Chapitre XIII

Les investigations de l’héritier du trône eurent un résultat inattendu. En effet, Ramsès ne trouva pas le prêtre qu’il cherchait, mais il contribua à faire circuler toutes sortes de légendes. On racontait que le prince avait fait libérer ceux qui étaient accusés d’avoir attaqué sa maison et risquaient une lourde condamnation ; on disait aussi qu’il avait rossé un fonctionnaire qui prélevait sur les paysans un impôt excessif. On affirmait enfin que Ramsès se trouvait sous la protection toute particulière du dieu Amon, son père.

Le peuple croyait volontiers en ces fables, d’autant plus que celui qui les colportait disparaissait comme il était venu, dans une petite barque, tel un esprit.

Ramsès ne parla pas à Dagon du traitement qu’il avait vu infliger à ses paysans. Il se sentait gêné vis-à-vis du Phénicien à qui il devait de l’argent et de qui il aurait peut-être encore besoin dans l’avenir.

Ce fut Dagon lui-même qui, un jour, vint rendre visite au prince. Il tenait dans la main un objet enveloppé de tissu. Lorsqu’il pénétra dans la chambre du prince, il enleva le tissu et découvrit une merveilleuse coupe en or. Celle-ci était sertie de pierres précieuses et un dessin s’y trouvait artistement gravé.

– Accepte cette coupe de la part de ton esclave, dit le banquier. Puisse-t-elle te servir des siècles durant !…

Le prince comprit aussitôt la raison de la visite du Phénicien. Il ne toucha même pas la coupe et dit, d’un ton sévère :

– Tu vois, Dagon, ces reflets rouges à l’intérieur de la coupe ?

– Comment ne les verrais-je pas ! Ils prouvent que la coupe est faite d’or le plus fin.

– Je crois plutôt que c’est le sang des enfants qu’on arrache à leurs parents ! dit Ramsès avec colère.

Il se leva et sortit de la pièce.

– Astoreth ! murmura le Phénicien.

Ses lèvres et ses mains tremblaient. Il reprit son cadeau et s’en alla.

Quelques jours plus tard, il se rendit au domaine de Sarah, toujours muni de son présent. Il s’était habillé avec recherche et parfumé soigneusement.

– Belle Sarah, commença-t-il, puisse Jehovah déverser sur toi toutes ses bénédictions. Vous, Juifs, et nous, Phéniciens, sommes voisins et frères. Quant à moi, personnellement, je te porte une telle affection que si tu n’appartenais pas au prince, je t’aurais immédiatement épousée…

– Je n’aurais jamais voulu d’autre maître que celui que j’ai, répondit Sarah. Mais, Dagon, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de ta visite ?

– Je te dirai toute la vérité, belle Sarah. Notre seigneur Ramsès est soupçonneux comme un renard. Il m’a donné la gérance de quelques-uns de ses domaines, ce qui m’a rempli de joie. Mais voilà qu’il se méfie de moi au point que je ne dors plus la nuit… Ah ! Que ne partages-tu mon lit, belle Sarah ! Ma femme Tamara n’éveille plus en moi aucun désir…

– Il ne s’agit pas de cela ! interrompit Sarah, rougissante.

– Tu as raison, mais j’ai perdu l’esprit depuis que le prince surveille et bat mes employés chargés de collecter les impôts… Pourtant, ce n’est pas moi qui en profiterai, de ces impôts, mais toi, Sarah, et notre seigneur aussi… C’est à vous deux que je remets tout ce que rapportent les terres du prince ! Je t’en donne la preuve aujourd’hui même en t’apportant cette coupe digne des dieux…

Tout en parlant, Dagon avait déballé la coupe que le prince avait refusée.

– Il n’est pas nécessaire, Sarah, continua le Phénicien, que tu gardes cette coupe chez toi et que tu y fasses boire le prince. Remets-la plutôt à ton père, Gédéon, que j’aime comme un frère, et dis-lui : « Dagon, ton frère, et malheureux gérant des biens du prince, est ruiné. Bois donc, père, à sa santé, et prie Jehovah d’avoir pitié de lui. »

Dagon s’arrêta, puis il reprit, à voix basse :

– Si tu voulais, Sarah, avoir pour moi quelques bontés, je te donnerais deux talents et j’en offrirais un à ton père… Et ce serait trop peu encore, car ta beauté mérite les attentions du pharaon lui-même !… Je crois m’évanouir en te contemplant et tu réveilles en moi le démon ; tu es plus douce que la figue et plus parfumée que la rose… C’est cinq talents que je te donnerais !… Accepte donc cette coupe !

– Je ne l’accepterai pas, car mon maître m’a interdit de recevoir des cadeaux de quiconque.

Dagon la regarda, étonné.

– Tu ne te rends pas compte, sans doute, de la valeur de cette coupe !

– Je ne puis l’accepter, murmura Sarah.

– C’est incroyable ! s’écria Dagon. Mais, au moins, Sarah, je puis t’être utile autrement : une femme comme toi a besoin d’or et de bijoux, il lui faut donc un banquier pour lui fournir de l’argent sans que son maître n’en sache rien…

– Non ! dit Sarah, cachant mal le dégoût que lui inspirait le Phénicien.

Celui-ci changea immédiatement de ton et dit, en souriant :

– C’est très bien, Sarah ; j’ai seulement voulu me rendre compte si tu étais fidèle à notre maître. Je vois que tu l’es, quoi que disent de méchantes gens…

– Que veux-tu dire ? éclata Sarah, en se jetant sur lui, la main levée.

– Ah ! rit le Phénicien. Quel dommage que notre maître ne puisse te voir ainsi ! Mais lorsque je le verrai, je ne manquerai pas de lui dire que non seulement tu es fidèle comme un chien, mais que tu n’as même pas voulu accepter une coupe en or, uniquement parce qu’il t’avait interdit de recevoir des cadeaux… Et pourtant, crois-moi, Sarah : cette coupe eût séduit plus d’une femme !

Dagon s’attarda encore quelques instants pour louer la vertu et l’obéissance de Sarah. Puis il prit congé d’elle, monta dans sa barque et repartit pour Memphis. À mesure que l’embarcation s’éloignait, le sourire quittait le visage du Phénicien pour faire place à la colère. Lorsque la maison de Sarah eut disparu complètement à ses yeux, Dagon se dressa et, levant les bras au ciel, se mit à crier :

– Baal, Astoreth ! Venge l’injure que m’a infligée cette juive ! Que sa beauté disparaisse comme la pluie dans le désert ; que la maladie déforme son corps et que la folie s’empare de son esprit ! Que son maître la chasse telle une bête impure et qu’un jour elle voie repousser sa main tendue pour l’aumône tout comme aujourd’hui elle a repoussé mes avances !

Il se mit à grommeler des malédictions effroyables.

Le Phénicien ne se présenta plus jamais devant le prince. Mais un soir, celui-ci, rentrant chez lui, trouva dans sa chambre une danseuse phénicienne de seize ans, d’une beauté éclatante, nue sous une mousseline blanche jetée sur ses épaules.

– Qui es-tu ? demanda Ramsès.

– Je suis une prêtresse et ta servante ; c’est Dagon qui m’envoie pour apaiser la colère que tu nourris à son égard.

– Et comment vas-tu t’y prendre ?

– Tu vas voir ! Assieds-toi ici – elle désigna un fauteuil – je danserai pour toi, et ce châle sacré que je porte chassera ta colère.

Elle se mit à danser, tout en parlant :

– Que mes mains soient douces à tes cheveux et mes baisers à tes lèvres ! Que les battements de mon cœur emplissent tes oreilles de musique, seigneur ! Et que la paix descende sur toi, car l’amour a besoin de silence…

Elle interrompit sa danse pour caresser les cheveux de Ramsès, pour embrasser son cou et ses yeux. Enfin, lasse, elle s’assit aux pieds du prince et, posant la tête sur ses genoux, elle le regarda attentivement, les lèvres entrouvertes.

– Tu n’es plus irrité contre Dagon ? demanda-t-elle en caressant le visage du prince.

Ramsès se pencha et voulut baiser ses lèvres mais elle se dressa d’un bond et s’enfuit en criant :

– Non, c’est défendu !

– Pourquoi ?

– Parce que je suis vierge et prêtresse de la déesse Astoreth. Tu devrais d’abord longuement vénérer la déesse avant de pouvoir m’embrasser.

– Et toi, tu peux embrasser les hommes ?

– Moi, je peux tout, car je suis prêtresse et j’ai fait vœu de chasteté !

– Pourquoi alors es-tu venue ici ?

– Je te l’ai dit : pour chasser ta colère. J’y ai réussi, et je m’en vais. Adieu ! acheva-t-elle en lui lançant un long regard.

– Où habites-tu ? Quel est ton nom ? demanda le prince.

– Mon nom est Tendresse. Et j’habite… mais qu’importe ? Tu ne viendras pas me voir de sitôt !

Elle sortit. Le prince demeura dans son fauteuil, subjugué. Lorsque, quelques instants plus tard, il regarda par la fenêtre, il vit s’éloigner dans la direction du Nil une riche litière portée par quatre esclaves. Cependant, il ne regretta pas la Phénicienne ; elle l’avait charmé sans vraiment le séduire.

« Sarah est plus belle, se dit-il ; et d’ailleurs, cette fille doit être froide et ses caresses apprises… »

Dagon avait toutefois atteint son but : Ramsès lui pardonna, d’autant plus que lors d’une de ses visites à Sarah, des paysans vinrent le remercier pour sa protection et affirmèrent que le Phénicien ne leur extorquait plus de nouveaux impôts.

Ils disaient la vérité, car il en était ainsi dans la région de Memphis. Mais le gérant du prince se rattrapait ailleurs…

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