Chapitre X

Soudain, le chant se tut, couvert par un bruit de voix.

– Païens, ennemis de l’Égypte, criait quelqu’un, vous chantez pendant que nous sommes dans l’inquiétude, et vous célébrez une Juive qui retarde la crue du Nil par ses magies…

– Gare à vous, répondit une autre voix. Vous êtes ici sur les terres de l’héritier du trône !

– Nous ne repartirons pas avant d’avoir vu la Juive et lui avoir fait part de nos griefs…

– Fuyons ! cria Tafet.

– Où veux-tu fuir ? demanda Gédéon.

– Jamais ! s’écria Sarah, que la colère gagnait. J’appartiens au prince héritier, et ces gens lui doivent le respect !

Avant que son père et sa servante n’aient pu la retenir, elle courut tout de blanc vêtue sur la terrasse en criant à la foule :

– Me voici ! Que me voulez-vous ?

Le tumulte se calma un instant, puis des voix menaçantes retentirent :

– Sois maudite, étrangère dont les péchés retiennent les eaux du Nil !

Des pierres sifflèrent dans l’air. L’une d’elles vint frapper Sarah au front.

– Père, au secours ! s’écria-t-elle en portant la main à la tête.

Gédéon la prit dans ses bras et la ramena à l’intérieur de la maison. Pendant ce temps, des hommes franchissaient le mur de la propriété et pénétraient dans le jardin. Tafet se mit à hurler, et l’esclave noir, saisissant une hache, se plaça en travers de la porte d’entrée ; il avertit les assaillants qu’il fracasserait le crâne au premier qui essayerait d’entrer.

– Envoyez donc quelques pierres à ce chien nubien ! cria quelqu’un.

Mais à ce moment on vit émerger du fond du jardin un homme au crâne rasé, les épaules couvertes d’une peau de panthère. La foule se tut.

– Un prêtre… Un saint homme… murmura-t-on.

– Égyptiens ! dit le prêtre d’une voix calme, comment osez-vous porter la main sur les biens de l’héritier du trône ?

– Une Juive impure habite ici. Elle empêche le Nil de monter… La misère nous attend !

– Hommes stupides ou de mauvaise foi ! continua le prêtre. Comment pouvez-vous croire qu’une femme influence la volonté des dieux ? Chaque année, le Nil est en crue. En a-t-il jamais été autrement, malgré la présence dans le pays de nombreux étrangers, souvent des prisonniers forcés à un lourd travail, et qui nous maudissent ? Ceux-là voudraient attirer sur nous tous les malheurs possibles ; ils voudraient que le soleil ne se lève plus ou que le Nil arrête ses crues… Et qu’advient-il de leurs prières ? Ou bien leurs dieux ne les entendent pas, ou bien ces dieux sont moins puissants que les nôtres. Comment voudriez-vous alors qu’une femme, qui se sent heureuse chez nous, puisse attirer des malheurs que nos plus grands ennemis sont impuissants à provoquer ?

– Il a raison, le saint homme, il a raison ! cria-t-on dans la foule.

– Et pourtant, le Juif Messu a fait naître la peste en Égypte, riposta une voix.

– Qu’il vienne ici, celui qui a parlé ! cria le prêtre. Qu’il vienne ici s’il n’est pas un ennemi de l’Égypte !

La foule s’agita, mais personne n’en sortit.

– Il y a parmi vous, continua le prêtre, des hommes mauvais tels des hyènes dans une bergerie. Ils se moquent de votre misère mais vous poussent à détruire la maison du prince héritier et à vous insurger contre le pharaon. Mais si vous les écoutiez et si votre sang coulait, ils se terreraient prudemment tout comme maintenant ils se cachent !

– C’est un saint homme, obéissons-lui, cria la foule.

Certains se prosternèrent devant le prêtre.

– Écoutez-moi, Égyptiens ! dit celui-ci. Pour vous récompenser de votre foi dans les paroles d’un prêtre et de votre obéissance au pharaon, une grâce vous a été accordée. Rentrez chez vous en paix et, peut-être, avant que vous ne soyez arrivés au bas de cette colline, le Nil aura commencé à monter…

– Puisses-tu dire vrai !

– Allez ! Plus grande sera votre foi et plus tôt vous aurez votre récompense.

– Allons vite ! Sois béni, saint père !

La foule commença à se disperser. Soudain, quelqu’un cria :

– Un miracle ! Un miracle !

– On a allumé des lumières sur la tour de Memphis ! Le Nil monte ! Regardez, des lumières s’allument partout ! Le saint père était un vrai prophète !

On chercha le prêtre mais il avait disparu dans l’obscurité.

La foule, furieuse quelques instants plus tôt, à présent reconnaissante, eut vite oublié et sa colère et l’étrange prêtre. Une joie immense s’empara d’elle ; elle se mit à courir vers les rives du fleuve. Des feux de bois s’allumèrent bientôt un peu partout au bord de l’eau, et un grand chant s’éleva :

– Sois béni, fleuve sacré ; tu donnes la vie à l’Égypte, tu arroses les prairies, tu abreuves la terre… Tu es le maître des poissons, des récoltes et des blés… Tu donnes le pain à des millions de malheureux…

Pendant ce temps, la barque brillamment illuminée de l’héritier du trône abordait au milieu des cris et des chants. Ces mêmes hommes qui, une heure plus tôt, voulaient piller la demeure du prince, se jetaient maintenant à terre devant lui, sautaient dans l’eau pour embrasser les rames de son embarcation.

Ramsès descendit, joyeux, accompagné de Tutmosis. Il entra dans la maison de Sarah. Lorsque Gédéon le vit, il dit à Tafet :

– Je ne tiens pas à rencontrer le maître de ma fille…

Il sauta le mur du jardin et disparut dans la nuit.

Tutmosis disait, tout en pénétrant dans la maison :

– Bonsoir, belle Sarah ! Je pense que tu nous recevras bien, précédés que nous sommes par les musiciens que je t’ai envoyés !…

Sarah parut sur le seuil, un bandeau sur le front. L’esclave noir et Tafet la soutenaient.

– Qu’as-tu ! demanda le prince, étonné.

– Il s’est passé ici des drames terribles ! s’écria Tafet. Des païens, ont attaqué ta maison, et l’un d’eux a blessé Sarah d’un coup de pierre…

– Quels païens ?

– Des Égyptiens ! dit la servante.

Le prince la regarda avec mépris. Puis, soudain, la colère l’envahit.

– Qui a frappé Sarah ? Qui a lancé la pierre ? demanda-t-il au Noir, en le saisissant par l’épaule.

– Ceux qui sont là-bas, au bord du fleuve, répondit l’esclave.

– Hé ! Les gardiens ! s’écria le prince. Armez tous les hommes et en avant contre cette racaille !

Le Noir reprit sa hache, les domestiques se rassemblèrent, les soldats de la suite du prince rajustèrent leurs glaives.

– Que veux-tu faire ? murmura Sarah, entourant de ses bras le cou du prince.

– Je veux te venger, dit-il. Celui qui te frappe me frappe !

Tutmosis pâlit et secoua la tête.

– Comment vas-tu reconnaître dans la nuit et dans la foule ceux qui ont commis ce méfait ? demanda-t-il.

– Peu importe ! La foule l’a commis, la foule paiera !

– Ce ne sont pas là des paroles de juge, dit Tutmosis. Or, tu dois être le juge suprême…

Le prince devint songeur. Son compagnon poursuivit :

– Réfléchis à ce que dira demain le pharaon !… Et quelle satisfaction pour tous tes ennemis d’apprendre que l’héritier du trône attaque son propre peuple, la nuit, à quelques pas du palais du pharaon ?

– Ah ! Si mon père m’avait donné, ne fût-ce que la moitié de son armée, j’aurais fait taire définitivement tous mes ennemis ! s’écria le prince, en frappant rageusement du pied.

– De plus, continua Tutmosis, rappelle-toi ce paysan… Tu pleurais la mort d’un innocent, et tu veux toi-même tuer des innocents !

– Assez ! interrompit le prince. Ne t’expose pas à ma colère ! Entrons.

Tutmosis se tut. Le prince prit Sarah par le bras et monta avec elle à l’étage. Il la fit asseoir près de la table, sur laquelle le repas était resté inachevé et, approchant un chandelier, il arracha le bandeau quelle portait au front.

– Mais, dit-il, ce n’est même pas une blessure, mais une simple contusion.

Il regarda Sarah avec attention.

– Je n’aurais jamais cru que tu puisses avoir un bleu… Cela change tellement le visage…

– Je ne te plais donc plus ? demanda Sarah tout bas, en levant sur lui des yeux pleins de crainte.

– Mais si ! D’ailleurs, la trace disparaîtra vite.

Puis il appela Tafet et l’esclave noir et se fit raconter en détail les événements de la soirée.

– C’est lui qui nous a défendus, dit Sarah en désignant le Noir : il s’est mis devant la porte, une hache à la main…

– Tu as fait cela ? demanda le prince à l’esclave.

– Je ne pouvais pas permettre que des étrangers pénètrent dans ta maison !

Le prince lui caressa la tête.

– Tu t’es conduit comme un homme courageux, dit-il. Je te donne la liberté. Demain, tu recevras une récompense et tu pourras retourner chez les tiens.

Le Noir vacilla, ses yeux brillèrent. Soudain, il se jeta à genoux et s’écria :

– Ne me chasse pas, seigneur !

– Soit, dit le prince. Reste chez moi, mais comme soldat libre. J’ai besoin d’hommes comme toi, ajouta-t-il en regardant Tutmosis. D’hommes qui parlent peu mais qui savent se battre…

Puis il lui demanda encore des détails sur l’incident, et lorsque le Noir lui eut parlé de l’intervention du prêtre et du miracle, le prince s’écria :

– Je suis le plus malheureux homme d’Égypte ! Bientôt je trouverai des prêtres jusque dans mon lit !… Mais d’où venait-il ? Qui était-il ?

Le Noir n’en savait évidemment rien. Il raconta seulement combien le prêtre avait été bienveillant à l’égard du prince et de Sarah, et que les hommes qui avaient attaqué la maison étaient des Égyptiens.

– C’est étrange, dit le prince en se jetant sur le lit. Mon esclave noir se révèle un bon soldat, un prêtre défend une Juive parce qu’elle m’appartient… Qui est ce prêtre étrange ? Puis voilà des Égyptiens, toujours à genoux devant le pharaon, qui attaquent la maison de son fils, à l’investigation d’inconnus… Décidément, il faut que je tire tout cela au clair !

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