont, en un mot, absolument étrangers.

Puis, ils devront ensuite rendre leur verdict à l’unanimité, ce qui fait que, lorsqu’il se trouve parmi les jurés un membre récalcitrant ou entêté, la délibération dure plusieurs jours. Parfois même, ces messieurs ne pouvant s’entendre, la solution des débats est renvoyée à une autre session.

On voit que, dans nul pays, l’honneur, la vie et la liberté d’un accusé ne sont entourés de telles garanties. Aussi, en Amérique, les plus petits avocats ne désespèrent-ils jamais des plus mauvaises causes, en raison de l’abus où conduisent ces mœurs et ces coutumes.

M. Macready, qui, lui, était un habile, avait donc pleine confiance dans l’issue du procès, et il communiqua si bien cette conviction à son client, que le matin du jour où il devait comparaître devant la cour criminelle, James Gobson déjeuna avec un excellent appétit.

Vers onze heures, lorsque les gardes vinrent le prendre pour le conduire à l’audience, il se ganta tranquillement, les suivit d’un pas ferme, et prit place, plutôt comme un curieux que comme un accusé, en face de ses juges.

Nous ne ferons pas à nos lecteurs la description d’une salle d’assises aux États-Unis ; ces salles ne diffèrent en rien des nôtres.

Sur une estrade, les magistrats ; à leur gauche, dans un large box, les jurés ; en face de ceux-ci, l’accusé, ses défenseurs et les journalistes : puis, en avant de l’auditoire, une rangée de banquettes pour les témoins.

Seulement, en Amérique, pas de costumes officiels, ni pour les juges ni pour les avocats. Tout le monde est en tenue de ville, et à peine deux ou trois policemen pour maintenir le bon ordre, ce qui n’empêche pas que les choses s’y passent dans le plus grand calme.

C’est une justice à rendre à la magistrature desÉtats-Unis : elle juge sans morgue, sans mise en scène, et procède avec la plus parfaite urbanité, en même temps qu’avec beaucoup de dignité.

La foule était immense et, tout occupée qu’elle fût de la tête en cire d’Ada Ricard, qui avait été placée sur une petite table au milieu du prétoire, elle en détourna bientôt ses regards pour les attacher sur James Gobson, que pas un des assistants peut-être ne connaissait de vue.

Mais ce mouvement de curiosité ne troubla pas un instant l’accusé, qui s’était assis auprès de son avocat et causait tout bas avec lui.

James Gobson ne releva la tête que lorsque le président de la cour, M. Douglas, annonça que l’audience était ouverte.

Inutile de dire que M. Mortimer et le coroner Davis y assistaient, ainsi que nos amis William Dow et Young. Une fois les formalités ordinaires accomplies, M. O’Brien, l’avocat de l’État, prit la parole pour retracer les faits sur lesquels reposait l’accusation.

S’il existait parmi les auditeurs quelques personnes doutant encore de la culpabilité de James Gobson, elles en furent bientôt convaincues, car, après avoir pris l’accusé à l’époque de son mariage, pour rappeler sa conduite envers sa femme, son divorce, ses mœurs, ses serments de vengeance et son existence aventureuse, M. O’Brien le montra quelques jours avant le crime à Jefferson, préparant tout pour son exécution.

Puis il le retrouva chez le loueur de voitures, le suivit au bal chez miss Ada, l’accompagna jusqu’à Yorkville, et prenant ensuite comme base les déductions ingénieuses auxquelles il s’était livré, l’avocat de l’État s’embarqua avec James Gobson et sa femme, pour faire assister ceux qui l’écoutaient à la scène terrible qui s’était passée sur le fleuve pendant la nuit.

On vit l’assassin étouffer miss Ada, la dépouiller de ses bijoux et de ses vêtements, ne lui rien laisser sur elle qui pût faire reconnaître son corps si plus tard il revenait sur l’eau, attacher à une de ses jambes le baril de goudron volé sur le wharf 43, afin que le cadavre, retenu par ce poids au fond de la rivière, ne pût flotter avant que la décomposition l’eût rendu tout à fait méconnaissable, et enfin précipiter dans le gouffre la malheureuse victime de cet épouvantable attentat.

– Son forfait accompli, dit ensuite l’accusateur, James Gobson n’a plus qu’un souci : se préparer un alibi pour échapper à tous soupçons. Il part alors pour les Montagnes-Rocheuses, où il est resté non pas trois mois, comme il le prétend, mais un mois seulement ; et lorsqu’il revient, lorsqu’il se présente hardiment à l’office central de la police, c’est pour affirmer qu’il ne connaît le crime que depuis quelques heures et que la femme noyée n’est pas celle qui a porté son nom. Heureusement pour la justice que deux honorables habitants de Jefferson ont vu James Gobson dans cette ville quelques jours avant le crime, et que dix témoins retrouvent en lui les traits, la voix, la stature de l’individu qui a loué une voiture, donné des ordres au cocher Tom Katters et enlevé si audacieusement miss Ada Ricard au milieu de ses invités. Quant à ses complices, s’ils ne l’ont pas trahi, c’est qu’ils ont reçu leur part du butin et que le silence peut seul les sauver.

Après cette exposition si nette et si concluante de M. O’Brien, la cour entendit les témoins. Tous confirmèrent leurs précédentes dépositions, tous reconnurent de nouveau la pauvre femme dans la tête de cire, sauf Mary qui, sans oser lever les yeux, murmura :

– Je n’ai pas reconnu ma maîtresse à la morgue, comment voulez-vous que je la reconnaisse ici ?

Un seul témoin faisait défaut, c’était le gros Saunders ; mus, à la suite d’un rapport médical, la cour et M. Macready lui-même avaient renoncé à le faire comparaître.

Depuis le jour où nous l’avons vu pour la dernière fois, l’état du riche fabricant de biscuits ne s’était pas amélioré. Lorsque M. Davis avait fait une dernière tentative auprès de lui, Saunders s’était jeté à genoux en s’écriant :

– C’est moi qui suis cause de sa mort, mais je ne voulais pas la noyer. Oh ! ce colonel ! je le tuerai.

Et ne voyant dans ces exclamations inexplicables que le désespoir d’un amant affolé par la perte de sa maîtresse, le coroner s’était dit que Saunders ne tarderait pas à perdre tout à fait la raison.

Si accablante qu’eût été pour lui cette première partie des débats, James Gobson n’avait rien perdu de son calme. Il n’avait interrompu ni M. O’Brien ni les témoins ; il s’était contenté par moments de sourire.

La loi ne permettant aux magistrats d’interroger les accusés que s’ils demandent eux-mêmes à donner des explications, l’honorable président de la cour, M. Douglas, n’avait donc pas adressé la parole à James Gobson, et il allait la donner à M. Macready, lorsque l’ex-mari d’Ada Ricard se leva tout à coup et dit d’une voix ferme :

– Messieurs les juges, messieurs les jurés, mon avocat, j’en ai la certitude, va vous démontrer sans beaucoup de peine combien est peu fondée l’accusation que vous venez d’entendre ; je ne veux, moi, vous dire que ceci : Tous les témoins qui affirment me reconnaître pour l’individu dont ils parlent sont abusés par une étrange ressemblance, ainsi que ceux qui retrouvent sur cette tête de cire les traits de l’ex-mistress Gobson. Je ne suis pas plus le meurtrier de la noyée sur laquelle a été fait ce moulage que cette noyée n’était Ada Ricard.

Ces mots prononcés, sans s’inquiéter du murmure avec lequel l’auditoire les avait accueillis, l’accusé se rassit.

M. Macready prit alors la parole et, bien que sa tâche parût difficile, ou eût dit, dès ses premières phrases, que l’acquittement de son client ne faisait pas, pour lui, l’ombre d’un doute.

– Que la victime de cet événement mystérieux, s’écria-t-il en débutant, soit ou ne soit pas celle qui s’est appelée Ada Ricard après avoir été mistress Gobson, peu m’importe ! Les uns la reconnaissent, les autres ne la reconnaissent pas, et celui qui aurait le plus grand intérêt à retrouver les traits de sa femme sur ce visage de cire n’y voit qu’une ressemblance qui ne l’a pas trompé un instant. Oui, messieurs, le plus grand intérêt, car si miss Ada Ricard était morte, son ex-mari, James Gobson, toucherait 20,000 dollars de la compagnie d’assurances sur la vie le Gresham.

» Je sais bien, et James Gobson le sait comme moi, que l’assassinat de l’un par l’autre des contractants annule le contrat ; c’est alors de complicité que vous auriez dû accuser mon client, car, habile et hardi comme vous le voulez croire, il n’aurait jamais été assez naïf pour se rendre indigne du seul bénéfice qu’il eût à tirer de la mort de celle qui avait été sa femme. C’est la situation même que vous lui avez faite qui le défend : il n’avait aucun intérêt à commettre ce crime. Il l’aurait donc commis par vengeance. Pour se donner cette cruelle satisfaction, il aurait risqué son honneur, sa vie, et 20,000 dollars. C’est beaucoup !

» Ah ! je sais bien que mon adversaire veut que James Gobson ne soit pas qu’un assassin, mais aussi un voleur. Non seulement il a tué sa femme, mais encore il l’a dépouillée de ses bijoux, et c’est là le bénéfice de son crime, bénéfice qui compense et de beaucoup la perte de 20,000 dollars.

» Eh bien ! où sont-ils ces bijoux ? Les a-t-il vendus ? À qui ? Les avez-vous trouvés chez lui, dans ses malles ? Il ne suffit pas de dire d’un homme : il a volé ; il faut encore, si on ne l’a pas pris en flagrant délit, démontrer ce qu’il a fait des objets volés ou découvrir leur trace.

» Ici, vous accusez d’un vol et le corps du délit n’existe nulle part. J’affirme donc que vous ne pouvez pas davantage le condamner comme assassin, car, le vol écarté, il eût agi comme un fou s’il s’était fait le meurtrier de sa femme.

» Voyons, s’il avait assassiné et dépouillé Ada Ricard, dans quel but se serait-il présenté lui-même à M. Kelly ? Comment ! voilà un homme qui, ayant encore une certaine fortune, a commis un crime qui lui rapporte près de cent mille dollars, il peut échapper à toutes les recherches, et il se livre à la police ! Est-ce que cela est admissible un seul instant ?

» Non, la vérité est celle-ci, c’est qu’en apprenant la mort de l’ex-mistress Gobson, James s’est souvenu de son contrat d’assurance et que son seul but, en venant à New-York, était de lever un acte de ce décès pour bénéficier des clauses de ce contrat. Et c’est lui-même, alors qu’il ne peut se douter de vos soupçons prêts à devenir une accusation, c’est lui-même qui s’écrie, sacrifiant ses propres intérêts : « Vous vous trompez tous, ce n’est pas là Ada Ricard ! »

» Est-ce que le bon sens, la logique, la raison, ne renversent pas tout votre échafaudage romanesque ? À moins qu’il ne soit commis par une brute altérée de sang, est-ce que tout crime n’est pas une spéculation ? Spéculation monstrueuse, mais spéculation. Eh bien ! est-ce que James Gobson est une brute ? Non ! alors quelle eût été sa spéculation ?

» Passons maintenant à ces faits que l’avocat de l’État enchaîne avec une si grande habileté ; il le croit du moins. Ils ne résistent pas un instant à l’examen ; il n’est pas un homme sage qui puisse les accepter.

» Vous voulez que James Gobson ait tué sa femme parce qu’il vous dit qu’il était dans les Montagnes-Rocheuses au moment du crime, et que deux personnes l’ont vu quelques jours avant à Jefferson. D’abord ces personnes ne se sont-elles point trompées ? Mais admettons qu’elles disent vrai, je ne vous arrête pas moins.

» James Gobson, poursuivit l’infatigable défenseur, est-il donc forcé de se rappeler, sous peine d’être un criminel, ce qu’il faisait pendant cette nuit que miss Ada employait à fêter ses amis ? Je vous avoue, pour ma part, que, s’il me fallait dire ce que je faisais et où j’étais il y a trois mois à cette heure, je serais bien embarrassé ; et je défie qui que ce soit ici d’affirmer sur l’honneur qu’il peut répondre d’une manière précise à une semblable question.

» Et puis, est-ce que j’ai mission de prouver que mon client est innocent ? C’est une erreur, c’est vous qui avez celle de prouver qu’il est coupable. Or, vous ne le prouvez pas. Vous me présentez un homme travesti, masqué. Vous ne lui arrachez pas son masque. Vous lui donnez des complices et ne les retrouvez pas. Vous dites qu’il a volé et vous ne savez ce que sont devenus les objets volés ! Tout cela est-il bien sérieux et n’ai-je pas le droit de m’écrier : Il a été commis un crime, crime mystérieux, dont la victime n’est même pas absolument reconnue, crime qui a vivement ému l’opinion publique, et à cette opinion publique, que vous voulez ramener à vous et calmer, vous jugez indispensable d’offrir un coupable ; quel qu’il soit, fût-ce même, ainsi que James Gobson, un homme parfaitement innocent. »

Ce n’est là, on le comprend, que le résumé de la plaidoirie de M. Macready, qui parla pendant plus de cinq heures et parvint souvent à séduire une partie de son auditoire. Mais son action fut moindre sur les jurés, car, après moins d’une heure de délibération, ils rapportèrent un verdict affirmatif.

En entendant déclarer par le chef du jury que son client était reconnu coupable d’assassinat, – de circonstances atténuantes, il n’en pouvait être question, cette disposition n’existant pas dans le Code américain, – M. Macready, qui s’était levé, se laissa retomber atterré sur son siège. Quant à James Gobson, il n’eut pas même un mouvement de surprise ; ses lèvres esquissèrent seulement un sourire de mépris.

L’honorable M. Douglas prit alors la parole, lut à haute voix les divers articles du Code pénal se rapportant à la cause et prononça la condamnation de l’accusé à la peine de mort.

Puis, après avoir consulté un almanach, il ajouta :

– James Gobson, à moins que vous n’ayez quelque objection sérieuse à opposer au choix de ce jour, vous serez pendu le 23 de ce mois. Nous sommes aujourd’hui mardi, ce sera donc de demain en quinze.

– Je préférerais, monsieur le président, répondit le condamné avec beaucoup de sang-froid, vivre un peu plus longtemps, mais je n’ai pas d’autre observation à faire ; le mercredi n’éveille en mon esprit aucune répugnance. Ce jour-là, vous ferez mourir un innocent.

Et, après avoir remis son chapeau sur sa tête et serré la main de son défenseur, James Gobson se retira, aussi calme qu’il était venu.

Quant à la foule, qui n’avait pas fait entendre le moindre murmure d’approbation ou d’improbation, elle s’écoula tranquillement. Il était évident néanmoins que M. Macready avait gagné un certain nombre de ses auditeurs. Dans l’esprit de quelques-uns d’entre eux, il restait un doute à l’égard de la culpabilité de l’ex-mari de miss Ada Ricard.

L’intrépide Young était de ces derniers, car au moment où il quittait la salle d’audience, en compagnie de William Dow, celui-ci lui demandant :

– Eh bien ! êtes-vous convaincu ?

Il répondit :

– Pas tout à fait. Ce diable d’homme ne s’est pas trahi une seule minute ; il avait le calme d’un innocent. De plus, ce qui me contrarie, c’est que nous ne puissions mettre la main ni sur ses complices ni sur les bijoux de miss Ada. M. Macready a raison : s’il a volé ces bijoux, pourquoi est-il venu se livrer ?

– Vous, pour croire les choses, il vous faut les voir.

– Dame ! du moins, j’aime mieux ça.

– Alors, lorsque le vent emporte votre chapeau, vous ne croyez pas au vent par ce qu’il n’est pas visible ? Tenez, mon cher capitaine, vous êtes le plus brave soldat que je connaisse, mais vous ne serez jamais qu’un médiocre policier. Eh bien ! pour vous faire plaisir et calmer votre conscience, je vous promets de retrouver les complices de James Gobson et les bijoux de sa femme.

– Ah ! ce jour-là, mon admiration pour vous n’aura plus de bornes.

William Dow accueillit cette flatteuse promesse avec un triste sourire, qui disait combien il poursuivait un tout autre but qu’une puérile satisfaction d’amour-propre ; puis il serra la main que lui offrait le chef des détectives et s’éloigna en murmurant :

– Oui, certes, je retrouverai les complices ou plutôt les auxiliaires de James Gobson, cela, avant peu de temps, je l’espère.

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