Chapitre XXIII

Le 20 septembre au matin, Memphis avait l’aspect d’une ville en fête. Tout travail avait cessé et les habitants s’étaient répandus dans la rue, sur les places et aux abords des temples. La foule était particulièrement dense autour du temple de Ptah où s’étaient enfermés les principaux archiprêtres avec Herhor et Méfrès. Tous les sanctuaires étaient ceinturés d’une ligne de soldats, l’arme aux pieds, qui devisaient joyeusement avec le peuple. Des hommes chargés de paniers distribuaient du pain et du vin sans rien faire payer, disant que c’était le pharaon qui avait ordonné cette libéralité. D’autres, tout en distribuant les mêmes victuailles, clamaient :

– Mangez et buvez, malheureux Égyptiens, car nul ne sait s’il verra encore la lumière demain…

C’étaient là des agents des prêtres.

Des agitateurs, il y en avait d’ailleurs des centaines ; les uns disaient que les prêtres voulaient empoisonner le pharaon, d’autres que le pharaon était devenu fou et voulait livrer l’Égypte aux étrangers. Les premiers encourageaient le peuple à attaquer les temples, les seconds affirmaient que si pareille chose arrivait, un grand malheur ne manquerait pas de se produire. Nul ne sait comment, autour du temple de Ptah, se trouvèrent rassemblés des tas de pierres et des troncs d’arbres pouvant servir de béliers.

Les notables de la ville n’avaient aucun doute quant au caractère artificiel de toute cette agitation. Les petits scribes, les policiers, les officiers déguisés ne faisaient rien pour cacher le rôle qu’ils jouaient et ne laissaient ignorer à personne qu’ils étaient là pour pousser le peuple à attaquer le temple. D’autre part, des prêtres habillés en mendiants, les serviteurs des temples, les embaumeurs, quoique s’efforçant de dissimuler leur mission, ne parvenaient pas à cacher qu’eux aussi encourageaient le peuple à la violence… Aussi, les bourgeois de Memphis étaient-ils étonnés de l’attitude du clan des prêtres, cependant que la foule commençait à perdre son élan de la veille. Il n’y avait pas moyen de savoir exactement qui encourageait l’agitation : l’armée, seule, demeurait calme en attendant que la foule commençât l’attaque du temple. Tels étaient les ordres du palais royal ; de plus, les officiers craignaient que les agresseurs ne se heurtassent à des pièges sanglants, et ils préféraient voir périr la populace plutôt que leurs soldats.

Mais en dépit des cris des agitateurs et du vin distribué à profusion, la foule semblait hésiter. Les paysans regardaient les artisans, les artisans observaient les paysans, et tous semblaient attendre quelque chose.

Soudain, vers une heure de l’après-midi, d’une rue voisine du temple, déboucha une bande armée de bâtons et de haches ; c’étaient des pêcheurs, des matelots grecs, des chevriers, des vagabonds libyens. À leur tête marchait un géant qui tenait un énorme gourdin à la main. Il marcha droit vers la porte du temple et là, se tournant vers la foule immobile, il la harangua :

– Savez-vous, mes amis, ce que complotent là-dedans les archiprêtres et les dignitaires ? Eh bien, sachez qu’ils veulent forcer le pharaon à imposer aux paysans un nouvel impôt d’une drachme !… Ils veulent aussi supprimer la galette de froment à laquelle chaque jour les ouvriers ont droit !… C’est pourquoi, je vous dis que vous vous comportez comme des ânes en restant là, les bras croisés ! Il faut mettre la main sur ces brigands à crâne rasé et les remettre à la justice du pharaon ! Si notre maître leur cédait, qui donc défendrait à l’avenir le pauvre peuple ?

– Le pharaon nous a promis le repos hebdomadaire ! crièrent des voix.

– Et aussi de nous donner des terres !…

– Oui. Il a toujours été bon pour nous !…

– Qu’il vive, Ramsès XIII, l’ami des faibles…

– Regardez, dit soudain une voix dans la foule, les troupeaux rentrent des pâturages, comme si le soir approchait…

– Peu importent les troupeaux ! En avant contre le temple !

– Eh, là-dedans ! s’écria le géant, dressé devant la porte du sanctuaire. Ouvrez-nous de bon gré, ou bien nous allons nous rendre compte par nous-mêmes de ce que vous complotez là…

– Ouvrez ou nous défonçons la porte !…

– C’est étrange, dit de nouveau une voix dans la foule ; les oiseaux regagnent leurs nids, et il n’est que midi…

– Oui, il y a quelque chose d’anormal dans l’air…

– La nuit approche déjà, et je n’ai pas encore arraché les légumes pour le souper, dit une femme.

Mais ces remarques furent couvertes par les cris et le fracas des poutres qui heurtaient la porte du temple.

Cependant, il se passait effectivement quelque chose d’étrange : le soleil brillait toujours, il n’y avait pas un nuage dans le ciel, et pourtant la clarté du jour diminuait et une fraîcheur subite était tombée.

– Encore une poutre ici ! cria un de ceux qui défonçaient le portail.

– La porte cède ! Allons, encore un effort !

La foule grondait comme une marée. Des hommes s’en détachaient pour se joindre aux assaillants ; enfin, toute la masse se mit lentement en branle dans la direction du temple. Cependant, malgré l’heure matinale, l’obscurité augmentait. Dans le jardin du temple de Ptah, les coqs se mirent à chanter, mais le vacarme était tel que personne ne le remarqua.

– Regardez ! cria cependant un mendiant. Voilà arrivé le jour du jugement dernier !…

Mais il reçut un coup de gourdin sur la tête et il s’écroula.

À ce moment, des hommes armés apparurent autour du temple et les officiers donnèrent des ordres, prêts à appuyer d’un moment à l’autre l’attaque de la foule.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? murmuraient les soldats en regardant le ciel. Il n’y a pas de nuages, et on dirait pourtant qu’un orage approche !…

– En avant, plus fort… criait-on au portail.

Le choc des poutres contre la porte d’airain se répétait à un rythme accéléré.

Au même moment, sur la terrasse qui surplombait la grande porte, apparut Herhor entouré de prêtres et de dignitaires civils. Il était revêtu de sa toge dorée et portait sur la tête la toque d’Amenhotep, ornée des serpents royaux. Il contempla la foule des assaillants et, se penchant vers elle, il dit :

– Qui que vous soyez, je vous engage, au nom des dieux, à cesser toute violence et à repartir d’ici…

Le vacarme cessa, et on n’entendit plus que le fracas des poutres qui ébranlaient le portail. Puis ce bruit-là cessa à son tour.

– Ouvrez la porte ! hurla le géant.

– Mon fils répondit Herhor, prosterne-toi et supplie les dieux de te pardonner tes blasphèmes !

– C’est toi qui devrais demander aux dieux de te protéger ! répondit le géant, et il brandit une pierre qu’il voulut lancer vers l’archiprêtre.

Au même moment, du haut d’un pylône coula un mince filet de liquide ; il atteignit le colosse en plein visage. Celui-ci chancela, et s’écroula comme foudroyé. Ses compagnons hurlèrent de terreur, mais le reste de la foule, qui ne pouvait voir ce qui s’était passé, continua à injurier les prêtres.

– Défoncez la porte ! criait-on.

Une nuée de pierres s’abattit sur Herhor et sa suite.

Cependant, le ministre venait d’élever les bras vers le ciel et lorsque le vacarme se fut un peu apaisé, il s’écria d’une voix forte :

– Dieux ! Je remets entre vos mains ces lieux saints qu’outragent des traîtres et des impies !…

Cependant, une voix terrible, surhumaine, s’élevait quelque part dans le temple :

– Je me détourne de ce peuple maudit, et que l’obscurité enveloppe la terre…

Alors se passa une chose effroyable : au fur et à mesure que la voix parlait, le soleil perdait de sa clarté, et lorsque le dernier mot eut été prononcé, la nuit envahit la terre. Les étoiles apparurent dans le ciel, et à la place du soleil on put voir un cercle noir entouré de flammes. Un grand cri s’échappa de milliers de poitrines ; ceux qui brandissaient les poutres les lâchèrent, tous se jetèrent face contre le sol.

– Voici venu le jour du jugement et de la mort ! s’écria une voix dans la foule. Dieux, pitié !… Saints Pères, détournez de nous le châtiment !

– Malheur aux soldats qui remplissent les ordres de chefs impies ! résonna la voix surnaturelle.

Immédiatement, la panique gagna les rangs des soldats qui entouraient le temple. Toute discipline disparut, les hommes lâchèrent leurs armes et se mirent à fuir de tous côtés. Ils trébuchaient les uns sur les autres, piétinant leurs compagnons. En quelques instants, il n’y eut plus, à la place des colonnes de fantassins, qu’un tas de javelots et de glaives abandonnés, et des blessés qui gémissaient affreusement. Une défaite écrasante devant l’ennemi n’aurait pas entraîné plus folle panique.

– Dieux, dieux, ayez pitié des innocents !… gémissait le peuple.

– Osiris, s’écria Herhor de sa terrasse, pardonne à ce peuple et montre-lui ton visage !…

– Pour la dernière fois, j’écouterai les prières de mes prêtres, car je suis miséricordieux ! répondit la voix surnaturelle.

Au même moment, l’obscurité disparut et le soleil se montra à nouveau. Des cris, des pleurs, des prières saluèrent son apparition ; la foule, ivre de joie, accueillait le soleil ressuscité. Des inconnus s’embrassaient, des hommes et des femmes rampaient jusqu’aux murs du temple et en baisaient les pierres.

Au-dessus de la porte, Herhor, entouré des archiprêtres demeurait debout, les bras élevés vers le ciel.

Les mêmes scènes, à peu de chose près, se déroulaient dans toute la Basse-Égypte. Dans toutes les villes, la foule s’était rassemblée, dès le matin, autour des temples, et vers midi une bande avait commencé à donner l’assaut aux sanctuaires. Vers une heure, des archiprêtres s’étaient montrés, avaient maudit les agresseurs, et l’obscurité s’était faite. Puis, lorsque la foule se fut dispersée, en proie à la panique, les prêtres avaient prié Osiris et la lumière était revenue.

Ainsi, grâce à une éclipse, grâce à la science du clergé, les desseins de Ramsès XIII étaient compromis. En quelques minutes, le pharaon se trouvait au bord d’un précipice qu’il ne soupçonnait même pas. Seuls un esprit de décision rapide et une connaissance exacte de la situation pouvaient encore le sauver.

Or, ces deux qualités firent cruellement défaut dans l’entourage du pharaon et le hasard seul dirigea les événements au palais royal.

Le 20 septembre au matin, Sa Sainteté le pharaon s’était levée tôt et avait transporté sa résidence du grand palais dans un petit pavillon situé sur la route de Memphis, cela afin de pouvoir suivre plus facilement la marche des événements. Ce pavillon était entouré, d’un côté, par les casernes des cavaliers asiates, de l’autre par le palais qu’habitaient Tutmosis et la belle Hébron, son épouse. Les généraux et les courtisans avaient suivi le pharaon, ainsi que le premier régiment de sa garde, en qui il avait la confiance la plus absolue.

Ramsès XIII était d’excellente humeur. Il avait pris un bain, avait déjeuné de bon appétit, puis s’était mis à écouter les rapports des messagers arrivant de la capitale. Ces rapports étaient monotones au point d’en devenir ennuyeux : les archiprêtres s’étaient réfugiés au temple de Ptah, l’armée était pleine d’ardeur et le peuple fort agité. Chacun attendait l’ordre de passer à l’attaque.

Lorsque, pour la quatrième fois, il entendit le même rapport, Ramsès fronça les sourcils.

– Mais qu’attendent-ils donc ? Qu’ils attaquent immédiatement ! s’écria-t-il.

Le courrier répondit que la bande principale qui devait mener l’attaque n’était pas encore rassemblée. Cette explication ne plut pas au pharaon, et il expédia à Memphis un officier avec ordre de presser les événements.

– Je ne suis pas content du tout ! dit-il. J’espérais qu’à mon réveil on m’annoncerait la prise du temple ! Dans ce genre d’entreprise, la rapidité est une des conditions essentielles du succès !

L’officier partit pour Memphis, mais autour du temple de Ptah, la situation n’évoluait en aucune manière. Le peuple semblait attendre quelque chose, et la bande principale n’était toujours pas là. On eût dit qu’une autre volonté retardait à dessein l’accomplissement des ordres.

Vers une heure, la situation restait inchangée et la colère apparut sur le visage de Ramsès. Voulant le calmer, Tutmosis lui dit :

– Le peuple n’est pas l’armée, seigneur ; il est indiscipliné et incapable d’agir à l’heure fixée. Si tu avais ordonné à tes régiments de s’emparer des temples, ce serait déjà fait !

– Tu oublies que d’après mes ordres l’armée ne doit pas attaquer les temples, mais, au contraire, les défendre contre la populace !

– Oui, mais cela retarde le dénouement ! répondit impatiemment Tutmosis.

À ce moment-là, un adjudant vint lui annoncer qu’un vieillard que ses soldats avaient arrêté demandait à parler au pharaon.

– Aujourd’hui, grogna l’officier, chacun veut voir le pharaon, comme si c’était un aubergiste !…

Le vieil homme que venait d’arrêter la garde n’était autre que le prince phénicien Hiram. Il portait un costume militaire couvert de poussière et paraissait exténué et irrité. Tutmosis le fit entrer immédiatement, et lorsqu’ils furent seuls dans le jardin, il lui dit :

– Je pense que tu voudras prendre un bain et changer d’habits avant de demander audience à Sa Sainteté ?

Hiram fronça les sourcils.

– Après ce que j’ai vu, répondit-il sèchement, je crois n’avoir pas même besoin de voir le pharaon !

– Tu nous apportes les lettres de Herhor aux Assyriens, n’est-ce pas ?

– Vous n’en avez plus besoin, puisque vous avez fait la paix avec les prêtres !

– Que dis-tu là ? rugit Tutmosis.

– Je sais parfaitement bien ce que je dis ! Vous avez tiré de nous des dizaines de milliers de talents, soi-disant pour délivrer l’Égypte du joug du clergé, et voilà qu’aujourd’hui vous nous faites piller et massacrer ! Va donc voir ce qui se passe dans le pays, tout le long du Nil : partout, le peuple pourchasse les Phéniciens comme des chiens, car tel est l’ordre donné par les prêtres !…

– Mais tu es fou, Tyrien ! Notre peuple, en ce moment même, prend d’assaut le temple de Ptah à Memphis !…

Hiram haussa les épaules.

– Il ne le prendra jamais ! Ou bien vous vous trompez, ou bien on vous a trompés… Vous deviez avant toutes choses vous emparer du Labyrinthe et de ses trésors, le 23 septembre… Et voilà qu’aujourd’hui déjà vous gaspillez vos forces devant le temple de Ptah, alors que le Labyrinthe demeure aux mains des prêtres ! Que se passe-t-il ?… Avez-vous perdu la raison ?… Pourquoi cet assaut des sanctuaires ?… Vous tenez absolument à ce que la garde du Labyrinthe soit renforcée ?…

– Nous prendrons aussi le Labyrinthe ! interrompit Tutmosis.

– Vous ne prendrez rien du tout ! cria le Phénicien déchaîné. Le Labyrinthe ne pouvait être pris que par un seul homme ; un régiment ne pourra rien faire !

Tutmosis se sentit agacé par la violence de ces reproches.

– Que nous reproches-tu, au juste ? demanda-t-il sèchement à Hiram.

– Je vous reproche le désordre qui règne ici !… Vous n’êtes plus des chefs, mais un troupeau d’officiers et de dignitaires dont les prêtres font ce qu’ils veulent !… Depuis trois jours, un chaos épouvantable règne en Égypte : le peuple nous attaque, nous, vos seuls amis ! Et pourquoi cela ? Parce que vous ne dirigez plus les événements. Ce sont les prêtres qui mènent le jeu !…

– Tu parles ainsi parce que tu ignores toute la situation, répondit Tutmosis. Il est vrai que les prêtres excitent la populace contre les Phéniciens, mais sache que c’est le pharaon, et lui seul, qui est le maître des événements !

– Et l’attaque prématurée contre le temple de Ptah ?

– C’est également le pharaon qui l’a ordonnée. J’ai assisté au conseil au cours duquel il fut décidé d’avancer l’attaque de trois jours…

– Eh bien, commandant de la garde, je t’annonce, moi, que vous êtes perdus ! dit Hiram. Car je sais en toute certitude que l’attaque d’aujourd’hui a été décidée lors de la réunion des archiprêtres qui s’est tenue au temple de Ptah le 13 septembre dernier !

– Et pourquoi donc auraient-ils décidé une attaque contre eux-mêmes ? demanda Tutmosis avec ironie.

– Ils ont certainement une raison pour cela, car une chose est certaine : ils défendent leurs intérêts beaucoup mieux que vous ne défendez les vôtres !

Un adjudant approcha, disant que le pharaon demandait Tutmosis.

– Mais j’oubliais ! s’écria Hiram. Vos soldats ont arrêté le prêtre Pentuer qui a quelque chose d’important à dire à ton maître…

Tutmosis ordonna à un officier de lui amener immédiatement Pentuer puis il se rendit chez Ramsès. Un instant plus tard, il priait Hiram de le suivre.

Lorsqu’ils entrèrent chez le pharaon, ils trouvèrent la pièce pleine de généraux. La reine Nikotris était là elle aussi, ainsi que le grand trésorier et le grand scribe. Ramsès, très nerveux, arpentait la pièce à pas rapides.

Voyant entrer Hiram, Ramsès se tourna vers lui :

– As-tu les lettres de Herhor ? lui demanda-t-il.

Le Phénicien tira de dessous son manteau un petit paquet et le tendit en silence au pharaon.

– Voilà ce qui me manquait ! s’écria joyeusement Ramsès. Faites immédiatement annoncer au peuple que les archiprêtres ont trahi l’État !…

– Mon fils, intervint la reine, je t’adjure sur l’ombre de ton père d’attendre quelques jours avant de faire cette révélation !… Il faut se méfier des présents que font les Phéniciens !…

– Seigneur, intervint Hiram avec un sourire ironique, tu peux même brûler ces lettres. Je n’y tiens nullement.

Le pharaon ne répondit pas et cacha les lettres sous sa tunique.

À ce moment, Pentuer entra dans la pièce. Ses vêtements étaient en lambeaux, il paraissait hagard.

– Et toi, que viens-tu m’apprendre ? lui demanda Ramsès d’une voix nerveuse.

– Aujourd’hui, dans un instant, seigneur, aura lieu une éclipse du soleil ! s’écria Pentuer avec émotion.

Ramsès le regarda avec étonnement.

– Mais… que veux-tu que cela puisse me faire, surtout en ce moment ?…

– Seigneur, répondit Pentuer, j’ai pensé comme toi jusqu’au moment où j’ai relu dans d’anciennes chroniques la description de ce genre de phénomène… C’est un spectacle si effrayant que tu aurais dû en avertir tout ton peuple !

– Eh oui… murmura Hiram.

– Pourquoi ne me l’as-tu pas fait savoir plus tôt ? demanda Tutmosis à Pentuer.

– Tes soldats m’ont gardé prisonnier pendant deux jours… D’ailleurs, il est trop tard pour prévenir le peuple ; au moins, avertis les soldats de ta garde, pour éviter la panique !

Le pharaon frappa dans les mains.

– Ah ! Cette éclipse est vraiment inopportune ! murmura-t-il. Et en quoi consistera-t-elle ?… Et quand doit-elle se produire ?…

– La nuit se fera en plein jour, et durera le temps de marcher cinq cents pas… Cela commencera à une heure… C’est du moins ce que m’a dit Ménès…

– Ménès… Je connais ce nom.

– Oui, c’est un astronome… Il t’avait écrit pour te prévenir qu’une éclipse aurait lieu… Mais avertis donc tes soldats au plus vite !

Les trompettes sonnèrent. Les Asiates et la garde royale se rangèrent dans la cour et le pharaon entouré de sa suite leur annonça qu’une éclipse allait se produire, mais qu’il n’y avait rien à en redouter, et que le soleil réapparaîtrait aussitôt.

– Vive le pharaon ! crièrent les hommes.

En attendant l’éclipse, le pharaon se promena devant le front des troupes. Il était une heure environ et la clarté du jour semblait diminuer.

– Ce sera vraiment la nuit ? demanda Ramsès à Pentuer.

– Oui, mais elle sera très brève…

– Et où donc va se cacher le soleil ?

– La lune se placera devant lui…

– Oui, décidément, il faudra que je m’attache tous ces savants qui étudient les astres, dit le pharaon.

L’obscurité augmentait rapidement. Les chevaux des Asiates montraient des signes d’inquiétude, les oiseaux envahirent le jardin et recouvrirent les arbres.

– Chantez donc quelque chose ! ordonna Kalipsos à ses Grecs.

Les tambours résonnèrent, les flûtes sifflèrent, et le régiment grec entonna une chanson gaillarde où il était question de la fille d’un archiprêtre qui avait si peur des esprits qu’elle ne parvenait à dormir qu’à la caserne…

Soudain, une ombre épaisse descendit sur les collines environnantes, recouvrit Memphis, le Nil et les jardins du palais. Le soleil disparut et la nuit enveloppa la terre.

Un grand cri recouvrit le chant des soldats grecs : c’étaient les Asiates qui injuriaient les mauvais esprits de la nuit et lançaient vers le soleil obscurci une nuée de flèches.

– Tu prétends que ce disque noir c’est la lune ? demanda le pharaon à Pentuer.

– Oui, c’est ce qu’affirme Ménès…

– C’est un grand savant !… Et cette obscurité va-t-elle bientôt se terminer ?

– Sans nul doute…

Effectivement, le soleil reparaissait déjà. Les soldats acclamèrent leur pharaon, et celui-ci embrassa Pentuer.

– Oui, vraiment, ce fut un spectacle étrange, dit-il… Je n’aimerais pas le revoir souvent. Si je n’étais pas soldat, je sens que j’aurais peur !

Hiram, cependant, s’était approché de Tutmosis.

– Envoie, seigneur, des estafettes à Memphis, lui dit-il ; car je crains que les prêtres n’y aient fait de bien mauvaises choses pour nous !…

– Tu crois ?…

– Ils ne gouverneraient pas ce pays depuis des siècles s’ils ne savaient pas exploiter des événements tels que l’éclipse d’aujourd’hui…

Le pharaon remercia ses troupes pour leur bonne tenue et rentra dans le pavillon. Il demeurait calme, mais l’inquiétude se lisait sur son visage.

Il comprenait maintenant que les prêtres disposaient de forces dont il n’avait pas tenu compte. Ces savants qui observaient le mouvement des astres, il appréciait maintenant leur science, cette science qui pouvait changer le cours d’événements aussi graves que ceux qui se déroulaient en ce moment.

Cependant, les courriers partaient pour Memphis l’un après l’autre. Mais aucun ne revenait, et l’inquiétude, puis l’angoisse, s’emparèrent de l’entourage de Ramsès. Personne ne doutait plus qu’au temple de Ptah s’étaient passés des événements imprévus, mais on ignorait leur nature exacte. Chaque minute qui passait augmentait l’appréhension du pharaon et de ses fidèles.

Ce n’est qu’à trois heures qu’arriva de Memphis un premier messager ; c’était l’adjudant du régiment placé au temple de Ptah. Il rapporta que le temple n’avait pu être pris à cause de la colère des dieux, que le peuple s’était enfui, que les prêtres triomphaient et que l’armée avait été prise de panique. Puis, ayant pris à part Tutmosis, il lui déclara sans ambages que l’armée était démoralisée et que sa fuite désordonnée lui avait coûté autant de blessés qu’une bataille.

– Et que devient l’armée en ce moment ? demanda Tutmosis, effrayé.

– Nous avons réussi à reformer les régiments, mais il ne peut plus être question de les utiliser contre les temples… À la vue d’un crâne rasé, les soldats se prosternent et ce n’est pas de si tôt que nous leur ferons franchir la porte d’un temple !

– Et les prêtres ?…

– Ils bénissent les soldats, les soignent, leur ont donné à manger et à boire, et leur expliquent qu’ils ne sont pas responsables de l’attaque des temples, mais que les coupables sont les Phéniciens… Ah ! Si nous avions pu nous-mêmes attaquer les temples, nous y serions depuis ce matin, et les archiprêtres moisiraient dans les caves !…

À ce moment, l’officier de service annonça qu’un prêtre venait d’arriver de Memphis et désirait parler au pharaon.

Tutmosis le fit entrer. C’était un jeune homme au visage austère ; il prétendit venir de la part de Samentou. Ramsès le reçut immédiatement ; le prêtre, à sa vue, se prosterna et lui tendit une bague. En la voyant, Ramsès pâlit.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda-t-il.

– Samentou est mort… répondit le prêtre.

Ramsès demeura sans voix. Enfin, il put articuler :

– Comment est-ce arrivé ?

– Il semble que Samentou ait été surpris dans une des salles du Labyrinthe et qu’il se soit empoisonné pour éviter les tortures. C’est Méfrès et Lykon, le Grec, qui auraient aidé à le surprendre…

– Encore Méfrès et Lykon ! s’écria Tutmosis avec rage. Seigneur – il se tourna vers le pharaon – quand nous délivreras-tu de ces traîtres ?

Ramsès convoqua sur-le-champ son conseil ; il y invita également Hiram et le prêtre venu apporter la bague de Samentou. Pentuer refusa d’assister à cette réunion ; la reine Nikotris, elle, y vint sans être appelée.

– Je vois, murmura Hiram à Tutmosis, que lorsque nous aurons chassé les prêtres, ce sont les femmes qui vont gouverner l’Égypte…

Le pharaon donna immédiatement la parole au messager de Samentou. Celui-ci ne parla pas du Labyrinthe, mais insista longuement sur le fait que le temple de Ptah n’était pas défendu et que quelques dizaines de soldats suffiraient pour s’en emparer.

– C’est un traître ! s’écria la reine après l’avoir écouté. Il est prêtre et vous encourage à faire violence à d’autres prêtres !

Le jeune ascète demeura calme.

– Majesté, dit-il. Méfrès a causé la mort de mon maître et protecteur Samentou. Je veux le venger !

– Cet homme me plaît ! murmura Hiram.

Tous partagèrent son sentiment. Un souffle nouveau parcourut l’assistance, un peu de l’enthousiasme perdu sembla revenir. Ramsès s’était animé.

– Ne l’écoute pas ! supplia la reine.

– Que penses-tu que ferait à ma place Samentou ? demanda Ramsès au jeune prêtre.

– Je suis convaincu, répondit le prêtre avec énergie, je suis convaincu qu’il prendrait d’assaut le temple de Ptah, brûlerait de l’encens devant l’autel, mais châtierait les criminels et les traîtres !

– Et moi je prétends que le pire traître, c’est toi ! s’écria la reine.

– Je ne fais que mon devoir, répondit-il calmement.

– Oui, cet homme est le digne disciple de Samentou. Il voit clair et pense juste… intervint Hiram.

Tous lui donnèrent raison, et le grand scribe ajouta :

– Puisque nous avons commencé la lutte avec le clergé, il faut la terminer, d’autant plus que nous possédons maintenant la preuve de la trahison de Herhor…

– Il continue la politique de Ramsès XII ! dit la reine Nikotris.

– Mais moi, je suis Ramsès XIII ! répliqua le pharaon avec impatience.

Tutmosis se leva.

– Seigneur, dit-il, laisse-moi faire. Il est dangereux de nous cantonner dans l’incertitude et l’inaction. Puisque ce prêtre affirme que le temple est mal défendu, permets-moi de m’y rendre avec quelques volontaires…

– Je t’accompagne ! intervint Kalipsos. L’ennemi est toujours le plus faible lorsqu’il est triomphant. Si nous attaquons immédiatement le temple…

– Vous n’avez pas besoin de l’attaquer ! Pénétrez-y sur l’ordre du pharaon qui vous a chargés d’arrêter les traîtres ! ajouta le grand scribe.

– Mon fils cède à vos instances, mais il se refuse à toute violence, il vous défend… dit la reine.

– Sache encore une chose, seigneur, intervint alors le jeune prêtre.

Il hésita un instant, puis reprit :

– Dans les rues de Memphis, les prêtres proclament…

– Oui, parle… ordonna Ramsès.

– Ils proclament que tu es fou, que tu n’es pas le pharaon légitime et que l’on doit te détrôner…

– C’est ce que je craignais… murmura la reine.

Le pharaon s’était dressé.

– Tutmosis ! dit-il d’une voix forte. Tutmosis ! Prends autant de soldats que tu veux. Va au temple de Ptah et ramène-moi ici Herhor et Méfrès, accusés de crimes contre l’État ! S’ils parviennent à se disculper, je leur rendrai ma faveur ; sinon…

– As-tu bien réfléchi ? interrompit la reine.

Le pharaon ne l’écouta même pas. Ses courtisans poussèrent de grands cris :

– Mort aux traîtres !…

Ramsès remit à Tutmosis la liasse de lettres adressées par Herhor aux Assyriens et lui dit d’une voix solennelle :

– Jusqu’à étouffement complet de la révolte des prêtres, je remets mes pouvoirs au commandant de ma garde, Tutmosis. C’est à lui que désormais vous devrez obéir ; c’est à lui aussi, mère, que tu adresseras tes observations…

– Tu es juste et sage ! s’écria le grand scribe. Il ne sied pas qu’un pharaon se préoccupe lui-même d’un complot…

Les assistants saluèrent profondément Tutmosis. La reine se jeta aux pieds de son fils.

Tutmosis sortit, accompagné des généraux. Il fit se mettre en rang le premier régiment de la garde et annonça :

– J’ai besoin de cent hommes prêts à mourir pour la grandeur de notre pharaon…

Une foule de soldats et d’officiers sortirent du rang : Eunane était parmi eux.

– Nous sommes tous prêts à donner notre vie pour notre maître ! s’écria Eunane.

– Il ne s’agit pas de mourir, mais de vaincre ! répondit Tutmosis. Les officiers qui m’accompagnent monteront de deux grades, et les soldats seront tous promus officiers ! C’est moi, commandant de la garde royale, qui vous l’annonce !

– Vive Tutmosis !… s’éleva un grand cri.

Tutmosis fit atteler vingt-cinq chars à deux roues et les volontaires y montèrent. Lui-même, ainsi que Kalipsos, enfourchèrent des chevaux, et bientôt tout le détachement disparut sur la route de Memphis dans un grand tourbillon de poussière.

Hiram les regardait partir, debout à une des fenêtres du pavillon royal. Il se pencha vers Ramsès et lui murmura :

– Ce n’est que maintenant que je crois que tu n’étais pas de connivence avec les archiprêtres…

– Tu es fou ? éclata le pharaon.

– Pardonne-moi, seigneur, mais l’attaque du temple de Ptah, ce matin, était montée de toutes pièces par les prêtres. Je ne puis comprendre comment ils ont réussi à t’y mêler…

Il était cinq heures du soir.

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