XIII AMOUR

Je voudrais pouvoir renfermer en dix mots l'histoire des dix jours qui suivirent. Je tiens à ne pas fatiguer le lecteur de tous les détails de mon amour ; de mon amour qui, dans l'espace de quelques heures, avait atteint les limites de la passion la plus ardente et la plus profonde. J'étais jeune alors ; j'étais à l'âge auquel on est le plus vivement impressionné par des événements romanesques du genre de ceux au milieu desquels j'avais rencontré cette charmante enfant ; à cet âge où le cœur, sans soucis de l'avenir, s'abandonne irrésistiblement aux attractions électriques de l'amour. Je dis électriques ; je crois en effet que les sympathies que l'amour fait éclater entre les jeunes gens sont des phénomènes purement électriques. Plus tard, la puissance de ce fluide se perd ; la raison gouverne alors. Nous avons conscience de la mutabilité possible des affections, car nous avons l'expérience des serments rompus, et nous perdons cette douce confiance qui fait toute la force de l'amour dans la jeunesse. Nous devenons impérieux ou jaloux, suivant que nous croyons gagner ou perdre du terrain. L'amour de l'âge mûr est mélangé d'un grossier alliage qui altère son caractère divin. L'amour que je ressentis alors fut, je puis le dire, ma première passion véritable. J'avais cru quelquefois aimer auparavant, mais j'avais été le jouet d'illusions passagères ; illusions d'écolier de village qui voyait le ciel dans les yeux brillants de sa timide compagne de classe, ou qui, par hasard, à quelque pique-nique de famille, dans un vallon romantique, avait cueilli un baiser sur les joues roses d'une jolie petite cousine.

Mes forces renaissaient avec une rapidité qui surprenait grandement mon savant amateur de plantes. L'amour ranimait et alimentait le foyer de la vie. L'esprit réagit sur la matière, et il est certain, quoi qu'on en puisse dire, que le corps est soumis à l'influence de la volonté. Le désir de guérir, de vivre pour un objet aimé, est souvent le plus efficace de tous les remèdes : c'était le mien. Ma vigueur revint, et je commençai à pouvoir me lever. Un coup d'œil dans la glace me prouva que je reprenais des couleurs. L'instinct pousse l'oiseau à lisser ses ailes et à donner le plus brillant éclat à son plumage, pendant tout le temps où il courtise sa femelle. Le même sentiment me rendait très soigneux de ma toilette. Mon portemanteau fut vidé, mes rasoirs tirés de leur étui, ma longue barbe disparut, et mes moustaches furent réduites à des proportions raisonnables.

Je fais ici ma confession complète. On m'avait dit que je n'étais pas laid, et je croyais ce que l'on m'avait dit. Je suis homme, et j'ai la vanité de l'homme. N'êtes-vous pas ainsi ? Quant à Zoé, enfant de la nature encore endormie dans la plus complète innocence, elle n'avait pas de ces préoccupations. Les artifices de la toilette n'occupaient point sa pensée. Elle n'avait nulle conscience des grâces dont elle était si abondamment pourvue. Son père, le vieux botaniste des pueblos péons et les valets de la maison étaient, à ce que j'appris, les seuls hommes qu'elle eût jamais vus jusqu'à mon arrivée. Depuis nombre d'années sa mère et elle vivaient dans leur intérieur, aussi renfermées que si elles eussent été recluses dans un couvent. Il y avait là un mystère qui ne me fut révélé que plus tard. C'était donc un cœur virginal, pur et sans tache, un cœur dont les doux rêves n'avaient point encore été troublés par les éclairs de la passion, contre la sainte innocence duquel le dieu des amours n'avait encore décoché aucun de ses traits. Appartenez-vous au même sexe que moi ? Avez-vous jamais désiré conquérir un cœur comme celui-là ? Si vous pouvez répondre affirmativement à cette question, je n'ai pas besoin de vous dire ce dont vous aurez gardé, comme moi, le souvenir : à savoir que tous les efforts que vous aurez pu faire pour arriver à un tel but ont été inutiles. Vous avez été aimé tout de suite, ou vous ne l'avez jamais été. Le cœur de la vierge ne se conquiert pas par les subtilités de la galanterie. Il ne fait pas de ces demi-avances que vous pouvez rendre décisives par de tendres assiduités. Un objet l'attire ou le repousse, et l'impression est instantanée comme la foudre. C'est un coup de dé. Le sort s'est prononcé pour ou contre vous. Dans ce dernier cas, ce que vous avez de mieux à faire, c'est de quitter la partie. Aucun effort ne triomphera de l'obstacle et n'éveillera les émotions de l'amour. Vous pourrez gagner l'amitié ; l'amour, jamais. Vos coquetteries avec d'autres n'éveilleront aucun sentiment de jalousie ; aucuns sacrifices ne parviendront à vous faire aimer. Vous pouvez conquérir des mondes, mais vous n'aurez aucune action sur les battements silencieux et secrets de ce jeune cœur. Vous pouvez devenir un héros chanté dans toutes les langues, mais celui dont l'image aura rempli la pensée de la jeune fille sera son seul héros, plus grand, plus noble pour elle que tous les autres. Celui qui possédera cette chère petite créature la possédera tout entière, quelque humble de condition, quelque indigne qu'il puisse être. Chez elle, il n'y aura ni retenue, ni raisonnement, ni prudence, ni finesse. Elle cédera tout simplement aux impulsions mystérieuses de la nature. Sous cette influence, elle portera son cœur tout entier sur l'autel, et se dévouera, s'il le faut, au plus cruel sacrifice. En est-il ainsi des cœurs plus avancés dans la vie, qui ont déjà subi plus d'un assaut ? Avec les belles, les coquettes ? Non, soyez repoussé par une de ces femmes, ce n'est pas un motif pour vous désespérer. Vous pouvez avoir des qualités qui, avec le temps transformeront les regards sévères en sourires. Vous pouvez faire de grandes choses ; vous pouvez acquérir de la renommée ; et au dédain qui vous a d'abord accueilli succédera peut-être une humilité qui mettra cette femme à vos pieds. C'est encore de l'amour, sans doute, de l'amour violent même, basé sur l'admiration qu'inspire quelque qualité intellectuelle, ou même physique, dont vous aurez fait preuve. C'est un amour qui prend pour guide la raison, et non ce mystérieux instinct auquel obéit seulement le premier. Quel est celui de ces deux amours dont l'homme doit le plus s'enorgueillir ? Duquel sommes-nous les plus fiers ? Du dernier ? Hélas ! non. Et que celui qui nous a faits ainsi réponde pourquoi ; mais je n'ai jamais rencontré un seul homme qui ne préférât être aimé pour les agréments de sa personne plutôt que pour les qualités de son esprit. Vous pouvez trouver mauvais que je fasse cette déclaration ; vous pouvez protester contre. Elle n'en reste pas moins vraie. Oh ! il n'y a pas de joie plus douce, de triomphe plus enivrant que de serrer contre son sein la tremblante petite captive dont le cœur est agité des innocentes pulsations d'un amour de jeune fille !

Ce sont là des réflexion faites après coup. À l'époque dont je retrace l'histoire, j'étais trop jeune pour raisonner ainsi ; trop peu familiarisé avec la diplomatie de la passion. Néanmoins, mon esprit, alors, se jeta dans de longues suites de raisonnements, et je combinai des plans nombreux pour arriver à découvrir si j'étais aimé.

Il y avait une guitare dans la maison. Pendant que j'étais au collège, j'avais appris à jouer de cet instrument, dont les sons charmaient Zoé et sa mère. Je leur disais des airs de mon pays, des chants d'amour ; et, le cœur battant, j'épiais sur sa physionomie l'effet que pouvaient produire les phrases brûlantes de ces romances. Plus d'une fois, j'avais posé là l'instrument avec un désappointement complet. De jour en jour, mes réflexions devenaient plus tristes. Se pouvait-il qu'elle fût trop jeune pour comprendre la signification du mot amour ? trop jeune pour éprouver ce sentiment ? Elle n'avait que douze ans, il est vrai ; mais c'était une fille des pays chauds, et j'avais vu souvent, sous le ciel brûlant du Mexique, des épouses, des mères de famille qui n'avaient que cet âge. Tous les jours nous sortions ensemble. Le botaniste était occupé de ses travaux, et la mère se livrait silencieusement aux soins de l'intérieur. L'amour n'est pas aveugle. Il peut être tout ce que l'on voudra au monde ; mais pour tout ce qui concerne l'objet aimé, il a ses yeux, toujours éveillés, d'Argus.

* * * *

Je maniais habilement le crayon, et j'amusais ma compagne en faisant des croquis sur des carrés de papier et sur les feuilles blanches de ses cahiers de musique. La plupart de ces croquis représentaient des figures de femmes, dans toutes sortes d'attitudes et de costumes. Elles se ressemblaient toutes par les traits du visage. L'enfant, sans en deviner la cause, avait remarqué cette particularité.

– Pourquoi cela ? demanda-t-elle un jour que nous étions assis l'un près de l'autre. Ces femmes ont toutes des costumes différents, elles sont de différentes nations, n'est-ce pas ? Et pourtant elles se ressemblent toutes ? Elles ont les mêmes traits ; mais tout à fait les mêmes traits, je crois ?

– C'est votre figure, Zoé ; je ne puis pas en dessiner d'autre. Elle leva ses grands yeux, et les fixa sur moi avec une expression d'étonnement naïf ; mais sa physionomie ne trahissait aucun embarras.

– Cela me ressemble ?

– Oui, autant que je puis le faire.

– Et pourquoi ne pouvez-vous pas dessiner d'autres figures ?

– Pourquoi ? parce que je… – Zoé, je crains que vous ne me compreniez pas.

– Oh ! Henri, croyez-vous donc que je sois une si mauvaise écolière ? Est-ce que je ne comprends pas tout ce que vous me racontez des pays lointains que vous avez parcourus ? Sûrement, je comprendrai cela tout aussi bien…

– Alors, je vais vous le dire, Zoé.

Je me penchai en avant, le cœur ému et la voix tremblante.

– C'est parce que votre figure est toujours devant mes yeux ; je ne puis pas en dessiner d'autre. C'est que… je vous aime, Zoé !…

– Oh ! c'est là la raison ? Et, quand vous aimez quelqu'un, sa figure est toujours devant vos yeux, que cette personne soit présente ou non ? Est-ce ainsi ?

– C'est ainsi, répondis-je, tristement désappointé.

– Et c'est cela qu'on appelle l'amour, Henri ?

– Oui.

– Alors je dois vous aimer, car, quelque part que je sois, je vois toujours votre figure, comme si elle était devant moi ! Si je savais me servir du crayon comme vous, je suis sûre que je pourrais la dessiner, quand même vous ne seriez pas là ! Eh bien, alors, est-ce que vous pensez que je vous aime, Henri ?

La plume ne pourrait rendre ce que j'éprouvai en ce moment. Nous étions assis et la feuille de papier sur laquelle étaient les croquis était étendue entre nous deux. Ma main glissa sur la surface jusqu'à ce que les doigts de ma compagne, qui n'opposait aucune résistance, fussent serrés dans les miens. Une commotion violente résulta de ce contact électrique. Le papier tomba sur le plancher, et le cœur tremblant, mais rempli d'orgueil, j'attirai sur mon sein la charmante créature qui se laissait faire. Nos lèvres se rencontrèrent dans un premier baiser. Je sentis son cœur battre contre ma poitrine. Oh ! bonheur ! joies du ciel ! j'étais le souverain de ce cher petit cœur !…

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