Chapitre XII

Ramsès dormit mal cette nuit-là. Il fit des rêves inquiétants : il se trouvait dans un labyrinthe aux murs terrifiants, et ce labyrinthe symbolisait l’État. Un prêtre lui indiquait le chemin à suivre pour trouver la sortie de ce dédale… Ramsès se réveilla couvert de sueur et se mit à réfléchir. Sa mère n’avait-elle pas raison en lui donnant ses conseils ? La sévérité de son père n’était-elle pas justifiée ? Herhor lui-même n’avait-il pas agi sagement en se montrant hostile au prince ?

Nul ne sait ce qui serait arrivé si, cette nuit-là, Ramsès avait mûri les pensées qui le tourmentaient. Peut-être serait-il devenu un grand pharaon, au règne long et prospère ? Peut-être son nom serait-il resté gravé pour l’éternité sur les murs des temples ? Peut-être enfin le sort de la dynastie se serait-il trouvé changé ?

Mais la lumière du jour chassa ces réflexions salutaires.

La visite du prince à la prison n’était pas restée sans suite. Le fonctionnaire chargé des interrogatoires avait fait parvenir un rapport au juge, qui reprit l’affaire en mains, fit libérer une partie des accusés et mit en jugement les autres.

Comme le plaignant ne se présenta pas devant le tribunal, l’accusation fut abandonnée et tous les détenus relâchés. Le coffre contenant les documents du procès disparut lui aussi mystérieusement.

Lorsque Ramsès apprit cela, il alla trouver le grand scribe et lui dit, en souriant :

– Eh bien, mon seigneur, je vois que les innocents ont été libérés, les documents détruits. Et l’autorité royale ne s’en trouve pas diminuée ?

– Mon prince, répondit sèchement le grand scribe, je m’étonne que d’une main tu déposes plainte et que de l’autre tu la retires. Tu as été insulté par la populace : nous nous devions de sévir. Mais puisque tu as pardonné, l’État n’a plus rien à dire.

– Mais l’État, c’est nous ! dit le prince.

– L’État, c’est le pharaon et ses fidèles serviteurs, corrigea le scribe avec froideur.

Le prince retira de cette conversation des impressions contradictoires. L’État n’était donc pas un bloc éternel et incorruptible, mais plutôt un tas de sable dont le pharaon pouvait modifier la forme à son gré… Il n’était donc pas le même pour tous : il y avait des portes étroites pour les humbles et d’autres, larges, et même très larges, pour les puissants.

« S’il en est ainsi, pensait le prince, je mettrai de l’ordre là-dedans, et je ferai ce qu’il me plaira de faire ! »

Ramsès songea au prêtre inconnu, qui lui avait rendu service et à la voix mystérieuse qui lui avait donné de si bons conseils. Il devait s’agir d’un seul et même personnage, sachant parler aux foules et connaissant la loi…

« J’ai besoin de cet homme ; il me sera infiniment précieux ! » se dit le prince.

Et il se mit à visiter en barque les propriétés voisines de la sienne. Il s’habillait pour la circonstance d’une tunique et d’une grande perruque et tenait à la main un bâton aux encoches régulières. On le prenait ainsi pour un ingénieur mesurant la crue du Nil.

Les paysans lui fournissaient volontiers tous les renseignements qu’il désirait au sujet de leur travail ; ils se plaignaient du manque d’un instrument quelque peu perfectionné qui pût servir à puiser l’eau. Ils parlaient aussi de l’agression commise contre la maison du prince ; ils ignoraient quels en étaient les auteurs. Ils ne savaient pas non plus qui était le prêtre mystérieux qui était si providentiellement intervenu. Ils pensaient généralement qu’il s’agissait du dieu Num veillant sur le prince. Celui-ci finit par se demander si vraiment il ne s’agissait pas de quelque esprit… Il y a toujours eu, en Égypte, plus d’esprits, bons ou mauvais, que de jours de pluie…

L’eau du Nil, cependant, avait viré du rouge au brun et elle atteignit en août un niveau très élevé. On avait ouvert les vannes et l’eau avait rempli les canaux d’irrigation et formé de grands lacs artificiels. On ne circulait plus qu’en barque ; il y en avait des multitudes, peintes de couleurs diverses et à l’automne elles semblaient autant de feuilles mortes portées par l’eau. La récolte des olives et des fruits de tamarinier avait commencé.

Un jour, alors que sa barque glissait le long d’un grand domaine, le prince entendit des cris de femme.

« Quelqu’un est mort, sans doute », pensa-t-il.

Plus loin, il vit des embarcations remplies de blé et de bétail qui s’éloignaient de la rive ; sur celle-ci, des hommes lançaient des imprécations contre les occupants des barques.

« Une querelle entre voisins », se dit le prince, et il continua son chemin.

Plus loin encore, il vit une embarcation chargée d’enfants et des femmes qui se lamentaient en la voyant s’éloigner.

« On emmène des enfants à l’école », pensa Ramsès.

Mais tout cela commençait à l’intriguer. Il entendit de nouveau des cris sur la rive et il vit un homme, étendu sur le sol, à qui un Noir donnait des coups de bâton.

– Que se passe-t-il ? demanda Ramsès au batelier qui l’accompagnait.

– On bat un paysan, tu le vois bien, répondit celui-ci en riant. Regarde, on lui fait prendre un bain, maintenant ! continua-t-il.

Ramsès regarda attentivement. Il vit que des hommes avaient empoigné le malheureux et le plongeaient dans l’eau en cadence. Un personnage, vêtu d’une tunique, coiffé d’une perruque, et tenant à la main une canne, regardait paisiblement le spectacle. À côté de lui, une femme hurlait de désespoir.

Le prince fit accoster sa barque. On venait justement de retirer le paysan de l’eau et on s’apprêtait à l’y replonger.

– Arrêtez ! cria le prince, en sautant sur la berge.

– Faites ce que je vous ai ordonné ! dit le personnage à la perruque. Qui es-tu, toi ? s’adressa-t-il à Ramsès.

Au même moment, celui-ci lui assena un violent coup de bâton sur le visage. L’homme tomba.

– Je vois, dit-il d’une voix tremblante, en essayant de se relever, je vois que j’ai affaire à un grand personnage !…

– Pourquoi fais-tu battre ce malheureux ? demanda Ramsès.

– Tu parles comme un étranger, mon seigneur ! Sache donc que je suis le collecteur d’impôts de Dagon, banquier à Memphis. Si ce nom seul ne te fait pas trembler, apprends encore que Dagon est le gérant et l’ami de l’héritier du trône, sur les terres de qui tu te trouves !

– Ah ! dit le prince, interloqué. Mais je répète ma question : pourquoi battez-vous ainsi cet homme ?

– Parce qu’il ne veut pas payer les impôts, et le trésor du prince héritier a besoin d’argent.

Les aides du collecteur d’impôts se tenaient silencieux et immobiles. Le paysan, délivré, crachait bruyamment l’eau qu’il avait avalée. Sa femme se jeta aux pieds de Ramsès.

– Qui que tu sois, gémit-elle, écoute le récit de nos malheurs ! Nous sommes des paysans du prince héritier. Nous avons payé tous les impôts, et voilà que cet homme – elle désigna l’agent de Dagon – vient et exige encore sept mesures de grain…

Elle se mit à pleurer.

– Cette femme va attirer le malheur sur nous ! bougonna le paysan. Elle n’a pas à s’occuper de ces affaires !

Le fonctionnaire s’était approché du batelier et lui demanda :

– Qui est ce jeune gaillard ?

– Tais-toi, malheureux ! Tu ne vois pas que c’est un grand seigneur ? Il paie bien et frappe fort…

– C’est ce que j’ai pensé dès le début.

La femme continuait :

– Ce matin, il est revenu et il m’a dit : « Si tu n’as pas de grain, donne-nous tes deux fils. Dagon te paiera encore une drachme par an pour chacun d’eux… »

– Tais-toi, malheureuse ! Tes bavardages nous perdront ! Ne l’écoute pas ! intervint le paysan.

– Mais si, écoute-moi, bon seigneur poursuivait la femme. Aide-moi ! Je ne veux pas donner mes enfants !

Le fonctionnaire s’approcha.

– J’ai déjà vu toute sorte de prodiges dit-il, mais jamais encore un étranger n’est venu m’empêcher de récolter les impôts !

– Tais-toi et va-t’en ! lui cria Ramsès. Et toi, tu garderas, tes enfants ! ajouta-t-il en s’adressant à la paysanne.

– Je veux bien m’en aller, dit le fonctionnaire, mais que dirai-je à mon maître Dagon ?

– Tu lui montreras la trace du coup de bâton sur ton crâne ! dit le prince ; tu lui diras aussi que je lui en ferai autant !

– Vous avez entendu ce blasphème ? murmura le collecteur à ses hommes.

Il monta dans sa barque et lorsque celle-ci fut loin de la rive, il se mit à crier :

– J’irai me plaindre à l’héritier du trône, bande de brigands !

Le prince sourit. Il remonta dans l’embarcation qui l’attendait et fit signe au batelier de se mettre aux rames. Puis il se plongea dans ses pensées. Ainsi, son gérant Dagon soutirait aux paysans un impôt abusif, et cela en son nom à lui ! Sa mère avait donc raison, lorsqu’elle lui disait de se méfier des Phéniciens… Elle ne se ferait faute de le lui rappeler, si elle apprenait l’incident.

« Si ces damnés prêtres me donnaient aujourd’hui vingt talents, je chasserais Dagon, mes paysans ne recevraient pas de coups et ma mère ne pourrait se moquer de moi… Le dixième, le centième des trésors qui reposent dans les temples me délivrerait des Phéniciens ! »

Le prince songea à la haine qui devait opposer prêtres et paysans.

« À cause de Herhor, se dit-il, un paysan s’est pendu dans le désert. C’est pour les prêtres que travaillent deux millions d’Égyptiens… Si les biens des temples relevaient du trésor royal, je ne devrais pas emprunter quinze talents ! Voilà la cause de tous les malheurs de l’Égypte et de la faiblesse de ses rois ! »

Le prince sentait bien que le peuple était malheureux, et il était soulagé de pouvoir rejeter sur les prêtres la responsabilité de cet état de choses. Il ne lui venait même pas à l’idée que son jugement pouvait être faux ou injuste.

D’ailleurs, il ne pensait guère, mais passait son temps à s’indigner. Or, la colère ne se retourne jamais contre celui qui l’éprouve, de même que la panthère ne se dévore pas elle-même mais cherche une proie autour d’elle.

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