Chapitre XXI

Le voyage du prince commença à la belle saison, fin décembre. Le Nil était fort bas, d’énormes radeaux chargés de grain descendaient de Thèbes vers la mer. Les orangers et les grenadiers se couvraient de fleurs, et dans les champs, les semailles avaient commencé.

Les plus hauts dignitaires du royaume, les prêtres, la garde du pharaon et une foule immense accompagnèrent le prince jusqu’à l’embarcadère. Il monta dans une barque dorée surmontée de tentes somptueuses. Il invita à son bord les archiprêtres Méfrès et Mentésuphis qui l’accompagnaient dans son voyage. Toute une flottille suivait l’embarcation royale : des courtisans, des prêtres, des officiers, qui formaient la suite du prince.

Jusqu’à Memphis, le Nil coule entre deux versants montagneux ; ensuite, le fleuve traverse une grande plaine qui mène à la mer. Lorsque le bateau s’ébranla, le prince voulut s’entretenir avec l’archiprêtre Méfrès ; mais les cris de la foule l’obligèrent à quitter sa tente et à se montrer au peuple. Le tumulte ne faisait qu’augmenter. De plus en plus de curieux se pressaient sur les deux rives ; une multitude de petites barques sillonnaient le fleuve, et des couronnes de fleurs cernaient la barque princière.

« Ils m’acclament autant qu’ils ont acclamé le pharaon ! » pensa Ramsès.

Une grande fierté s’empara de lui à la vue de toute cette flotte qu’il pouvait arrêter d’un geste et de tous ces hommes qui avaient abandonné leur travail et risquaient parfois leur vie pour l’apercevoir. Les acclamations de la foule, surtout, enivraient Ramsès, l’exaltaient, le remplissaient de bonheur.

Le bateau gagna le milieu du fleuve. Le prince alla sur la poupe et regarda dans la direction de Memphis. Là, les rives étaient déjà désertes, le fleuve vide d’embarcations. Il n’y avait plus trace du tumulte tout récent.

– La fête est déjà terminée ? demanda Ramsès à un des ingénieurs qui s’occupaient de la conduite du bateau.

– Oui, les gens sont retournés au travail.

– Déjà ?

– Ils doivent regagner le temps perdu, dit l’ingénieur.

Le prince fronça les sourcils, mais il se calma aussitôt et retourna sous sa tente. Les acclamations de la foule ne le touchaient plus. À la fierté avait succédé le mépris pour ce peuple qui passait si vite de l’exaltation au travail quotidien.

Ramsès s’arrêta un mois durant dans la province d’Aa, où il fut l’hôte du gouverneur. Il passa son temps en réceptions, en présentations de fonctionnaires, en audiences. Il demanda, un jour, à visiter la région, comme son père le pharaon le lui avait ordonné. Le gouverneur accéda à sa demande. Il le fit monter dans une litière et le conduisit, en grande pompe, au temple du dieu Hator, protecteur de la province.

Le prince monta sur un des pylônes et visita attentivement l’observatoire astronomique des prêtres et aussi l’ingénieux système par lequel, du haut de cette tour, ils correspondaient avec les temples voisins de Memphis et d’Atribis, éloignés pourtant de plusieurs milles. Du haut du pylône, Ramsès put encore admirer les champs de blé, les vignes, les canaux, les marais couverts de lotus et de papyrus. Il fut enchanté par ce qu’il voyait, et rentra au palais content de lui. Mais lorsqu’il se mit à noter ses impressions, suivant le conseil de son père, il s’aperçut que ses connaissances quant à la province d’Aa n’avaient guère augmenté.

Il demanda donc au gouverneur quelques renseignements complémentaires. Celui-ci réunit tous ses fonctionnaires et les fit défiler devant le prince, assis dans la cour du palais. Ramsès vit passer d’innombrables scribes, des ingénieurs, des médecins, des policiers, des gardiens de prison, des juges. Ce spectacle le déprima profondément : il avait l’impression de ne pas pouvoir coordonner les divers éléments du gouvernement et il n’osait s’avouer à lui-même son incapacité. S’il se révélait incapable de gouverner, que lui resterait-il ?… La mort !

Car Ramsès sentait qu’il n’y avait pas de bonheur pour lui ailleurs qu’à la tête de l’État.

Il se reposa quelques jours, puis fit venir, une fois de plus, le gouverneur.

– Je t’avais demandé, dit-il, de m’initier à la gestion de ta province. Tu m’as montré le pays et les fonctionnaires, mais je ne sais encore rien !

Le gouverneur parut ennuyé.

– Que veux-tu que je fasse ? demanda-t-il. Qu’exiges-tu de moi ? Au cours de ton voyage, tu as pu voir le peuple qui habite la région. Du haut du pylône, tu as pu contempler ce pays. Si tu le désires, nous visiterons de près chaque camp, chaque village et chaque rue. Tu as même vu les fonctionnaires. Que puis-je faire de plus ?

– Je sais que tu es un bon serviteur dit le prince. Explique-moi seulement deux choses : premièrement, pourquoi les revenus du pharaon dans ta province diminuent ; deuxièmement, quelles sont tes fonctions exactes ?

Le gouverneur se troubla, aussi le prince s’empressa-t-il d’ajouter :

– Je voudrais connaître tes méthodes, car je suis jeune encore et avide de conseils…

– Mais tu as la sagesse d’un vieillard !

– Il est donc normal, continuait le prince, que je prenne avis auprès d’un homme expérimenté.

– Je te montrerai et je t’expliquerai tout ! Mais allons dans un lieu tranquille !…

Effectivement, une foule bruyante emplissait le palais. Aussi, le gouverneur fit-il amener deux chevaux et ils sortirent de la ville, laissant la Cour à ses amusements.

La journée était belle et fraîche, la terre couverte de verdure et de fleurs.

– Comme il fait bon ! s’exclama Ramsès ; je respire enfin, après le vacarme du palais !

– C’est le lot des grands de ce monde ! dit le gouverneur.

Ils s’arrêtèrent en haut d’une colline. Ils voyaient, étendus à leurs pieds, des villages, des prairies et, au loin, le rougeoiement du désert.

– Regarde, seigneur, dit le gouverneur. Voici notre pays. N’est-ce pas qu’il est beau ? Comme le pharaon ne peut être partout à la fois, c’est nous, ses esclaves, qu’il a chargés d’administrer les diverses régions qui composent l’Égypte. Tu m’as demandé ce que je faisais. Je m’occupe de rassembler les divers biens que produit la terre et de les déposer aux pieds de mon maître. Comme je ne puis veiller à tout moi-même, je me suis adjoint des collaborateurs qui sont les fonctionnaires.

– Tout cela est fort bien, dit le prince, mais je répète ma question : pourquoi les revenus du pharaon ont-ils diminué alors que tu veilles si bien à ses intérêts ?

– Certains dieux nous sont défavorables, dit le gouverneur, et ils nuisent aux crues du Nil ou envoient des maladies sur nos troupeaux et nos paysans. Quand la récolte est mauvaise, les revenus sont moindres. Regarde, là, ces troupeaux ; ils sont moins nombreux que jadis, mais qu’y puis-je ? Le dieu Set, seul, est coupable, et que peuvent les hommes contre la volonté des dieux ?

Le prince baissa la tête.

Au cours de ses études, on lui avait parlé de la lutte que livre le bienveillant Osiris au nuisible Set.

« Lorsque je serai grand, se disait-il autrefois, j’irai trouver ce Set et nous nous mesurerons à la lance !… »

Aujourd’hui, regardant l’étendue de sable, royaume du dieu cruel qui diminuait la richesse de l’Égypte, il ne pensait plus à lutter. Car comment combattre le désert ? On ne peut que l’éviter ou y périr.

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