Chapitre XX

Vers neuf heures du soir, Phut quitta l’auberge, accompagné d’un esclave porteur d’une torche. Asarhadon avait envoyé devant un homme de confiance pour surveiller le Hittite. Un autre gardien de l’aubergiste suivait Phut à quelque distance.

Les rues étaient vides, et peu de fenêtres éclairées. Le silence n’était rompu que par de rares bruits de musique ou par des cris d’ivrognes. Au fur et à mesure que Phut avançait, les maisons se faisaient plus petites, les jardins plus nombreux. Dans la rue que la danseuse lui avait indiquée s’étendaient de vastes jardins entourant des villas. Devant l’une d’elles, l’esclave s’arrêta et éteignit sa torche.

– Voici « L’Étoile Verte », dit-il, et il s’éloigna.

Le Hittite frappa à la porte. Un domestique ouvrit, examina attentivement le visiteur et murmura :

– Anael, Sachiel.

– Amabiel, Abalidot, répondit Phut.

– Sois le bienvenu, dit le serviteur, et il ouvrit toute grande la porte.

Ils traversèrent le jardin et entrèrent dans le vestibule de la villa. La prêtresse attendait Phut ; derrière elle se tenait un homme ressemblant tellement au Hittite tique que celui-ci ne put cacher son étonnement.

– Il te remplacera aux yeux de ceux qui te surveillent, dit la prêtresse en souriant.

Le sosie de Phut la suivit à l’étage d’où parvenait de la musique ; quant au Hittite lui-même, deux prêtres le conduisirent dans le jardin, dans un petit bâtiment où ils lui firent prendre un bain et revêtir des habits blancs. Puis ils le firent ressortir dans le jardin.

– Par là, dit un des prêtres, est la ville. Par ici, le temple ; et par là les tombes. Va dans la direction que t’indiquera la sagesse.

Phut se retrouva seul. La nuit était assez claire. Au loin, dans la brume, scintillait le Nil ; le ciel était criblé d’étoiles.

« Chez nous, les étoiles brillent avec plus d’éclat », pensa Phut, et il se dirigea vers le temple.

Un homme, sortit des buissons, le suivit. Mais le Hittite disparut dans la brume.

Il marcha assez longtemps ; il se trouva enfin devant un porche parsemé de clous de bronze. Il se mit à les compter, du haut vers le bas, appuyant sur les uns, tournant d’autres.

Enfin, la porte s’ouvrit et Phut entra dans une pièce sombre. Il tâta le sol du pied, jusqu’à ce qu’il eût trouvé le bord d’un puits. Il descendit sans hésiter, quoique le lieu lui fût inconnu. La descente fut courte. Il atteignit rapidement le fond et vit, en face de lui, un couloir étroit dans lequel il s’engagea d’un pas assuré, comme s’il connaissait bien le chemin. Au bout du couloir, il y avait une porte. Phut trouva la clenche et frappa trois fois. Une voix sourde répondit :

– Qui es-tu, toi qui viens troubler la tranquillité de ce lieu ?

– Je n’ai fait de mal à personne, répondit calmement le Hittite.

– Es-tu celui qu’on attend ? demanda la voix.

– Je suis celui qui vient de la part de vos frères d’Orient, répondit Phut.

La porte s’ouvrit. Il entra dans une grande cave, éclairée par une lanterne posée sur une table, devant un rideau pourpre, sur lequel était brodée une sphère dorée entourée de deux serpents. Un prêtre égyptien se tenait à côté de la tenture.

– Sais-tu, demanda-t-il, ce que représente cet emblème ?

– La sphère, répondit Phut, est l’image de notre monde…

– Et les serpents ? demanda le prêtre.

– Les deux serpents rappellent au sage que celui qui a trahi mourra doublement : dans son corps et dans son âme.

Le prêtre égyptien s’inclina devant le Hittite et lui remit un manteau ainsi qu’un voile de mousseline. Puis il quitta la caverne. Le Hittite demeura seul. Il revêtit les vêtements sacrés et alluma l’encens devant la tenture pourpre.

Alors d’étranges choses se passèrent dans la caverne. Les murs de la pièce semblaient s’estomper et le rideau pourpre tremblait comme agité par des mains invisibles. Le Hittite se mit à prier et une rumeur monta des profondeurs. Soudain, le rideau s’écarta, découvrant une silhouette blanche.

– Que me veux-tu ? demanda une voix étouffée.

– Je veux que mes frères d’Égypte m’accueillent favorablement et croient en mes paroles.

– Il en sera ainsi, dit le spectre, et il disparut.

Le Hittite resta figé, les mains levées vers le ciel, une heure durant. Au bout de ce laps de temps, trois prêtres égyptiens pénétrèrent dans la caverne. Voyant Phut immobile, dans une rigidité cadavérique, ils parurent effrayés et admiratifs.

– Jamais, nous n’avons réussi rien de pareil ! dirent-ils.

Ils s’approchèrent de lui, le tâtèrent, observèrent avec inquiétude ses yeux morts et son visage décoloré.

– Serait-il mort ? demanda le plus jeune d’entre eux.

À ce moment, le Hittite sembla revivre. Ses mains retombèrent et son visage se colora. Il soupira, se frotta les yeux comme un homme qui émerge du sommeil et dit :

– Toi – il s’adressait au plus âgé des prêtres – tu es Méfrès, archiprêtre à Memphis ; toi, tu t’appelles Herhor, archiprêtre à Thèbes et premier homme du royaume après le pharaon… Et toi – il désigna le plus jeune – tu es Pentuer, prêtre d’Amon et conseiller de Herhor.

– Quant à toi, tu es Beroes, grand prêtre et sage de Babylone, que nous attendions depuis longtemps, répondit Méfrès.

– Oui, dit le Hittite.

Il les embrassa tous, et ils s’inclinèrent devant lui.

– Et maintenant, dit Beroes, écoutez ce que j’ai à vous dire.

Ils s’assirent et le Hittite se mit à parler.

– Je vous parle de la part du collège sacré de Babylone. Nous avons constaté que le clergé égyptien était en décadence, cherchait à s’enrichir et se débauchait. Il a perdu son pouvoir sur les esprits et a recours au charlatanisme. Si vous le voulez, nous vous aiderons à rétablir la piété sur les bords du Nil.

– Tout ce que tu dis est vrai, répondit tristement Méfrès. Reste donc parmi nous quelques années, et réapprends-nous la sagesse !

Le Hittite se tourna vers Herhor.

– J’ai de mauvaises nouvelles pour toi. Par votre négligence, vous n’avez pas pu prévoir que de sombres années se préparaient pour l’Égypte. Un cataclysme vous menace de l’intérieur. De plus, si vous avez le malheur, au cours des dix prochaines années, de porter la guerre en Assyrie, vous serez écrasés et votre pays détruit. Rarement, les astres vous ont été aussi défavorables qu’en ce moment.

Les prêtres écoutaient, pleins d’horreur. Herhor était pâle, Méfrès priait.

– Méfiez-vous donc des Assyriens, continuait Beroes. C’est un peuple terrible, qui vit de la guerre. Ils empalent les vaincus, brûlent les villes, crèvent les yeux des prisonniers. Leurs temples sont ornés de peaux humaines…

– Tu as jeté l’effroi parmi nous, dit Méfrès. Mais dis-nous comment conjurer ces malheurs ?

– Je le voudrais, répondit Beroes mais je ne sais pas tout ; ce que j’ai pu prévoir en toute certitude, c’est la nécessité absolue d’une paix de dix ans avec l’Assyrie. Hâtez-vous de conclure une alliance avec elle.

– Et la Phénicie ? demanda Herhor.

– Ne vous laissez pas tenter ! s’écria Beroes. Si aujourd’hui le pharaon portait la main sur elle, dans un mois les soldats assyriens, volant à son secours, se baigneraient dans le Nil !

– Nous ne pouvons renoncer à notre influence sur la Phénicie ! intervint Herhor.

– Alors, vous préparez votre propre perte. Je vous le répète : il vous faut dix années sans guerre. Maintenant, je vous ai dit ce que j’avais à vous dire, et vous agirez à votre guise. Mais songez aux sombres années qui vous menacent.

– Il me semble, demanda Pentuer, que tu as parlé d’un danger intérieur. Quel est-il ?

– Ne me le demande pas. Tu devrais en savoir davantage que l’étranger que je suis.

– Nous devrons nous résigner, dit pensivement Herhor, à ce traité de paix avec les Assyriens.

– Je ferai part de votre décision au collège sacré de Babylone. Il fera en sorte que le roi d’Assyrie vous envoie une délégation. Croyez-moi, ce traité vous sera favorable.

L’entretien prit fin là-dessus. Tous, ils se tournèrent vers l’autel : le Hittite se remit à prier. Ils crurent entendre une lointaine sonnerie de trompettes venant du sol, et ils tremblèrent de crainte et d’étonnement. Puis, un véritable orage se déchaîna dans la caverne, des éclairs jaillirent de l’autel, et le sol trembla.

Beroes se prosterna, et le calme revint.


*

Phut regagna à l’aube l’auberge phénicienne où il retrouva les bagages qui lui avaient été volés.

Quelques minutes après lui, l’homme de confiance de l’aubergiste Asarhadon vint trouver son maître et lui dit :

– J’ai passé la nuit sur place, devant le temple de Set. Vers dix heures, trois prêtres, venant de la villa « À l’Étoile Verte », y pénétrèrent. Le brouillard m’a empêché de voir s’ils en sont ressortis et quand.

L’aubergiste se gratta le crâne.

– Mon client doit être un prêtre, puisqu’il va au temple. Comme il porte la barbe, ce doit être un prêtre chaldéen. C’est louche…

Quelques instants plus tard, le second serviteur de l’aubergiste arriva et fit rapport à celui-ci.

– J’ai passé toute la nuit devant la villa « À l’Étoile Verte », dit-il. Ton Hittite y a bu et chanté jusqu’au matin.

– Comment ? demanda Asarhadon. Le Hittite a passé la nuit à « l’Étoile Verte » ?

Il confronta ses deux serviteurs, mais il n’apprit rien de nouveau. L’un jurait que Phut avait passé la nuit à boire, l’autre qu’il l’avait vu entrer au temple.

« C’est invraisemblable, murmura le Phénicien. Ce Hittite est présent en deux endroits à la fois ! C’est un conspirateur ou un magicien ! »

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