Chapitre XVIII

Après sa nomination comme nomarque de Basse-Égypte, une vie épuisante commença pour Ramsès. Il était écrasé par les devoirs de sa nouvelle charge, et devait recevoir un nombre de visiteurs invraisemblable.

Le premier jour, à la vue de la foule qui se pressait dans les jardins de son palais, il fit appeler la garde ; le deuxième jour, il dut se réfugier dans le grand palais ou il était mieux à l’abri des importuns.

Au cours des dix jours précédant son départ pour la Basse-Égypte, Ramsès dut recevoir les représentants de toute l’Égypte et ceux des souverains étrangers.

Les premiers vinrent les archiprêtres, les ministres et les ambassadeurs phéniciens, grecs, juifs, assyriens, nubiens. Ils furent suivis des gouverneurs de province, des juges, des bribes et des officiers supérieurs.

Tous ces visiteurs ne demandaient rien ; ils venaient présenter leurs hommages, et à force de les écouter à longueur de journée, Ramsès sentait qu’il mélangeait tous leurs discours et n’entendait plus rien.

Les jours suivants se présentèrent devant le prince les représentants des classes marchandes. Ils apportaient des présents consistant en or, en ambre, en parfums, en fruits. Ramsès reçut encore les banquiers, les architectes et les délégués des petits métiers.

Enfin, apparurent les quémandeurs. Il y avait parmi eux des invalides, des veuves et des orphelins d’officiers qui demandaient un secours ; des nobles voulant un emploi à la Cour pour leurs fils ; des ingénieurs présentant des projets de construction de canaux ou d’édifices ; des pères de condamnés demandant une réduction de peine ou une mesure de grâce. Il y avait aussi des jolies femmes ou des mères de jeunes filles qui demandaient au prince qu’on les admît, elles ou leurs enfants, à sa Cour. Parfois, elles définissaient d’avance leurs exigences financières, vantaient leur virginité ou leurs talents.

Après ces dix jours passés à écouter des discours ou des doléances, Ramsès en eut assez. Il était épuisé et il s’irritait pour un rien.

Herhor vint à son secours. Il fit annoncer aux personnalités importantes que le prince ne recevait plus personne et il envoya un détachement de soldats disperser la foule des quémandeurs. Celle-ci s’enfuit sous la menace des fouets et Ramsès recouvra sa tranquillité. Mais cette première expérience du pouvoir l’avait profondément déçu. Il comprenait que son père préférât passer son temps en prières et il admira Herhor de pouvoir mener à bien une tâche aussi écrasante. Les charges du pouvoir l’effrayèrent au point qu’il fit venir Herhor et lui exposa ses craintes.

Le ministre l’écouta en souriant, puis il dit :

– Sais-tu, seigneur, que ce palais où nous habitons est l’œuvre d’un seul architecte, Senebi, mort d’ailleurs avant d’avoir achevé son travail. Comment crois-tu qu’il ait fait pour mener à bien sa tâche ?

– Je me le demande !

– C’est simple : il ne faisait pas tout lui-même. Il ne sciait pas les planches, ne cassait pas les pierres, ne montait pas aux échafaudages. Il avait simplement dessiné un plan, et même pour cela il s’était fait aider. Or, toi, tu veux tout faire toi-même. C’est au-dessus des forces humaines.

– Parmi les quémandeurs, il y avait des gens qui demandaient justice. Je devais les écouter !

– Combien de personnes peux-tu entendre en une journée ? demanda Herhor.

– Disons… vingt.

– Tu as bien de la chance. Moi, je parviens à en écouter six ou dix, mais ce sont des personnes importantes. Chacune d’elles m’expose des choses essentielles, m’entretient de l’armée, des biens du pharaon, des questions religieuses, des tribunaux. Elles ne me parlent pas de choses insignifiantes qu’elles ont déjà dû entendre de la bouche de dizaines de subordonnés dont chacun à son tour avait recueilli ses renseignements plus bas encore dans l’échelle des fonctionnaire. Ainsi, en ne nous entretenant qu’avec dix hommes par jour, le pharaon et moi sommes au courant de ce qui se passe dans tout le pays et même à l’étranger.

» Cette organisation de l’État, continua le ministre avec fougue, est notre fierté et fait notre puissance. Lorsqu’un de nos premiers pharaons, Snofru, demanda à un archiprêtre quel monument il devait se faire élever, celui-ci répondit : « Dessine sur le sol un carré et dépose à l’intérieur six millions de cailloux ; c’est ton peuple. Sur ces cailloux, mets soixante mille pierres taillées représentant les fonctionnaires inférieurs ; là-dessus place six mille pierres polies pour symboliser les fonctionnaires supérieurs ; puis plus haut encore, dépose soixante statues ; tes ministres et tes généraux. Sur le tout, enfin, fais placer un bloc d’or et tu te reconnaîtras ». Snofru suivit ce conseil et nous a légué la plus ancienne des pyramides, représentation parfaite de notre État. C’est une construction inébranlable, du haut de laquelle on voit les limites du monde !…

Herhor s’animait de plus en plus.

« – Là aussi, poursuivit-il, réside notre supériorité sur nos voisins. Les rois d’Éthiopie, de Libye, de Ninive, n’ont guère de ministres et veulent gouverner seuls. Aussi, le désordre règne-t-il dans leurs royaumes. Un seul de nos scribes pourrait réorganiser ces pays qui, plus puissants que nous, nous envahiraient dans quelques années !

– Profitons de ce désordre ! s’écria le prince. Attaquons-les !

– Nous ne sommes pas encore rétablis de nos victoires précédentes, coupa Herhor avec froideur, et il voulut se retirer.

– Nos victoires nous ont-elles affaiblis ? l’arrêta Ramsès. N’ont-elles pas rempli le trésor ?

– La hache avec laquelle on coupe les arbres ne s’émousse-t-elle pas ? demanda Herhor, et il sortit.

Le prince comprit que le ministre, quoique chef suprême de l’armée, voulait la paix à tout prix.

« Nous verrons bien ! » se dit-il en lui-même.

La veille de son départ, Ramsès fut appelé chez le pharaon. Celui-ci le reçut dans la salle de marbre. Il était seul. Un siège attendait le prince et il y avait des papyrus couverts d’écriture sur une petite table.

Le prince s’assit et le pharaon parla :

– Voici tes nominations de chef de corps d’armée et de nomarque. Il paraît que les premiers jours de pouvoir t’ont fatigué ?

– Je retrouverai mes forces en te servant !

– Flatteur ! sourit le pharaon. Tout de même, ne te tue pas au travail. Tu as besoin de distractions. N’oublie évidemment pas les devoirs de ta charge…

– Je suis prêt !

– Voici : en premier lieu, sache que le trésor s’appauvrit chaque année davantage. Les revenus de Basse-Égypte, surtout, diminuent et les dépenses augmentent…

Le pharaon s’arrêta un instant.

– Les femmes, Ramsès, les femmes, continua-t-il, coûtent des fortunes à tout le monde, même à moi ! J’en ai plusieurs centaines, et chacune veut le plus possible de serviteurs, de coiffeurs, d’esclaves, de chevaux, d’enfants même ! D’enfants ! Lorsque je suis rentré de Thèbes, une de ces dames est venue me présenter un enfant de trois ans. Mon fils, affirmait-elle, et elle me demandait de lui donner une dotation ! À mon âge, un fils de trois ans ! Comment y croire ? Mais il eût été peu délicat et peu élégant de discuter… Cela coûte cher, tout cela ! Mes revenus, je te l’ai dit, diminuent. On me dit que c’est parce que le peuple s’appauvrit, que la mer a recouvert des terres, qu’il y a eu des mauvaises récoltes. Le trésor en pâtit, c’est tout ce que je sais… Je te demande donc de tirer cela au clair. Trouve des hommes bien informés, puis fais procéder à une enquête. Ne te fie pas aux écrits, mais vérifie quelquefois tout toi-même. Ne te hâte pas non plus de juger, ou du moins abstiens-toi d’exprimer ton opinion. Note ce que tu en penses, et reviens-y plus tard. Tu pourras comparer tes impressions.

– Je ferai comme tu le désires, père.

– Une deuxième mission, maintenant : il se passe quelque chose en Assyrie. À intervalles réguliers, ce pays s’agite et il lance des hordes d’envahisseurs contre ses voisins. Tu dois vérifier ce qui en est et trouver un moyen d’y parer.

– En serai-je capable ?

– Apprends à regarder, et tu verras. Écoute aussi ce qu’on te dira.

– Tes conseils me paraissent infiniment sages !

– Je suis simplement vieux, et l’expérience vient à mon secours.

– Et que penses-tu des Grecs ? demanda Ramsès.

Le pharaon hocha la tête.

– Les Grecs !… dit-il. Ils ont devant eux un brillant avenir. Ils ne sont encore que des enfants à côté de nous, mais une flamme étonnante les habite… Tu te souviens de cette statue de moi que sculpta cet artiste grec ? Eh bien, je l’ai offerte au temple de Thèbes, tant elle m’effrayait par sa ressemblance. Tu as vu les palais que les Grecs construisent ? Ils donnent à la pierre une âme. Et leur langue, l’as-tu jamais écoutée ? Elle ressemble à une merveilleuse mélodie. Oui, si l’Égypte devait périr, j’aimerais que la Grèce prît sa succession…

– As-tu confiance dans les Grecs ?

– On ne peut se fier à eux, pas plus qu’aux Phéniciens. Le Phénicien dit la vérité lorsqu’il veut, mais quand le veut-il ? Le Grec, lui, voudrait toujours dire ce qu’il pense, mais il n’en est pas capable ! Le monde, pour lui, a de multiples visages ; il prend des couleurs et des formes changeantes. Rappelle-toi Troie : c’était une petite ville du Nord ; un jour, des aventuriers grecs l’attaquèrent et la détruisirent. Une simple histoire de brigands, en somme. Eh bien, vois ce qu’ils en ont fait dans leur poésie et leurs chants : Nous savons que tout cela est faux, et pourtant ces récits nous émerveillent ! Ainsi sont les Grecs : menteurs mais charmants et courageux. Ils savent mourir pour l’honneur, alors que les Phéniciens ne le font que par intérêt.

– Et les Juifs ? demanda le prince en baissant les yeux.

– C’est un peuple intelligent, mais fanatique ; de plus, il hait l’Égypte. Ils reviendront à nous lorsqu’ils auront senti le poids de la sandale assyrienne ! Mais nous pouvons nous servir d’eux utilement…

Le pharaon paraissait fatigué. Aussi le prince le quitta-t-il après l’avoir embrassé, et il se rendit chez sa mère.

– Je viens te remercier et te faire mes adieux, dit-il.

La reine l’embrassa et dit, les larmes aux yeux :

– Comme tu as changé ! Te voilà devenu un homme ! Et dire que je te vois si peu ! J’étais venu te voir de l’autre côté du Nil, et tu t’es porté à ma rencontre avec cette courtisane !

– Je t’en demande pardon ! dit Ramsès en embrassant sa mère.

– Je suis femme et mère, continua la reine, et c’est à ce titre que je te parle maintenant. Veux-tu emmener cette fille avec toi ? N’oublie pas que le bruit et l’agitation peuvent nuire à l’enfant. Les femmes enceintes ont besoin de calme et de silence.

– Que dis-tu là ? demanda Ramsès. Sarah est enceinte ? Elle ne m’en a rien dit !

– Elle n’ose peut-être pas. En tout cas, ce voyage…

– Je ne compte nullement emmener Sarah, dit le prince. Mais je m’étonne qu’elle m’ait caché la vérité. Cet enfant ne serait-il pas de moi ?

– Tes soupçons sont peu élégants ! dit sa mère. Cette fille, simplement, a beaucoup de pudeur ou bien elle craint que tu ne l’abandonnes en apprenant son état.

– Je ne puis tout de même pas la prendre à ma Cour ! interrompit le prince.

La reine eut un imperceptible sourire.

– Tu ne peux écarter trop brusquement une femme qui t’aime. Je sais que tu as assuré son confort matériel : nous la doterons et son enfant ne manquera de rien.

– Naturellement, dit Ramsès. Mon premier fils, même s’il n’est pas légitime, a droit à des égards.

Après avoir quitté sa mère, le prince songea à aller voir Sarah. Il lui en voulait de lui avoir caché sa grossesse, mais en même temps, il était fier d’être bientôt père. Ce titre lui conférait une maturité nouvelle, et il s’en réjouirait. Il aurait voulu gronder Sarah, pour l’embraser ensuite et la remercier. Mais lorsqu’il regagna son palais, il y trouva deux hauts fonctionnaires de Basse-Égypte qui l’attendaient pour lui faire un rapport. Lorsqu’ils eurent fini, il se sentit fatigué ; d’ailleurs, il était trop tard pour aller chez Sarah, car un grand banquet avait lieu le soir. Il appela son serviteur noir.

– As-tu conservé cette cage de pigeons que Sarah m’a donnée au moment où je l’ai quittée ?

– Oui, seigneur.

– Ouvre-la et laisse s’envoler un oiseau.

– Ils ont été mangés, seigneur !

– Qui les a mangés ?

– Toi-même, seigneur. J’ai dit au cuisinier que ces pigeons venaient de chez Sarah ; il en a aussitôt fait un pâté…

– Mais c’est insensé ! s’écria le prince, fort ennuyé.

Il appela Tutmosis et lui ordonna d’aller immédiatement trouver Sarah. Il lui raconta l’histoire des pigeons et conclut :

– Va lui porter quelques bracelets et deux talents. Dis-lui que je suis fâché qu’elle ait dissimulé son état, mais que je lui pardonnerai si l’enfant est beau et robuste. Si c’est un garçon, elle recevra un second domaine… Persuade-la aussi d’éloigner au moins quelques-uns de ses Juifs, pour que mon fils n’ait pas à jouer avec de petits païens… Ils lui apprendraient à donner à son père des dattes pourries !

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