Chapitre XXXIX

La prêtresse phénicienne ne rendait pas la vie facile à Ramsès. Lorsque celui-ci vint lui rendre visite, pour la première fois, dans le petit palais qu’elle occupait après Sarah, il s’attendait à un accueil fait de reconnaissance. Il n’en fut rien, bien au contraire. Kamée le reçut avec colère.

– Il paraît qu’après une demi-journée, tu as rendu ta faveur à la Juive ! s’écria-t-elle.

– Ne continue-telle pas à habiter les communs ? répondit Ramsès.

– Oui, mais mon régisseur m’a dit qu’elle n’aurait plus à me laver les pieds !

Ramsès trouva la scène de mauvais goût.

– En un mot, tu n’es pas contente, dit-il.

– Et je ne le serai pas tant que je n’aurai pas humilié cette femme, tant que je ne la verrai pas à mes pieds, tant que les domestiques ne cesseront pas de me regarder avec crainte et de la regarder, elle, avec pitié !

Kamée plaisait de moins en moins au prince…

– Écoute-moi bien, dit-il. Si, dans ma maison, un serviteur frappait une chienne qui allaite ses petits, je le chasserais… Or, toi, tu as frappé au visage une femme et une mère ! Sache que pour les Égyptiens, le nom de mère est aussi sacré que celui de pharaon…

– Ah ! Malheureuse que je suis ! s’écria Kamée. Voilà ma récompense pour avoir renié ma déesse ! Il y a une semaine à peine, tous étaient à mes pieds et me couvraient de fleurs, et aujourd’hui !…

Le prince sortit en silence et laissa la Phénicienne à ses lamentations. Il ne revint que plusieurs jours après, et la trouva, une fois de plus, de méchante humeur.

– Je t’en supplie, s’écria-t-elle dès son entrée, occupe-toi davantage de moi ! Les domestiques eux-mêmes commencent à me négliger, les soldats me regardent avec des yeux mauvais et j’ai peur qu’à la cuisine on n’empoisonne ma nourriture…

– J’ai été fort occupé par mon armée, ces jours derniers, dit le prince.

– Tu mens ! Je t’ai vu hier devant mon palais, puis tu t’es dirigé vers la maison de Sarah !…

– Assez ! coupa Ramsès. Je ne suis ni venu hier devant ton palais, ni allé chez Sarah. Si tu as cru me voir, cela signifie que ton amant, ce Grec infâme, rode dans les parages.

La Phénicienne poussa un cri.

– Astoreth, protège-moi ! gémit-elle. Si Lykon est revenu, je dois m’attendre au pire !

Le prince était excédé par ces doléances continuelles.

– Ne t’inquiète pas, dit-il en sortant ; je t’amènerai ce Lykon ficelé comme un chacal. Il a épuisé ma patience !

Rentré chez lui, il fit venir Hiram et le chef de la police de Pi-Bast. Il leur raconta que son sosie, le Grec Lykon, était dans les parages et il ordonna qu’on s’emparât de lui au plus vite. Hiram promit l’aide des Phéniciens, mais le policier, lui, semblait sceptique.

– Tu doutes de pouvoir retrouver ce misérable ? lui demanda Ramsès.

– Oui, seigneur. Il y a, à Pi-Bast, bon nombre d’Asiates fort pieux qui estiment que Kamée mérite la mort pour avoir renié sa foi. Si Lykon leur a promis de tuer la prêtresse, ils l’aideront, le cacheront, et le feront fuir au besoin.

– Qu’en penses-tu ? demanda le prince à Hiram.

– Le chef de la police a raison, répondit le vieillard.

– Mais vous avez levé la malédiction qui pesait sur Kamée ! s’étonna Ramsès.

– Oui. Aussi, elle ne risque rien de la part des Phéniciens, mais je ne puis répondre des autres fidèles d’Asie.

– Je crois cependant qu’aucune menace ne pèse actuellement sur cette femme, dit le policier. Si elle était courageuse, nous pourrions même nous servir d’elle pour attirer le Grec et l’arrêter au palais !

– Va et élabore un plan d’action, dit Ramsès. Il y aura dix talents pour toi si tu t’empares de Lykon !

Le prince s’en alla, Hiram et le chef de la police restèrent seuls. Le Phénicien dit alors :

– Je connais ta clairvoyance quasi surhumaine, et ta faculté de prévoir l’avenir. Tu auras donc déjà deviné que le temple d’Astoreth te versera vingt talents si tu arrêtes ce criminel qui nargue notre maître… Mais tu auras droit à dix talents supplémentaires si tu parviens à éviter que la ressemblance de Lykon avec l’héritier du trône ne soit rendue publique… Il ne sied pas qu’un simple mortel ait les mêmes traits que le descendant des dieux !…

– Je comprends fort bien, répondit le policier. Il arrive d’ailleurs quelquefois qu’un criminel meure avant d’avoir eu le temps de passer devant le tribunal…

– Décidément, tu es un homme intelligent, dit Hiram en lui prenant le bras. Tu peux compter sur les Phéniciens pour t’aider dans ta tâche.

Ils se quittèrent comme deux bons amis poursuivant un but commun.

Quelques jours plus tard, Ramsès se rendit de nouveau chez Kamée. Il la trouva dans un état voisin de la folie. Elle se cachait dans la pièce la plus obscure de son palais, n’osait toucher aux mets qui lui étaient servis et donnait aux domestiques les ordres les plus contradictoires, les appelant d’abord tous puis les chassant avec de grands cris d’horreur.

L’amour que Ramsès avait éprouvé pour elle fit place à un grand embarras.

« Oui, décidément, j’ai eu tort d’arracher cette femme à sa déesse ! se disait-il. Seule une déesse pouvait supporter tous ses caprices ! »

Dès qu’il se trouva en face d’elle, les plaintes commencèrent.

– Je suis une malheureuse ! gémit-elle. Je suis entourée d’ennemis : mon habilleuse veut m’empoisonner, ma coiffeuse cherche à me donner quelque maladie mortelle, les soldats de la garde n’attendent que l’occasion de me percer de leurs lances !… Tous m’en veulent !

– Kamée ! intervint le prince.

– Ne m’appelle pas ainsi ! Cela va me porter malheur !

– D’où te viennent donc toutes ces idées ?

– D’où ? Mais tu crois donc que je ne vois pas tous ces hommes qui rôdent autour du palais, et disparaissent dès que j’appelle mes domestiques ? Et les murmures que j’entends, la nuit, derrière ma porte ?

– Mais c’est de la fantaisie pure !

– Vous dites tous cela ! Mais je sais que je suis maudite ! hurla-t-elle.

Agacé, le prince la quitta au plus vite malgré ses supplications pour le retenir. Il fit doubler la garde du palais et rentra chez lui irrité au plus haut point par tout ce tapage.

Il trouva dans son appartement Tutmosis qui venait de rentrer de Memphis et avait eu à peine le temps de prendre un bain et de changer de vêtements après son voyage.

– Qu’as-tu à m’apprendre ? demanda Ramsès. As-tu vu le pharaon ?

Il avait deviné à l’expression de Tutmosis que celui-ci n’était pas porteur de bonnes nouvelles.

– Oui, j’ai vu notre maître, répondit le courtisan, et voici ce qu’il m’a dit : « Depuis trente-quatre ans, je porte sur mes épaules le fardeau du pouvoir ; je suis las et j’ai hâte d’aller rejoindre mes ancêtres. Bientôt, je quitterai cette terre, et mon fils Ramsès me succédera. Il dirigera le pays selon ce que lui dictera la sagesse. »

– Il a dit cela ?

– Ce sont ses paroles exactes, répondit Tutmosis. Il m’a répété plusieurs fois qu’il ne te laissait aucune directive pour l’avenir. Tu seras libre de gouverner l’Égypte à ta guise.

– Dieux ! Il doit être bien malade ! Mais pourquoi donc ne me laisse-t-il pas venir auprès de lui ?

– Ta présence ici est nécessaire.

– Et le traité avec l’Assyrie ? demanda le prince.

– Il est signé, mais l’annexion de la Phénicie reste en suspens jusqu’à ce que tu montes sur le trône.

– Ah ! Quel homme merveilleux, le pharaon ! Il m’a évité une bien lourde succession !

– La Phénicie reste donc en suspens, continua Tutmosis, mais il s’est passé un autre événement grave : afin de prouver à l’Assyrie que ses sentiments sont sincères, le pharaon a fait renvoyer vingt mille mercenaires…

– Comment ? bondit Ramsès.

Tutmosis hocha tristement la tête.

– C’est ainsi ! dit-il. Quatre régiments libyens ont déjà été dissous !

– Mais c’est de la folie ! hurla le prince. Nous nous affaiblissons inutilement ! Et, de plus, où iront ces hommes ?

– Ils sont partis dans le désert de Libye, et ils vont sans doute se joindre aux Libyens pour nous attaquer…

– Mais je ne suis au courant de rien ! De rien, de rien !

– Parce que les mercenaires renvoyés sont partis de Memphis droit vers le désert et Herhor a interdit d’en parler à quiconque.

– Méfrès et Mentésuphis ne le savent donc pas non plus ?

– Si, eux le savent.

– Et moi pas !

Le prince pâlit de colère. Il saisit les mains de Tutmosis et murmura avec ardeur :

– Écoute bien… Je jure sur la mémoire de mes ancêtres, sur celle de Ramsès le Grand, je jure que sous mon règne les prêtres se soumettront à ma volonté, ou bien je les écraserai !

Tutmosis écoutait avec effroi.

– Ce sera eux ou moi ! termina le prince. L’Égypte ne peut avoir deux maîtres !

– Elle n’en a jamais eu qu’un seul : le pharaon, dit Tutmosis.

– Ainsi, tu me resteras fidèle ?

– Oui, et avec moi l’armée et la noblesse, tu peux en être certain !

– C’est bien… Qu’ils renvoient les mercenaires… Qu’ils signent des traités… Qu’ils continuent à me berner… Le jour viendra ! Et maintenant, va te reposer et assiste ce soir à mon banquet. Il ne me reste plus qu’à m’amuser, tout m’étant interdit par ces damnés prêtres ! Eh bien, je m’amuserai !

À partir de ce jour, les fêtes recommencèrent. Le prince ne s’occupait plus de ses soldats, comme s’il avait honte de se montrer devant eux. Le palais était plein d’officiers, de nobles, de danseuses ; la nuit se déroulaient d’Interminables orgies, où le chant de la harpe se mêlait aux cris d’ivrogne des convives et aux rires hystériques des femmes.

Ramsès avait invité Kamée à assister à un de ces banquets. Elle avait refusé, et le prince avait cessé de la voir. Tutmosis s’en était aperçu et il demanda un jour au prince :

– On m’a dit que Sarah était en disgrâce ?

– Ne me parle plus de cette Juive, répondit Ramsès. Tu sais sans doute ce qu’elle a fait de mon fils ?

– Oui, je le sais, mais je crois qu’elle n’en est guère responsable. On m’a dit, à Memphis, que ta mère, la reine Nikotris, et le ministre Herhor ont fait de ton fils un Juif afin qu’il devienne un jour roi d’Israël…

– Mais Israël n’est pas une monarchie !

– Elle voudra, paraît-il, en devenir bientôt une.

– Il vaut mieux être cocher du pharaon que roi, et surtout roi d’Israël ! répondit Ramsès.

– En tout cas, Sarah n’est pas coupable de ce qui est arrivé, insista Tutmosis.

– C’est bien pourquoi les prêtres me le paieront un jour.

– Ils ont agi pour le bien de la dynastie, en accord avec la reine Nikotris…

– Et qu’a Méfrès à se mêler de mes affaires ? Il est chargé du temple et non de la descendance du pharaon !

– Méfrès est un vieillard, et son âge lui fait perdre l’esprit. Toute la Cour raille ses pratiques religieuses…

– Ah oui ? En quoi consistent-elles ?

– Plusieurs fois par jour, Méfrès célèbre des rites secrets et il ordonne à tous les prêtres d’observer attentivement si les dieux ne le soulèvent pas en l’air pendant qu’il prie…

– Ah ! Mais c’est du plus haut comique ! s’esclaffa Ramsès. Et tout cela se passe à Pi-Bast sans que je le sache !

– C’est secret religieux.

– Un secret qui fait rire toute la Cour de Memphis ! Ah ! C’est bien amusant, tout de même ! Quel charlatan ! Et que disent de cela les autres prêtres ?

– Il paraît que de vieux papyrus rapportent qu’il y eut, chez nous, des prêtres dotés du pouvoir de s’élever en l’air ; aussi l’ambition de Méfrès est-elle compréhensible. Et comme en Égypte les subordonnés voient toujours ce que leurs supérieurs veulent qu’ils voient, certains prêtres jurent avoir aperçu Méfrès s’élever à plusieurs doigts du sol au cours de ses prières !

– Et ce mystère religieux divertit toute la Cour ! Ha ! Ha ! Ha ! riait Ramsès. Et dire que nous vivons à deux pas de ces prodiges sans le savoir !

Lorsque son hilarité se fut apaisée, et sur les instances de Tutmosis, il ordonna de loger Sarah dans le pavillon qu’avait quelque temps occupé Kamée. Les serviteurs étaient ravis de ce changement et ils raccompagnèrent Sarah à sa nouvelle demeure avec des chants et des cris joyeux. Entendant du bruit dans le jardin, la Phénicienne demanda ce qui se passait. Lorsqu’elle eut appris que Sarah était rentrée en grâce et qu’elle quittait les communs pour occuper un pavillon particulier, l’ancienne prêtresse entra dans une terrible colère et fit appeler Ramsès.

Celui-ci vint aussitôt.

– C’est ainsi que tu me traites ? lui cria Kamée. Ah ! C’est ainsi ? Tu m’avais promis de faire de moi ta première femme, et déjà tu as oublié ta promesse ! Tu crois peut-être que la vengeance d’Astoreth n’atteint pas les princes ?

– Dis à ton Astoreth, répondit calmement Ramsès, qu’elle ne s’avise plus jamais de menacer les princes, car elle pourrait, elle aussi, aller habiter les communs…

– Tu me menaces des communs, maintenant, et bientôt de la prison, sans doute ? criait Kamée. Tu passes tes nuits chez la Juive, et tu oublies que, pour toi, je me suis exposée à la colère des dieux, que je t’ai sacrifié ma jeunesse, ma vie, ma vertu !

Le prince pensa que, en effet, Kamée avait renoncé pour lui à beaucoup de choses, et il regretta ses paroles.

– Je ne suis pas allé chez Sarah, dit-il, et je ne vois pas en quoi cela te blesse qu’une malheureuse femme retrouve un peu de confort et puisse nourrir son enfant en paix ?

La Phénicienne trépigna de colère. Elle leva son poing serré et ses yeux brillèrent de haine.

– C’est ainsi que tu me parles ? Cette Juive est malheureuse parce que tu l’as chassée du palais, mais je ne suis pas malheureuse, moi que les dieux ont chassée de leurs temples !… Et ma souffrance, qu’en fais-tu ? Car je souffre, oui, je souffre de te voir préférer à moi un rejeton juif… Oui, un bâtard que je souhaiterais voir mort !

– Tais-toi ! cria le prince en lui mettant la main sur la bouche.

Effrayée, elle recula d’un pas.

– Ainsi, je ne puis même plus me plaindre ? demanda-t-elle. Mais si tu tiens tant à cet enfant, pourquoi m’as-tu fait quitter le temple ?

Calmé, le prince sourit. Il s’assit et dit :

– Mon maître d’école avait raison lorsqu’il me disait de me méfier des femmes… Vous êtes toutes les mêmes : semblables à des pêches veloutées qui, dès qu’on y mord, laissent échapper une guêpe qui blesse les lèvres et le cœur…

– Tu te plains déjà ? Tu ne m’épargnes donc aucune injure, pour me remercier de t’avoir sacrifié mon sacerdoce, ma pudeur…

Le prince continuait à sourire.

– Évite, Kamée, de lancer des malédictions sur la tête d’un nouveau-né devant son père. C’est là la meilleure façon d’étouffer l’amour…

– Sois tranquille, seigneur ; à l’avenir, il ne sera plus jamais question ni de mon malheur, ni de ton fils, répondit la Phénicienne d’une voix sourde.

– Dans ce cas, je continuerai à te prodiguer mes faveurs et je te rendrai la plus heureuse des femmes, conclut Ramsès avec douceur.

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