Chapitre IX

Sur la rive gauche du Nil, à l’extrémité de la banlieue Nord de Memphis, s’étendait la propriété que le prince héritier avait mise à la disposition de Sarah, fille de Gédéon.

C’était un domaine d’une vingtaine d’hectares, de forme carrée, disposé en gradins. La partie située dans le bas et inondée régulièrement par les crues du Nil, était consacrée à la culture du blé et des légumes. Un peu plus haut, là où les crues n’arrivaient pas toujours, on avait planté des palmiers et des arbres fruitiers. Dans le haut, enfin, se trouvaient un jardin, de la vigne ainsi que la maison.

Celle-ci était à un étage, en bois, munie comme toujours d’une terrasse surmontée d’une tente de toile. Au rez-de-chaussée logeait un esclave noir de Ramsès, à l’étage, Sarah avec sa servante Tafet. La maison était entourée d’un mur de pierres au-delà duquel on apercevait les étables et les communs. L’appartement de Sarah était petit, mais luxueux. Le sol était couvert de tapis ; aux portes et aux fenêtres flottaient des tentures de tissu à lignes multicolores. Le mobilier se composait de lits, de chaises, de coffres sculptés, de petites tables à trois pieds sur lesquelles étaient placés des vases pleins de fleurs, des cruchons de vin, des flacons de parfum, des coupes d’or et d’argent, des torchères de bronze. Tout était exquis d’élégance, de goût et de grâce.

Sarah habitait depuis dix jours déjà dans cette retraite, s’y cachant des hommes par peur et par honte ; en fait, les domestiques ne l’avaient même jamais entrevue. Elle passait ses journées à coudre, à tisser du drap ou à faire des couronnes de fleurs pour Ramsès. Parfois, elle allait sur la terrasse et, écartant prudemment le rideau de la tente, elle regardait le Nil couvert de barques où retentissait un harmonieux chant d’hommes ; ou bien elle levait les yeux avec crainte sur les sombres pylônes du palais royal, qui se dressaient, silencieux et menaçants, de l’autre côté du fleuve. Alors, elle retournait en hâte à son travail et faisait venir auprès d’elle Tafet.

– Assieds-toi ici, disait-elle ; qu’as-tu donc à faire en bas ?

– Le jardinier a apporté les fruits et nous avons reçu du pain et du vin de la ville ; j’ai dû en prendre livraison.

– Reste près de moi et parle-moi, car j’ai peur…

– Tu es une enfant ! répondait en riant Tafet. Le premier jour, moi aussi j’avais peur ; mais cela n’a pas duré, car que craindrais-je alors que tous, ici, sont à genoux devant moi ? Pour toi, c’est sur la tête qu’ils marcheraient ! Va donc voir comme le jardin est beau. Fais un tour dans les champs où on récolte le blé ! Monte dans la barque dorée qui t’attend et fais-toi promener sur le Nil !…

– J’ai peur !

– Mais de quoi donc ?

– Je n’en sais rien. Tant que je couds, j’ai l’impression d’être à la maison ; je crois entendre arriver mon père… Mais lorsque le vent écarte les tentures et que je vois ce pays étranger, j’ai l’impression qu’un faucon m’a ravie et amenée dans son aire, que je ne pourrai plus jamais quitter !…

– Quelle enfant ! répéta Tafet. Si tu voyais quelle baignoire de cuivre t’a envoyée ce matin le prince ! Et quels cruchons merveilleux !

Après le coucher du soleil, à l’abri de l’obscurité, Sarah reprenait courage et passait de longues heures sur la terrasse à regarder le fleuve. Lorsqu’enfin apparaissait au loin une barque illuminée de torches, qui laissaient sur l’eau des traînées de sang, Sarah sentait son cœur vaciller. C’était Ramsès qui venait à elle, et elle eût été incapable de dire ce qu’elle éprouvait. Était-ce la joie d’attendre cet homme si beau qui, quelques jours plus tôt, l’avait séduite d’un seul regard ? Était-ce la crainte de revoir son maître et seigneur ?

Un jour, son père vint la voir. C’était sa première visite. Sarah avait couru vers lui en pleurant, l’avait embrassé, lui avait lavé les pieds, l’avait parfumé. Gédéon était un homme grand et maigre, aux traits durs.

– Tu es enfin là, s’était écriée Sarah, et elle s’était remise à lui couvrir les mains de baisers.

– Je m’étonne moi-même d’être ici, répondit tristement Gédéon. Je suis entré comme un voleur et tout le long du chemin il m’a semblé que les Égyptiens me montraient du doigt et que les Juifs crachaient sur mon passage.

– Mais, père, tu m’as toi-même donnée au prince ! murmura Sarah.

– Que pouvais-je faire d’autre ? D’ailleurs, je me trompe en croyant que maintenant on me méprise. Les Égyptiens que je connais me saluent très bas ; notre maître Sesofris parle d’agrandir ma maison ; le seigneur Chairès m’a offert un baril de vieux vin, et notre nomarque lui-même m’a fait demander si tu étais en bonne santé et si je ne voulais pas devenir son régisseur.

– Et les Juifs ? demanda Sarah.

– Les Juifs ? Ils savent que je n’ai pas cédé de bon gré, et d’ailleurs chacun d’entre eux voudrait qu’on lui fît une telle violence… Dieu seul est juge ! Dis-moi plutôt comment tu vas ? acheva-t-il.

– Elle ne pourrait être mieux sur le sein d’Abraham ! dit Tafet. Toute la journée, on nous apporte du vin, des fruits, de la viande, tout ce que nous pouvons désirer. Et quelle baignoire nous avons ! Toute en cuivre !

– Il y a trois jours, l’interrompit Sarah, le Phénicien est venu me voir. Il a insisté pour que je le reçoive…

– Il m’a donné une bague en or ! intervint Tafet.

– Il m’a dit, continuait Sarah, qu’il était le gérant de mon maître, et m’a offert deux bracelets, un collier de perles, et un coffret de parfums.

– Pour quelle raison t’a-t-il offert tout cela ? demanda son père.

– Pour rien. Il a simplement demandé que je rappelle à mon maître que Dagon est son plus fidèle serviteur.

– Tu amasseras bien vite un coffre de bracelets et de colliers, répondit Gédéon en souriant. Ah ! Fais vite fortune et rentre chez nous ! ajouta-t-il après un instant.

– Et que dirait mon maître ? demanda tristement Sarah.

Gédéon secoua la tête.

– Avant un an, dit-il, ton maître t’aura abandonnée. Si tu étais Égyptienne, il te prendrait dans sa maison. Mais une Juive…

– Tu crois vraiment qu’il m’abandonnera ? demanda Sarah avec un soupir.

– Laissons l’avenir en paix. Je suis venu passer le sabbat chez toi.

– J’ai de bons poissons, de la viande et des galettes, intervint Tafet. J’ai également acheté à Memphis un chandelier à sept branches et des bougies de cire. Le souper sera meilleur que chez Chairès lui-même.

Gédéon sortit avec sa fille sur la terrasse. Lorsqu’ils furent seuls il dit :

– Tafet m’a dit que tu restais constamment à la maison. Pourquoi cela ? Tu devrais au moins sortir dans le jardin !

– J’ai peur ! murmura Sarah.

– Que crains-tu dans ton jardin ? Tu es la maîtresse, ici…

– Un matin, je suis sortie dans le jardin. Des hommes me virent et je les entendis se dire entre eux : « Regardez, c’est la Juive de l’héritier du trône. C’est à cause d’elle que les crues sont en retard ! »

– Ces hommes sont stupides, interrompit Gédéon. Ce n’est pas la première fois que les crues du Nil sont en retard d’une semaine. En tout cas, en attendant, sors le soir.

Sarah secoua la tête.

– Je ne veux pas s’écria-t-elle. Une autre fois, j’étais sortie le soir et je me promenais entre les oliviers. Je vis approcher soudain deux femmes… J’ai voulu fuir… Alors l’une d’elles me prit par la main et me dit : « Ne fuis pas, nous voulons te voir de près ! » Et l’autre se mit en face de moi et me regarda dans les yeux… J’ai cru, père, mourir sous ce regard tant il était terrible.

– Qui cela pouvait-il être, demanda Gédéon.

– L’une des deux femmes avait l’air d’une prêtresse.

– Et elle ne l’a rien dit ?

– Non. Seulement je l’ai entendue dire à l’autre, comme elles s’éloignaient : « Elle est vraiment belle… »

Gédéon réfléchit un instant.

– C’étaient peut-être deux grandes dames de la Cour, dit-il.

Le soleil se couchait et les deux rives du Nil se couvraient d’une foule dense qui attendait impatiemment l’annonce de la crue.

Depuis deux jours déjà, le vent soufflait de la mer et le fleuve avait pris sa teinte verdâtre ; déjà le soleil avait dépassé l’étoile Sotis, mais, dans le puits sacré de Memphis, l’eau n’avait pas même monté d’un doigt. Les gens étaient inquiets, d’autant plus qu’en Haute Égypte les crues étaient normales, disait-on, et même s’annonçaient excellentes.

– On dirait que quelque chose les arrête près de Memphis, murmuraient les paysans.

Lorsque les étoiles apparurent dans le ciel, Tafet dressa la table, y plaça le chandelier à sept branches, alluma les bougies et annonça que le souper de sabbat était prêt.

Gédéon se couvrit la tête et, levant les bras au ciel, il pria :

– Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Toi qui fis sortir notre peuple d’Égypte, Toi qui donnas aux esclaves une patrie, préserve-nous de la crainte dans laquelle nous sommes plongés sur cette terre étrangère et ramène-nous sur les rives du Jourdain…

À ce moment, une voix se fit entendre au-dehors :

– Sa Grandeur Tutmosis, serviteur de Sa Sainteté l’héritier du trône…

– Qu’il vive éternellement ! retentirent des voix dans le jardin.

– Sa Grandeur, continua la voix, envoie ses hommages à la plus belle des roses du Liban !

La voix se tut, et des sons de harpe et de flûte retentirent.

– De la musique ! cria Tafet en battant des mains. Nous souperons en musique !

Sarah et son père, d’abord effrayés, se mirent à rire et prirent place à la table.

– Qu’ils jouent ! dit Gédéon. Leur musique ne nous enlèvera pas l’appétit !

La flûte et la harpe jouèrent un couplet, puis une voix de ténor chanta :

– Tu es la plus belle de toutes les femmes qui se mirent dans les eaux du Nil. Tes cheveux sont plus noirs que les plumes du corbeau, tes yeux plus doux que ceux de la biche. Tu as la taille du palmier et la grâce du lotus. Tes seins sont comme les grappes de vigne dont le vin enivre les rois…

La flûte et la harpe résonnèrent à nouveau, puis le chant reprit :

– Viens te reposer dans le jardin. Les serviteurs t’apporteront des boissons. Viens, célébrons cette nuit et l’aurore qui va suivre… Ton amant reposera sur ta poitrine, à l’ombre du figuier, et toi tu l’abreuveras et tu accéderas à tous ses désirs…

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