Chapitre XVII

Depuis le jour où Ramsès s’était porté à la rencontre du bateau royal, celui-ci ne réapparut plus sur le Nil et le prince commença à s’ennuyer pour de bon.

Décembre approchait. Le fleuve baissait toujours, de plus en plus de terres apparaissaient à découvert et des fleurs y faisaient éclater leurs couleurs et leur parfum.

Non seulement Ramsès s’ennuyait, mais il redoutait il ne savait trop quoi. Depuis le départ de son père pour Thèbes, il n’était plus allé au palais et personne n’était venu le voir, pas même Tutmosis qui, après leur dernier entretien, avait subitement disparu. Voulait-on respecter sa solitude, cherchait-on à le vexer ou, tout simplement, craignait-on de rendre visite à un prince en disgrâce ? Ramsès se le demandait.

« Peut-être, pensait-il quelquefois avec terreur, peut-être mon père m’écartera-t-il de sa succession comme il l’a fait pour mes frères ? »

Si cela arrivait, qu’adviendrait-il de lui ?

Sarah paraissait en mauvaise santé. Elle avait maigri, elle était devenue pâle, des cernes étaient apparus sous ses yeux, elle se plaignait de malaises.

– On lui a jeté un mauvais sort ! gémissait hypocritement Tafet, que le prince détestait pour son bavardage et sa vulgarité.

Il avait vu plusieurs fois la servante expédier à Memphis d’énormes paniers de nourriture, de linge et même de vaisselle. Puis, elle venait se plaindre que la maison manquât de farine, de vin ou de marmites. Depuis qu’elle s’occupait du domaine de Sarah, les dépenses avaient décuplé.

« Je suis certain, pensait Ramsès, que cette commère me vole au profit de ses Juifs qui, le jour, disparaissent de Memphis, et l’infestent la nuit. »

La seule distraction du prince consistait à regarder la cueillette des dattes. Un paysan nu s’attachait au palmier par une corde et grimpait, penché en arrière, en s’aidant uniquement de ses pieds ; la corde le maintenait. Il montait ainsi, au risque de sa vie, tout au haut de l’arbre où poussaient des feuilles et des fruits. Des enfants juifs étaient avec le prince les spectateurs de ces exercices. Ramsès voyait briller leurs yeux et remuer leurs têtes crépues entre les buissons. Au début, ils le craignaient ; puis, voyant qu’il ne leur voulait aucun mal, ils commencèrent à s’approcher de lui. Une fois, une petite fille ramassa à terre une belle datte et l’offrit au prince. Encouragés, tous les enfants se mirent à ramasser des dattes, les proposant d’abord à Ramsès, puis les mangeant eux-mêmes. Au début, ils lui donnaient les meilleures, puis de moins bonnes, enfin des pourries. Ramsès riait intérieurement :

« Ils se fourreront toujours partout, se feront bons pour séduire, mais ingrats pour remercier. »

Il ne revint plus jamais voir cueillir les dattes.

L’incompréhensible maladie de Sarah, ses larmes fréquentes, son aspect de moins en moins attrayant achevèrent de dégoûter Ramsès de son séjour chez elle. Il ne se promenait plus sur le Nil, avait renoncé à la chasse et errait, sombre, dans le jardin ou sur la terrasse, à observer le palais royal. Il n’osait revenir à la Cour sans avoir été sollicité et il pensa partir pour son domaine de Basse-Égypte, situé au bord de la mer.

Tel était son état d’esprit lorsque Tutmosis, monté sur le somptueux bateau de la Cour, vint le trouver de la part du pharaon. Celui-ci rentrait de Thèbes et voulait que l’héritier du trône vînt à sa rencontre.

Le prince rougit de plaisir en lisant la lettre de son père. Il était si ému qu’il ne remarqua même pas la nouvelle et énorme perruque de Tutmosis, parfumée de quinze parfums différents ; il n’aperçut même pas la tunique ni son manteau soyeux, pas plus que ses sandales tressées d’or et ornées de petites perles. Après un moment, il se calma et demanda à Tutmosis :

– Pourquoi n’es-tu pas venu me voir depuis si longtemps ? Ma disgrâce te faisait donc si peur ?

– Dieux ! s’écria Tutmosis. Quand donc as-tu été en disgrâce ? Dans tous ses messages, le pharaon demandait de tes nouvelles ; la reine Nikotris et le ministre Herhor sont venus plusieurs fois près de ta maison, espérant que tu ferais quelques pas vers eux, puisqu’ils en faisaient plusieurs milliers vers toi… Les soldats de tes régiments sont silencieux comme des tombeaux et Patrocle passe ses journées à boire de tristesse…

« Je n’ai donc pas été en disgrâce, pensait Ramsès, ou en tout cas, je ne le suis plus ! »

Cette idée le remplit de joie. Il prit un bain, se parfuma, mit ses habits militaires et un casque à plumes, puis se rendit auprès de Sarah qui restait couchée, pâle, avec Tafet à son chevet.

Voyant le prince ainsi vêtu, elle poussa un cri. Elle s’assit dans son lit et, jetant les bras autour du cou de Ramsès, elle murmura :

– Tu pars, mon seigneur ? Je sens que tu ne reviendras plus !

– Mais pourquoi ? s’étonna le prince. Ne suis-je pas parti et revenu souvent ?

– Tu portais les mêmes vêtements là-bas, dans le petit vallon, t’en souviens-tu ? dit Sarah. Mon Dieu ! que cela me paraît loin !

– À mon retour, je te ramènerai un excellent médecin.

– Pour quoi faire ? interrompit Tafet. Elle est bien portante et n’a besoin que de repos. Les médecins égyptiens la rendront, eux, vraiment malade.

Le prince l’ignora.

– Ce fut la plus belle période que j’aie vécue avec toi, disait Sarah ; mais elle ne m’a pas porté bonheur.

Au-dehors, résonna le signal du départ. Sarah pâlit.

– Tu entends, mon seigneur, ces sons effrayants ? Oui, tu les entends et tu cours vers eux… Tu t’arraches à mes bras… Quand les trompettes sonnent, rien ne peut te retenir, surtout pas ton esclave…

– Tu voudrais donc que je passe ma vie à écouter les piaillements de basse-cour de tes femmes ? demanda le prince, impatienté. Soigne-toi et attends mon retour avec sérénité.

Sarah relâcha son étreinte et le regarda avec tant de tristesse qu’il se radoucit et lui caressa la joue.

– Sois en paix, dit-il. Nos trompettes te font peur ; pourtant, jadis, ont-elles été de mauvais présage ?

– Seigneur, dit Sarah, je sais qu’ils te retiendront là-bas… Aussi, accorde-moi une dernière faveur. Prends cette cage pleine de pigeons. Chaque fois que tu penseras à moi, tu lâcheras un oiseau et il viendra m’apporter un peu de toi…

Le prince l’embrassa et rejoignit son bateau. À sa vue, les tambours grondèrent. Ramsès se sentit heureux d’avoir retrouvé ses soldats et il soupira d’aise.

– J’en avais assez de ces femmes et de ces Juifs, dit-il à Tutmosis. Je préfère n’importe quoi à une telle vie !

– Oui, sourit Tutmosis. L’amour est comme le miel : on y goûte avec plaisir, mais on ne peut s’y baigner. J’ai froid dans le dos quand je pense que tu as passé près de deux mois à te nourrir de baisers le soir, de dattes le matin et de lait à midi !

– Sarah est une bonne fille, dit le prince.

– Ce n’est pas à elle que je pense, mais à tous ces étrangers qui ont envahi sa maison. Tu vois, ajouta-t-il, ils te font des signes d’adieu.

Le prince se tourna d’un air ennuyé vers la rive, et Tutmosis fit aux officiers un clin d’œil qui signifiait que Ramsès ne les quitterait plus de sitôt.

À mesure qu’ils remontaient le fleuve, les rives se garnissaient de monde et le Nil d’embarcations. Le bateau princier naviguait au milieu de fleurs, de bouquets et de couronnes lancés de tous côtés en l’honneur du pharaon qui approchait.

Un peu après Memphis, les rives se couvrirent de soldats porteurs d’effigies sacrées et une clameur monta.

– Voilà Sa Sainteté le pharaon ! s’écria joyeusement Tutmosis.

Un spectacle fastueux apparut à leur vue. L’immense bateau du pharaon, à la proue de cygne, avançait au milieu du fleuve. Des deux côtés, telles de grandes ailes déployées, glissaient d’innombrables barques et, derrière, apparaissait l’éventail des embarcations formant la suite royale. Tous criaient, chantaient, applaudissaient le souverain, même sans l’apercevoir. Le drapeau rouge et bleu flottant sur la tente dorée témoignait de la présence du pharaon. Une sorte de frénésie s’emparait des hommes ; des barques se retournaient, des gens tombaient à l’eau. Sur les rives, on se bousculait pour entrevoir la barque royale et un grand cri parcourait le Nil :

– Puisses-tu vivre éternellement, seigneur ! Puisses-tu briller sans fin, soleil d’Égypte !

L’enthousiasme avait gagné les occupants du bateau princier : officiers, soldats et rameurs rivalisaient de cris, et Tutmosis lui-même, au risque de perdre sa perruque, avait grimpé sur la proue et manqua tomber à l’eau.

Soudain, une trompette retentit sur le bateau royal. On lui répondit de la barque de Ramsès. Un deuxième signal suivit et l’embarcation du prince aborda celle du pharaon. Une passerelle fut jetée et le prince se trouva devant son père. Il était si ému par la présence du pharaon et par le vacarme de la foule qui l’entourait, qu’il se sentit incapable de prononcer un seul mot. Il se jeta aux pieds de son père et celui-ci, simplement, le pressa contre sa poitrine. On souleva les parois de la tente dorée et le peuple, massé sur les deux rives du fleuve, put apercevoir son souverain assis sur un trône et Ramsès, agenouillé sur la plus haute marche, la tête sur l’épaule de son père. Il se fit un silence tel que l’on entendit battre, sur les bateaux, les pavillons multicolores. Et soudain, un cri immense, unanime, jaillit de toutes les poitrines. Le peuple d’Égypte applaudissait aux retrouvailles du père et du fils, il saluait son maître actuel, il saluait son maître futur. Si quelqu’un avait douté de la cohésion de la famille royale, il devait se reconnaître convaincu du contraire.

Le pharaon avait très mauvaise mine. Il fit asseoir son fils à ses côtés et lui dit :

– J’avais hâte de te revoir, Ramsès, d’autant plus que j’ai appris des nouvelles élogieuses à ton sujet. Tu as mûri, tu sais juger tes actes et tu sembles avoir à cœur l’intérêt de l’État.

Le prince, ému, se taisait. Le pharaon poursuivit :

– Tu as bien fait de renoncer aux deux régiments grecs. Tu mérites mieux : à partir d’aujourd’hui, le corps d’armée Menfi t’appartient.

– Mon père ! murmura le prince, rempli de joie.

– De plus, j’ai besoin d’un homme de confiance pour la Basse-Égypte, toujours exposée aux coups de l’ennemi. Je te nomme donc nomarque de cette région.

Ramsès se mit à pleurer d’émotion. Il voyait s’éloigner sa jeunesse et s’ouvrir à lui les portes du pouvoir auquel il aspirait si ardemment.

– Je suis vieux et fatigué, disait le pharaon, et si tu étais moins jeune, je souhaiterais mourir aujourd’hui même. Le pouvoir me pèse chaque jour davantage. C’est pourquoi je veux, en partie, m’en décharger sur toi. Je t’apprendrai l’art de gouverner un pays et celui de se garder des ennemis. J’espère qu’un jour tu leur montreras tes griffes.

Le bateau royal avait accosté près du palais. Le pharaon monta dans sa litière et Herhor s’approcha du prince.

– Permets-moi d’être le premier à te féliciter, dit-il. Sois aussi heureux dans la carrière des armes que dans celle du pouvoir.

Ramsès lui serra chaleureusement la main.

– C’est à toi que je dois mon bonheur ? demanda-t-il.

– Tu le méritais, répondit le ministre.

– Ma reconnaissance t’est acquise. Tu verras qu’elle n’est pas un vain mot.

– Tes paroles sont pour moi une récompense, répliqua Herhor.

Le prince voulut s’éloigner. Herhor le retint.

– Un mot encore, dit-il. Demande, erpatrès, à une de tes femmes, Sarah, de ne pas chanter de chants religieux.

Et, comme Ramsès le regardait sans comprendre, il ajouta :

– L’autre jour, au cours de ta promenade sur le Nil, cette femme a chanté un hymne sacré, que n’ont le droit d’entendre que le pharaon et les archiprêtres. Cette pauvre enfant pourrait payer cher ses dons vocaux et son ignorance de ce qu’elle chante.

– Elle a donc blasphémé ? demanda le prince, confus.

– Oui, sans le vouloir, répondit le prêtre. Heureusement, j’ai été le seul à l’entendre… Mais qu’elle ne recommence pas !

– Elle devrait quand même se purifier, ajouta le prince. Si elle offre trente vaches au temple d’Iside, sera-ce suffisant ?

– Oui, qu’elle le fasse, dit Herhor. Les dieux ne refusent jamais les présents.

– Quant à toi, saint père, continua Ramsès, veuille accepter le bouclier que j’ai reçu de mon aïeul.

– Le bouclier d’Amenhotep ? demanda le ministre, enchanté. En suis-je digne ?

– Tu as la sagesse de mon aïeul ; tu auras sa gloire.

Herhor fit un profond salut. Ce bouclier doré, en plus de sa valeur, avait aussi les vertus d’une amulette. Il était donc un cadeau royal. Mais, plus que ce présent, les paroles du prince avaient enchanté Herhor. Il atteindrait, avait dit Ramsès, à la gloire d’Amenhotep ; or, celui-ci avait été le gendre d’un pharaon… L’héritier du trône aurait-il décidé d’épouser la fille du ministre ? C’était là le rêve suprême de celui-ci et de la reine Nikotris. Pourtant, en parlant des honneurs futurs de Herhor, Ramsès ne pensait nullement à un mariage avec sa fille ; il envisageait simplement de lui confier de nouvelles fonctions au temple et à la Cour.

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