Chapitre XXIV

Au moment même où Tutmosis et ses soldats partaient pour Memphis, le prêtre qui veillait au haut du pylône du temple de Ptah avertit les archiprêtres que le palais royal lui envoyait des signaux.

– Il semble que Sa Sainteté veuille faire la paix avec nous, dit en riant un des dignitaires présents.

– J’en doute fort !… répondit Méfrès.

Herhor monta sur le pylône. Il revint bientôt et annonça :

– Notre maître a pris une fâcheuse décision : en ce moment même, Tutmosis vient nous arrêter ou nous massacrer, en compagnie d’un groupe de volontaires…

– Et tu oseras encore défendre Ramsès ?… s’écria Méfrès.

– Je dois le faire, car je l’ai promis à la reine.

– Oui, mais moi je ne lui ai rien promis ! répliqua Méfrès, et il quitta la pièce.

– Que comptes-tu faire ? demanda un des dignitaires.

Herhor haussa les épaules.

– La vieillesse lui fait perdre la raison, dit-il.

Peu avant six heures, Tutmosis et ses compagnons arrivèrent devant le temple de Ptah. Le favori royal frappa à la porte, qui s’ouvrit immédiatement.

Lorsqu’ils entrèrent dans la cour du temple, Tutmosis vit avec étonnement s’avancer vers lui Herhor, entouré des autres archiprêtres.

– Que veux-tu, mon fils ? demanda le ministre à Tutmosis, qui perdait un peu contenance.

Mais, rapidement, il se domina et répondit :

– Herhor, archiprêtre d’Amon à Thèbes ! Sur la foi de lettres que tu as écrites à l’Assyrien Sargon et que j’ai ici, tu es accusé de trahison d’État et tu dois te justifier devant le pharaon…

– Si notre jeune maître veut connaître les buts de la politique menée par son glorieux prédécesseur Ramsès XII, qu’il s’adresse au Grand Conseil et il en obtiendra tous les éclaircissements voulus, répondit calmement Herhor.

– Je t’invite à me suivre sur-le-champ, si tu ne veux pas que je t’y contraigne ! dit Tutmosis d’un ton menaçant.

– Mon fils, je supplie les dieux de te pardonner tes insolences…

– Vas-tu me suivre ? demanda Tutmosis.

– J’attends Ramsès ici ! répondit Herhor.

– Eh bien, reste ici, traître ! s’écria Tutmosis.

Il tira son glaive et bondit sur Herhor. Au même instant, Eunane, qui se tenait derrière son chef, leva sa hache et l’en frappa de toutes ses forces à hauteur du cou ; le sang gicla de tous côtés et le favori de Ramsès s’écroula, décapité. Quelques soldats se jetèrent sur Eunane, mais ils furent massacrés après un bref combat par les autres volontaires de la garde qui étaient tous à la solde des prêtres.

– Vive Herhor, notre maître ! s’écria Eunane en brandissant sa hache ensanglantée.

– Qu’il vive ! répétèrent les autres soldats et les prêtres, et tous se prosternèrent devant l’archiprêtre qui étendit ses deux mains et les bénit.

Cependant Méfrès, après avoir quitté l’assemblée des prêtres, s’était rendu dans les caves du temple où demeurait Lykon. Il l’endormit à l’aide du cristal magique et lui dit :

– Prends ce poignard… Va dans le jardin royal, et cherche jusqu’à ce que tu trouves celui qui t’a enlevé Kamée…

Le Grec grinça des dents.

– Et, lorsque tu l’auras trouvé, réveille-toi… termina Méfrès.

Il recouvrit Lykon d’une cape militaire et le fit sortir dans la rue par une porte dérobée. Puis il monta rapidement au haut du pylône et se mit à émettre des signaux à l’aide de drapelets multicolores. Lorsqu’il eut terminé, un mauvais sourire apparut sur son visage ridé. Il se mit à descendre lentement l’escalier de la tour. Soudain, arrivé au premier étage, il se vit entouré d’hommes enveloppés de manteaux sombres.

– Voici le saint Méfrès, dit l’un d’eux.

Tous s’agenouillèrent devant lui, et il leva le bras pour les bénir. Soudain, il demanda :

– Qui êtes-vous ?

– Les gardiens du Labyrinthe.

– Et que me voulez-vous ? demanda-t-il encore, cependant que ses lèvres et ses mains commençaient à trembler.

– Tu es venu au Labyrinthe il y a quelques jours à peine, et tu en connais le chemin aussi bien que nous ; or, tu n’en as pas le droit… Comme tu es un grand savant, tu connais fort bien nos lois, et nous n’avons nul besoin de te les rappeler…

– Que voulez-vous dire ! s’écria Méfrès d’une voix blanche. Vous êtes des brigands envoyés par Her…

Il ne put achever. Un des hommes lui avait pris les deux bras, un autre lui avait recouvert le visage d’une étoffe, un troisième y avait versé quelques gouttes d’un liquide. Méfrès se débattit quelques instants, puis tomba. Les assaillants versèrent sur son visage encore un peu du liquide incolore, et lorsqu’il eut expiré, ils lui glissèrent dans la main un papyrus enroulé et disparurent dans les couloirs du pylône.

Trois hommes habillés de la même façon que les meurtriers de Méfrès suivaient Lykon depuis qu’il était sorti du temple. Ils marchèrent sur ses pas jusqu’au Nil ; là, il leur échappa et, sautant dans une petite embarcation, il traversa le fleuve ; ils se lancèrent à sa poursuite, mais, arrivés sur l’autre rive, ils le perdirent de vue.

– Il nous a de nouveau échappé !… murmura l’un des hommes.

– Il est entré au palais royal ; ce n’est pas la peine de le poursuivre là… Il reviendra par ici, j’en suis tout à fait certain ! Attendons-le.

Et ils s’étendirent dans l’herbe.


*

Ramsès avait retrouvé sa bonne humeur après le départ de Tutmosis. Cependant, vers six heures, l’inquiétude le reprit.

– Il devrait nous avoir déjà envoyé un messager ! dit-il. Une chose est certaine : d’une manière ou d’une autre, la situation a été éclaircie.

– Peut-être le temple a-t-il opposé de la résistance ?… suggéra le grand trésorier.

– Et où est donc ce jeune prêtre, disciple de Samentou ? demanda soudain Hiram.

On envoya des soldats à sa recherche. Le prêtre avait disparu. Cet incident troubla fort l’entourage royal, et de nouveau l’angoisse s’empara de tous.

À la tombée de la nuit, un domestique vint annoncer à Ramsès que Hébron était très malade et demandait à voir le pharaon de toute urgence. Les courtisans, connaissant la nature des relations de Ramsès avec la belle Hébron, n’osèrent empêcher leur maître d’aller la rejoindre. D’ailleurs les jardins étaient bien gardés et aussi sûrs que le palais lui-même.

Lorsque Ramsès fut sorti, le grand scribe dit à Hiram :

– Je crois que cette expédition de cent hommes contre le temple de Ptah était une folie… Et que penses-tu de la disparition de ce jeune prêtre ?…

– Il est venu sans être appelé et il est reparti sans rien dire. C’est tout à fait normal, répondit Hiram.

Le scribe secoua dubitativement la tête.

Ramsès marchait rapidement vers le palais de Tutmosis. Lorsqu’il entra dans sa chambre, Hébron se jeta à son cou.

– Je meurs d’angoisse ! murmura-t-elle.

– Tu as peur pour Tutmosis ?

– Que m’importe Tutmosis, dit-elle avec dédain. Toi seul me préoccupes, à toi seul je pense…

– Je bénis tes craintes, car elles m’ont permis de te retrouver, ce soir… Dieux, quelle journée ! Si tu voyais les mines de mes conseillers ! Et ma mère se croit obligée de m’importuner sans cesse, elle aussi !… La dignité de pharaon me pèse, crois-moi !

– Ne le dis pas si haut, murmura Hébron ; que feras-tu si Tutmosis échoue, au temple de Ptah ?

– Je lui retirerai le commandement et je coifferai moi-même le casque d’officier ! répondit Ramsès. Lorsque je prendrai la tête de mes troupes, la révolte cessera !…

– Laquelle ?

– Ah oui, c’est vrai ; nous en avons deux, en ce moment ! dit en riant le pharaon. Celle du peuple contre les prêtres, et celle des prêtres contre moi…

Il prit Hébron dans ses bras et l’entraîna vers sa couche en murmurant :

– Que tu es belle, aujourd’hui… Il me semble d’ailleurs que chaque jour tu deviens plus belle encore !…

– Lâche-moi !… dit-elle en souriant. J’ai parfois peur que tu ne me mordes…

– Te mordre, non… Mais je pourrais t’étouffer sous mes baisers… Ah, si tu savais comme tu es belle…

– C’est l’impression que je te donne après une journée passée au milieu de tes généraux, plaisanta-t-elle. Mais lâche-moi donc !…

– Auprès de toi, je voudrais me changer en buisson de roses, et avoir pour te caresser autant de bras que l’arbre a de branches… Autant de mains qu’il a de feuilles, autant de bouches qu’il a de fleurs, afin de pouvoir embrasser en même temps et ta bouche, et tes yeux, et ton corps…

– Pour un souverain menacé, tu as des pensées bien frivoles…

– Au lit, je ne pense pas au trône… Aussi longtemps que j’ai mon épée, je garde le pouvoir.

– Ton armée est dispersée…

– Demain arriveront des régiments frais, et je regrouperai les autres… Mais ne t’occupe donc pas de tout cela… Un moment de caresses vaut plus qu’une année de règne…

Une heure plus tard, le pharaon quittait le palais de Sarah et retournait d’un pas lent vers son pavillon. Il était rêveur et pensait que les prêtres étaient stupides de lui résister. Il n’y avait jamais eu, en Égypte, meilleur pharaon que lui.

Soudain, un homme sortit de derrière un buisson et barra la route à Ramsès. Celui-ci avança d’un pas pour voir son visage et s’écria :

– Ah, c’est toi, misérable ? Je te tiens enfin !

C’était Lykon. Ramsès le saisit par le cou et le jeta au sol ; au même instant, il sentit une vive brûlure au ventre.

– Tu mords encore ? dit-il.

En même temps, il serra plus fort encore le cou du Grec et lorsqu’il entendit craquer les vertèbres broyées, il le repoussa d’un geste de dégoût. Lykon s’écroula sur le sol avec un gémissement d’agonie.

Ramsès fit quelques pas hésitants puis, sentant croître la douleur, il tâta sa tunique et découvrit le manche d’un poignard. Il retira de son ventre une lame toute mince et, de la main, pressa la plaie.

– Je me demande si un de mes généraux aura des pansements, pensa-t-il.

Une sensation de nausée l’envahit, et il pressa le pas. Un officier courut à sa rencontre en criant :

– Tutmosis est mort !… Le traître Eunane l’a tué !…

– Eunane ?… répéta le pharaon. Et les autres soldats ?…

– Ils étaient presque tous vendus aux prêtres !…

– Il faut en finir ! dit Ramsès. Appelez les Asiates !

La trompette retentit et les cavaliers asiates sortirent en courant de leur caserne.

– Donnez-mot un cheval ! dit Ramsès.

Mais un vertige lui fit fermer les yeux et il ajouta :

– Non… Avancez plutôt une litière… Je ne veux pas me fatiguer.

Il chancela et s’écroula dans les bras de ses officiers.

– J’allais oublier… dit-il d’une voix éteinte. Apportez-moi aussi mon casque et mon épée… Celle que je portais dans le désert… Nous allons à Memphis !

Des domestiques accoururent avec des torches. Le visage du pharaon était blême et ses yeux se voilaient déjà. Il tendit encore le bras, comme s’il cherchait une arme, remua les lèvres puis, au milieu du silence, le maître de l’Orient et de l’Occident cessa de respirer.

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