XII SÉGUIN

– Vous allez mieux ? vous serez bientôt rétabli ; je suis heureux de voir que vous vous êtes tiré de là.

Il dit cela sans me présenter la main.

– C'est à vous que je dois la vie, n'est-ce pas ?

Cela peut paraître étrange, mais dès que j'aperçus cet homme, je demeurai convaincu que je lui devais la vie. Je crois même que cette idée m'avait traversé le cerveau auparavant, dans la courte période qui s'était écoulée depuis que j'avais repris connaissance. L'avais-je rencontré pendant mes courses désespérées à la recherche de l'eau, ou avais-je rêvé de lui dans mon délire ?

– Oh ! oui ! me répondit-il en souriant ; mais vous devez vous rappeler que j'étais redevable envers vous du risque que vous aviez couru de la perdre pour moi.

– Voulez-vous accepter ma main ? Voulez-vous me pardonner ?

Après tout, il y a une pointe d'égoïsme même dans la reconnaissance.

Quel changement s'était opéré dans mes sentiments à l'égard de cet homme ! Je lui tendais la main, et, quelques jours auparavant, dans l'orgueil de ma moralité, j'avais repoussé la sienne avec horreur. Mais j'étais alors sous l'influence d'autres pensées. L'homme que j'avais devant les yeux était le mari de la dame que j'avais vue ; c'était le père de Zoé. Son caractère, son affreux surnom, j'oubliais tout ; et, un instant après, nos mains se serraient dans une étreinte amicale.

– Je n'ai rien à vous pardonner. J'honore le sentiment qui vous a poussé à agir comme vous l'avez fait. Une pareille déclaration peut vous sembler étrange. D'après ce que vous saviez de moi, vous avez bien agi ; mais un jour viendra, monsieur, où vous me connaîtrez mieux, et où les actes qui vous font horreur non seulement vous sembleront excusables, mais seront justifiés à vos yeux. Assez pour l'instant. Je suis venu près de vous pour vous prier de taire ici ce que vous savez sur mon compte.

Sa voix s'éteignit dans un soupir en me disant ces mots, tandis que sa main indiquait en même temps la porte de la chambre.

– Mais, dis-je à Séguin, désirant détourner la conversation d'un sujet qui lui paraissait pénible, comment suis-je venu dans cette maison ? C'est la vôtre, je suppose ? Comment y suis-je venu ? Où m'avez-vous trouvé ?

– Dans une terrible position, me répondit-il avec un sourire. Je puis à peine réclamer le mérite de vous avoir sauvé. C'est votre noble cheval que vous devez remercier de votre salut.

– Ah ! mon cheval ! mon brave Moro, je l'ai perdu !

– Votre cheval est ici, attaché à sa mangeoire pleine de maïs, à dix pas de vous. Je crois que vous le trouverez en meilleur état que la dernière fois que vous l'avez vu. Vos mules sont dehors. Vos bagages sont préservés, ils sont là.

Et sa main indiquait le pied du lit.

– Et ?…

– Godé, voulez-vous dire ? interrompit-il ; ne vous inquiétez pas de lui. Il est sauf aussi ; il est absent dans ce moment, mais il va bientôt revenir.

– Comment pourrai-je jamais reconnaître ?… Oh ! voilà de bonnes nouvelles. Mon brave Moro ? mon bon chien Alp ! Mais que s'est-il donc passé ? Vous dites que je dois la vie à mon cheval ? Il me l'a sauvée déjà une fois. Comment cela s'est-il fait ?

– Tout simplement : nous vous avons trouvé à quelques milles d'ici, sur un rocher qui surplombe le Del-Norte. Vous étiez suspendu par votre lasso, qui, par un hasard heureux, s'était noué autour de votre corps. Le lasso était attaché par une de ses extrémités à l'anneau du mors, et le noble animal, arc-bouté sur les pieds de devant et les jarrets de derrière ployés, soutenait votre charge sur son col.

– Brave Moro, quelle situation terrible !

– Terrible ! vous pouvez le dire ! Si vous étiez tombé, vous auriez franchi plus de mille pieds avant de vous briser sur les roches inférieures. C'était en vérité une épouvantable situation.

– J'aurai perdu l'équilibre en cherchant mon chemin vers l'eau.

– Dans votre délire, vous vous êtes élancé en avant. Vous auriez recommencé une seconde fois si nous ne vous en avions pas empêché. Quand nous vous eûmes hâlé sur le rocher, vous fîtes tous les efforts imaginables pour retourner en arrière ; vous voyiez l'eau dessous, mais vous ne voyiez pas le précipice. La soif est une terrible chose : c'est une véritable frénésie.

– Je me souviens confusément de tout cela. Je croyais que c'était un rêve.

– Ne vous tourmentez pas le cerveau. Le docteur me fait signe qu'il faut que je vous laisse. J'avais quelque chose à vous dire, je vous l'ai dit (ici un nuage de tristesse obscurcit le visage de mon interlocuteur) ; autrement je ne serais pas entré vous voir. Je n'ai pas de temps à perdre ; il faut que je sois loin d'ici cette nuit même. Dans quelques jours, je reviendrai. Pendant ce temps, remettez vos esprits et rétablissez votre corps. Le docteur aura soin que vous ne manquiez de rien. Ma femme et ma fille pourvoiront à votre nourriture.

– Merci ! merci !

– Vous ferez bien de rester ici jusqu'à ce que vos amis reviennent de Chihuahua. Ils doivent passer près de cette maison, et je vous avertirai quand ils approcheront. Vous aimez l'étude ; il y a ici des livres en plusieurs langues ; amusez-vous. On vous fera de la musique. Adieu, monsieur !

– Arrêtez, monsieur, un moment ! Vous paraissiez avoir un caprice bien vif pour mon cheval.

– Ah ! monsieur, ce n'était pas un caprice ; mais je vous expliquerai cela une autre fois. Peut-être la cause qui me le rendait nécessaire n'existe-t-elle plus.

– Prenez-le si vous voulez ; j'en trouverai un autre qui le remplacera pour moi.

– Non, monsieur. Pouvez-vous croire que je consentirais à vous priver d'un animal que vous aimez tant et que vous avez tant de raisons d'aimer ? Non, non ! gardez le brave Moro ; je ne m'étonne pas de l'attachement que vous portez à ce noble animal.

– Vous dites que vous avez une longue course à faire cette nuit ; prenez-le au moins pour cette circonstance.

– Cela, je l'accepte volontiers, car mon cheval est presque sur les dents. Je suis resté deux jours en selle. Eh bien, adieu.

Séguin me serra la main et se dirigea vers la porte. Ses bottes armées d'éperons résonnèrent sur le plancher ; un instant après, la porte se ferma derrière lui. Je demeurai seul, écoutant tous les bruits qui me venaient du dehors. Environ une demi-heure après qu'il m'eût quitté, j'entendis le bruit des sabots d'un cheval, et je vis l'ombre d'un cavalier traverser le champ lumineux de la fenêtre. Il était parti pour son voyage ; sans doute pour l'accomplissement de quelqu'une de ces œuvres sanglantes qui se rattachaient à son terrible métier ! Pendant quelque temps je pensai à cet homme étrange, et je ressentis une grande fatigue d'esprit. Puis mes réflexions furent interrompues par des voix douces ; devant moi se tenaient deux figures aimables, et j'oubliai le chasseur de chevelures.

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