Chapitre XXXVIII

Depuis que Hiram lui avait fait comprendre que les Phéniciens lui offraient Kamée, Ramsès avait hâte de l’avoir dans sa maison, non pas tant pour assouvir son désir, mais surtout pour l’élément de nouveauté qu’elle lui apportait. Mais la prêtresse remettait toujours à plus tard ce moment tant désiré, arguant de l’afflux à Pi-Bast de pèlerins importants qui rendaient indispensable sa présence au temple.

Cependant, il se passait des choses importantes. Les ambassadeurs assyriens Sargon et Istubar étaient partis pour Memphis signer le traité. En même temps, le pharaon demanda à Ramsès un rapport sur son voyage en Basse-Égypte. Le prince ordonna à ses scribes de noter tous les événements survenus depuis son départ de Memphis, et chargea Tutmosis de porter le message à son père.

– Tu te feras mon interprète auprès du pharaon, lui dit-il. Voici ce que tu dois faire : si Herhor te demande ce que je pense des causes de la pauvreté du trésor, tu lui répondras de s’adresser à son conseiller Pentuer, qui lui exposera ces raisons comme il l’a si bien fait au temple de Hator. S’il veut connaître mon opinion sur le traité avec l’Assyrie, ta réponse sera que je me dois d’obéir aux ordres de mon maître. Mais, lorsque tu te trouveras en face de mon père et que vous serez seuls, jette-toi à ses pieds et dis-lui : « Seigneur, c’est ton fils qui parle par ma bouche. Les causes de notre pauvreté sont le manque de terres cultivables, dévorées par le désert, et la diminution de la population, qui meurt de misère. Mais sache, seigneur, que la maladie et le désert nuisent moins à ton trésor que les prêtres ! Leurs temples regorgent de richesses qui suffiraient à payer toutes nos dettes et ils disposent des meilleures terres et des paysans les plus robustes. Voilà ce que te dit ton fils Ramsès qui a gardé les yeux bien ouverts tout au long de son voyage. »

Le prince s’arrêta un instant. Tutmosis essayait de graver ces paroles dans sa mémoire.

– Si le pharaon te demande, continua Ramsès, s’il te demande ce que je pense des Assyriens, réponds-lui : « Ramsès reconnaît que les Assyriens sont des hommes forts et robustes, et qu’ils possèdent d’excellentes armes ; mais ils sont mal entraînés et jamais ils ne les a vus marcher en rangs bien ordonnés… Leur équipement est plus lourd et les rend malhabiles… »

– Dis aussi à mon père, poursuivit Ramsès, que l’armée et la noblesse s’indignent à la seule pensée que les Assyriens pourraient annexer la Phénicie ; celle-ci est, en effet, le port de l’Égypte et les Phéniciens sont nos meilleurs matelots. Dis encore que j’ai appris que l’Assyrie se trouve en ce moment affaiblie car elle mène une guerre dans le Nord et dans l’Est : si nous l’attaquions aujourd’hui, nous pourrions nous emparer d’immenses richesses et de nombreux esclaves qui faciliteraient le travail de nos paysans. Termine enfin en affirmant mon obéissance aux ordres de mon père, mais supplie-le de ne pas abandonner la Phénicie…

Tutmosis partit pour Memphis en août. Le Nil commençait à monter et les pèlerins au temple d’Astoreth se faisaient rares. Les paysans procédaient aux vendanges, le calme descendait sur la région.

C’est à ce moment que Ramsès, débarrassé de ses préoccupations officielles, commença à s’occuper de ses amours avec Kamée. Il fit remettre par Hiram douze talents d’or au temple d’Astoreth ; il y joignit cinquante vaches et cent cinquante mesures de grain. C’étaient là des dons si considérables que l’archiprêtre du temple lui-même vint le remercier pour sa générosité. Ayant ainsi réglé les questions relatives au temple, il fit venir le chef de la police de Pi-Bast et s’entretint avec lui une heure durant. Quelques jours plus tard, une nouvelle extraordinaire se répandit dans la ville : Kamée, prêtresse d’Astoreth, avait été enlevée et avait disparu comme un grain de sable dans le désert. Voici comment ce rapt s’était effectué.

L’archiprêtre du temple avait envoyé Kamée porter des présents à la chapelle d’Astoreth située à Sabne-Chetam, sur le lac de Menzaleh. La prêtresse effectuait le voyage de nuit, en barque, pour éviter la chaleur et la curiosité publique. Au milieu du lac, sa barque avait été abordée par une autre embarcation remplie de Grecs et de Hittites. La prêtresse avait été enlevée si vite que ses rameurs n’avaient pas eu le temps de se porter à son secours. On avait retrouvé la barque des ravisseurs abandonnée près de la rive ; ses occupants avaient disparu sans laisser de trace.

À Pi-Bast, on ne parlait que de cet enlèvement. Les uns soupçonnaient Sargon, qui avait proposé à Kamée le mariage et avait voulu l’emmener à Ninive ; d’autres accusaient le Grec Lykon, qu’on savait épris de Kamée et assez riche pour payer des hommes de main.

Le Conseil Suprême du temple d’Astoreth s’était réuni et avait décidé de décharger Kamée de ses devoirs de prêtresse et de suspendre la menace de mort attachée à sa virginité. En effet, s’il lui arrivait d’être violée par ses ravisseurs, il eût été injuste que les dieux se vengeassent d’un acte commis contre son gré…

Quelques jours plus tard, il fut annoncé aux fidèles que Kamée était morte et que c’étaient des mauvais esprits qui l’avaient enlevée. Le même jour, Hiram remettait à Ramsès, dans une boîte en or, un papyrus couvert de sceaux et qui déliait Kamée de ses vœux à condition qu’elle abandonnât le nom sacré qu’elle portait. Muni de ce document, le prince se rendit le soir même dans un pavillon solitaire situé au fond de son jardin. Il ouvrit la porte et monta à l’étage. Il y trouva Kamée.

– Voici enfin ce que tu désirais tant ! lui dit-il en lui remettant la boîte dorée.

Les yeux de la Phénicienne brillèrent. Elle prit la boîte et la jeta à terre.

– Elle n’est même pas en or ! s’écria-t-elle. Ce n’est que du cuivre doré…

– C’est ainsi que tu m’accueilles ? demanda le prince, péniblement étonné.

– Je connais mes frères ! répondit-elle. Ils falsifient non seulement l’or, mais aussi les rubis et les saphirs !

– Mais, femme, s’écria Ramsès, cette boîte contient ta sécurité !

– Qu’en ferai-je ? Je m’ennuie et j’ai horriblement peur depuis quatre jours que je suis enfermée ici !

– De quoi manques-tu ?

– Je manque de lumière, d’air, de rires, de chants, de compagnie… Ah ! La déesse se venge déjà cruellement !

Ramsès n’en croyait pas ses oreilles. Il ne reconnaissait plus dans cette femme en colère, la belle Kamée entrevue une nuit, au temple.

– Désormais, tu pourras sortir dans le jardin, dit-il. Et quand nous serons à Thèbes ou à Memphis, tu t’amuseras comme jamais tu ne t’es amusée ! Regarde-moi : je t’aime et l’honneur de m’appartenir ne te suffit-il pas ?

– Tu as eu quatre autres femmes avant moi !

– Mais c’est toi que j’aime le plus.

– Si c’était vrai, tu ferais de moi la première de tes femmes ! Tu m’installerais au palais au lieu d’y garder cette Juive… Là-bas, au temple, j’étais la première, et les pèlerins s’agenouillaient à mes pieds !… Et ici ? Ici, on courbe la tête devant cette Sarah !

– Non pas devant Sarah, mais devant mon fils, qui n’est pas juif, lui, interrompit le prince.

– Si, il l’est !

Ramsès bondit.

– Tu es folle ! s’écria-t-il. Mon fils ne peut être juif !

– Et moi, je te répète qu’il l’est, tout comme son grand-père et ses oncles ; il s’appelle Isaac !

– Prends garde, Phénicienne, car je pourrais te chasser d’ici !

– Chasse-moi si je t’ai menti, mais si j’ai raison, chasse l’autre, avec son rejeton, et donne-moi le palais… Je mérite d’y habiter ! La Juive te trompe, elle se moque de toi ! J’ai renié, moi, ma déesse pour toi, et je me suis exposée à sa vengeance !

– Donne-moi des preuves de ce que tu avances, et le palais sera à toi !… Non, ce n’est pas possible… murmura-t-il. Sarah n’aurait pas commis un pareil crime !… C’est mon premier fils !…

– Isaac ! railla Kamée. Va donc chez Sarah et vérifie par toi-même !

Ramsès sortit comme un dément et courut chez Sarah. L’air frais le calma un peu et c’est d’un pas calme qu’il pénétra dans le palais. Malgré l’heure tardive, il y avait de la lumière. Sarah lavait elle-même les langes de son fils et les domestiques soupaient. Lorsque Ramsès, pâle, apparut sur le seuil, elle poussa un cri mais se ressaisit aussitôt.

– Sois le bienvenu, seigneur, dit-elle, en s’essuyant les mains.

– Dis-moi, Sarah, quel est le prénom de mon fils ? demanda d’emblée Ramsès.

Elle baissa la tête, effrayée par le ton menaçant.

– Quel est son prénom ? répéta-t-il d’une voix terrible.

– Mais… Seti, tu le sais bien, répondit-elle dans un murmure.

– Regarde-moi dans les yeux !

– Jehovah ! murmura-t-elle.

– Je vois que tu mens ! Je vais te dire comment s’appelle mon fils, le fils de l’héritier du trône égyptien : il s’appelle Isaac, et c’est un Juif, un abominable Juif !

– Dieu, miséricorde ! s’écria Sarah en se jetant aux pieds du prince.

Celui-ci n’éleva pas la voix, mais son visage était gris.

– On m’avait prévenu, dit-il, de ne pas prendre de Juive dans ma maison. Cela m’agaçait de voir ta maison pleine de tes frères de race, mais je n’ai rien dit ; car j’avais confiance en toi. Et voilà que tu me voles mon fils !…

– Ce sont les prêtres qui m’ont ordonné d’en faire un Juif ! murmura Sarah en sanglotant.

– Les prêtres ? Lesquels ?

– Herhor et Méfrès… Ils m’ont dit qu’il le fallait, car ton fils deviendra un jour roi d’Israël…

– Mon fils roi d’Israël ? Mais je t’avais dit, moi, que j’en ferais mon scribe et le commandant de mes archers ! Je te l’avais dit ! Et toi, misérable, tu as pensé que le titre de roi des Juifs valait mieux que celui d’officier et de scribe du pharaon ? Méfrès et Herhor… Je sais enfin ce qu’ils veulent et quel sort ils réservent à ma descendance !

Il réfléchit un instant en se mordant les lèvres. Soudain, il appela d’une voix forte :

– Eh, les serviteurs et les soldats ! Ici !

En un clin d’œil, la pièce se remplit de monde : les servantes de Sarah, le régisseur, le scribe. Enfin, des soldats et un officier entrèrent.

– Ayez pitié de moi ! s’écria Sarah d’une voix déchirante.

Elle bondit vers le berceau, en arracha son enfant et alla se réfugier dans un coin de la pièce en criant :

– Tuez-moi, mais je ne vous donnerai pas mon enfant !

Ramsès sourit méchamment.

– Centurion, dit-il à l’officier, emmène cette femme et son enfant dans le pavillon réservé aux esclaves. Elle n’est plus la maîtresse ici, mais la servante de celle qui lui succédera. Et toi, régisseur, ajouta-t-il en s’adressant à ce dernier, veille à ce que cette Juive lave demain matin les pieds de sa maîtresse. Si elle se montre récalcitrante, fais-la fouetter. Allez !

L’officier s’approcha de Sarah, mais il n’osa la toucher. Ce ne fut d’ailleurs pas nécessaire. Sarah enveloppa d’un drap l’enfant qui pleurait et elle sortit en priant :

– Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, aie pitié de nous !

Lorsqu’elle fut sortie, le prince appela le régisseur.

– Va, lui dit-il, dans la maison qui se trouve au fond du jardin…

– Oui, dit le régisseur.

– Et conduis ici la femme qui y habite.

– Ce sera fait.

– Cette femme est désormais votre maîtresse et celle de Sarah. Telle est ma volonté.

– Elle sera respectée.

– Tu me diras demain si la nouvelle servante se conduit bien…

Là-dessus, il rentra se coucher. Mais son désir de vengeance ne se trouvait pas apaisé. Certes, d’une seule phrase, il avait réduit à la condition d’esclave une femme qui avait osé le braver. Mais cette femme n’était que l’instrument des prêtres et il sentait bien qu’il ne pouvait pardonner aux vrais responsables ce pour quoi il avait châtié une faible femme. Sa fureur était d’autant plus grande qu’elle était stérile. En effet, il pouvait chasser Sarah et son enfant au beau milieu de la nuit, mais il était impuissant devant Herhor et Méfrès. Une fois de plus, il se rappela les coups de fouet reçus des prêtres durant son enfance, l’hostilité de Herhor au cours des manœuvres et la disgrâce qu’il lui avait fait encourir. Devenu chef de corps d’armée et nomarque, il avait cru échapper à l’emprise des prêtres. Or, que se passait-il ? Ils l’épiaient plus que jamais, ils concluaient un accord infâme avec l’Assyrie et le lui cachaient, ils se mêlaient de sa vie privée, de ses femmes, de ses dettes, de ses relations avec les Phéniciens ; enfin, comble de tout, ils l’humiliaient et le ridiculisaient aux yeux de toute l’Égypte en faisant de son premier fils un Juif.

Ramsès comprenait fort bien qu’il devait remettre la vengeance à plus tard. Les prêtres lui avaient appris à se dominer et la Cour à ruser ; c’étaient là deux atouts qui le serviraient dans sa lutte avec le clergé !… Il allait d’abord les égarer puis, au moment opportun, les écraser de telle façon qu’ils ne se relèvent jamais plus !

Il s’endormit à l’aube.

Ce fut le régisseur de Sarah qui le réveilla.

– Que fait Sarah ? demanda le prince.

– Elle a lavé les pieds de sa nouvelle maîtresse, comme tu l’avais ordonné.

– A-t-elle été récalcitrante ?

– Non, elle s’est montrée pleine de soumission, mais comme elle était maladroite, sa maîtresse irritée lui a donné un coup de pied en plein visage…

Le prince tressaillit.

– Et comment a réagi Sarah ? demanda-t-il.

– Elle est tombée à terre, puis est sortie en pleurant.

Le prince arpentait nerveusement la pièce.

– Comment a-t-elle passé la nuit ?

– La nouvelle maîtresse ?

– Non ! cria Ramsès. Je parle de Sarah !

– Conformément à tes ordres, Sarah est allée avec son enfant dans les communs. Là, une servante lui a cédé une natte, mais Sarah ne s’est pas couchée ; elle, a passé la nuit assise, son enfant sur ses genoux.

– Et l’enfant ?

– Il se porte bien. Ce matin, pendant que Sarah était partie laver sa maîtresse, les autres femmes ont lavé l’enfant et l’une d’elles lui a donné le sein…

Le prince s’arrêta brusquement.

– Une femme doit nourrir elle-même son enfant ! Sarah a commis une lourde faute, mais je ne veux pas que son enfant en pâtisse ; c’est pourquoi Sarah ne lavera plus les pieds de sa maîtresse et celle-ci ne pourra plus la frapper. Qu’on lui donne une chambre écartée et qu’elle y élève son enfant en toute tranquillité !

– Sois béni, seigneur ! dit le régisseur.

Et il sortit rapidement donner les ordres nécessaires. Il était ravi de cet adoucissement de la condition de Sarah, car il aimait comme tous les domestiques cette jeune femme si douce, et il avait déjà eu le temps de détester la bruyante et despotique Kamée.

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