XXI DE PLUS FORT EN PLUS FORT.

J'étais plongé dans une sorte de rêverie, mon esprit repassait les événements dont je venais d'être témoin, quand une voix, que je reconnus pour être celle du vieux Rubé, me tira de ma préoccupation.

– Attention, vous autres, garçons ! Les coups du vieux Rubé ne sont pas à mépriser, et, si je ne fais pas mieux que cet Indien, vous pourrez me couper les oreilles.

Un rire bruyant accueillit cette allusion du trappeur, à ses oreilles dont, ainsi que je l'ai dit, il était déjà privé ; elles avaient été coupées de si près qu'il ne restait plus la moindre prise au couteau ou aux ciseaux.

– Comment vas-tu faire, Rubé ? cria un des chasseurs. Vas-tu tirer le but sur ta propre tête ?

– Attendez un peu, vous allez voir, répliqua Rubé, se dirigeant vers un arbre, et tirant de son repos un long et lourd rifle qu'il se mit à essuyer avec soin.

L'attention se porta alors sur les mouvements du trappeur. On se mit à bâtir des conjectures sur ce qu'il voulait faire. Par quel exploit voulait-il donc éclipser le coup dont on venait d'être témoin ? Personne ne pouvait le deviner.

– Je le battrai, continua-t-il en rechargeant son fusil, ou bien vous pourrez me couper le petit doigt de la main droite. Un autre éclat de rire se fit entendre, car chacun pouvait voir que ce doigt lui manquait déjà.

– Oui, oui, oui, dit-il encore regardant en face tous ceux qui l'entouraient ; je veux être scalpé si je ne fais pas mieux que lui.

À cette dernière boutade, les rires redoublèrent, car, bien que le bonnet de peau de chat lui couvrit entièrement la tête, tous ceux qui étaient là savaient que le vieux Rubé avait depuis longtemps perdu la peau de son crâne.

– Mais comment vas-tu t'y prendre ? Dis-nous ça, vieille rosse.

– Vous voyez bien ça, n'est-ce pas ? demanda le trappeur, montrant un petit fruit du cactus pitayaya qu'il venait de cueillir et de débarrasser de son enveloppe épineuse.

– Oui, oui, firent plusieurs.

– Vous le voyez, n'est-ce pas ? Vous voyez que ça n'est pas moitié aussi gros que la calebasse de l'Indien. Vous voyez bien, n'est-ce pas ?

– Oh ! certainement. Un idiot le verrait.

– Bien, supposez que j'enlève ça à soixante pas, plomb centre.

– La belle affaire ! s'écrièrent plusieurs voix, sur un ton de désappointement.

– Pose ça sur un bâton, et n'importe qui de nous l'enlèvera, dit le principal orateur de la troupe. – Voilà Barney qui le ferait avec son vieux mousquet de munition. N'est-ce, pas Barney ?

– Certainement, en visant bien, répondit un tout petit homme appuyé sur un mousquet et vêtu d'un uniforme en lambeaux qui avait été autrefois bleu de ciel. J'avais déjà remarqué cet individu, en partie à cause de son costume, mais plus particulièrement encore à cause de la couleur rouge de ses cheveux qui étaient les plus rouges que j'eusse jamais vus, et qui, ayant été coupés ras, selon la sévère discipline de la caserne, commençaient à repousser tout autour de sa petite tête ronde, drus, serrés, gros, et de la couleur d'une carotte épluchée. Il était impossible de se tromper sur le pays de Barney. Pour parler le langage des trappeurs, un idiot pouvait le dire. Qui avait conduit là cet individu ? Il ne me fut pas difficile de m'en instruire. Il avait tenu garnison, comme soldat, dans un des postes de la frontière. C'était un des bleus-de-ciel de l'oncle Sam. Fatigué de la viande de porc, de la pipe de terre, et des distributions trop généreuses de couenne de lard, il avait déserté. Je ne sais pas quel était son véritable nom, mais il s'était présenté sous celui de O'Corck : Barney O'Corck.

Un éclat de rire accueillit la réponse à la question du chasseur.

– N'importe qui de nous, continua l'orateur, peut enlever cette boulette comme ça. Mais ça fait une petite différence quand on voit à travers la mire une jolie fille comme celle de tout à l'heure.

– Tu as raison, Dick, dit un autre chasseur, ça vous fait passer un petit frisson dans les jointures.

– Quelle céleste apparition ! que de grâces ! que de beauté ! s'écria le petit Irlandais, avec une vivacité et une expression qui provoquèrent de nouveaux éclats de rire.

– Pish ! fit Rubé, qui avait fini de charger, vous êtes un tas de nigauds ; v'là ce que vous êtes. Qu'est-ce qui vous parle d'un pieu ? J'ajusterai sur une squaw tout aussi bien que l'Indien, et elle ne demandera pas mieux que de porter le but pour l'Enfant ; elle ne demandera pas mieux.

– Une squaw ! Toi ! une squaw ?

– Oui, rosses, j'ai une squaw que je ne changerais pas contre deux des siennes. Je ne voudrais pas, pour rien au monde, faire seulement une égratignure à la pauvre vieille. Tenez-vous tranquilles et attendez un peu ; vous allez voir.

Ce disant, le vieux goguenard enfumé mit son fusil sur son épaule et s'enfonça dans le bois.

Moi, et quelques autres nouveaux venus qui ne connaissions pas Rubé, nous crûmes vraiment qu'il avait une vieille compagne. On ne voyait aucune femme dans le camp, mais elle pouvait être quelque part dans le bois. Les trappeurs, qui le connaissaient mieux, commençaient à comprendre que le vieux bonhomme se préparait à faire quelque farce ; ils y étaient habitués.

Nous ne restâmes pas longtemps en suspens. Quelques minutes après, Rubé revenait côte à côte avec sa vieille squaw, sous la forme d'un mustang long, maigre, décharné, osseux, et que, vu de plus près, on reconnaissait pour une jument. C'était là la squaw de Rubé, et, de fait, elle lui ressemblait quelque peu, excepté par les oreilles, qu'elle portait fort longues, comme tous ceux de sa race ; cette race même qui avait fourni le coursier sur lequel don Quichotte chargeait les moulins à vent. Ces longues oreilles l'auraient fait prendre pour une mule ; en l'examinant attentivement, on reconnaissait un pur mustang. Sa robe paraissait avoir été autrefois de cette couleur brun jaunâtre que l'on désigne sous le nom de terre de Sienne ; couleur très commune chez les chevaux mexicains. Mais le temps et les cicatrices l'avaient quelque peu métamorphosée, et le poils gris dominaient sur tout son corps, particulièrement vers la tête et l'encolure. Ces parties étaient d'un gris sale de nuances mélangées. Elle était fortement poussive, et de minute en minute, sous l'action spasmodique des poumons, son dos se soulevait par saccades, comme si elle avait fait un effort impuissant pour lancer une ruade. Son échine était mince comme un rail, et elle portait sa tête plus basse que ses épaules. Mais il y avait quelque chose dans le scintillement de son œil unique (car elle n'en avait qu'un) qui indiquait de sa part l'intention formelle de durer encore longtemps. C'était une bonne bête de selle. Telle était la vieille squaw que Rubé avait promis d'exposer à sa balle. Son entrée fut saluée par de retentissants éclats de rire.

– Maintenant, regardez bien, garçons, dit-il en faisant halte devant la foule, vous pouvez rire, vous pouvez rire, jacassez et blaguez tant qu'il vous plaira ! mais l'Enfant va faire un coup qui surpassera celui de l'Indien ; – il le fera, – ou il n'est qu'une mazette.

Plusieurs des assistants firent observer que la chose ne leur paraissait pas impossible, mais qu'ils désiraient voir comment il s'y prendrait pour cela. Tous ceux qui le connaissaient ne doutaient pas que Rubé ne fût, comme il l'était en effet, un des meilleurs tireurs de la montagne ; aussi fort peut-être que l'Indien : mais les circonstances et la manière de procéder avaient donné un grand éclat au coup précédent. On ne voyait pas tous les jours une jeune fille comme celle-là placer sa tête devant le canon d'un fusil ; et il n'y avait guère de chasseur qui se fût risqué à tirer sur un but ainsi disposé. Comment donc Rubé allait-il s'y prendre pour faire mieux que l'Indien. Telle était la question que chacun adressait à son voisin, et qui fut enfin adressée à Rubé lui-même.

– Taisez vos mâchoires, répondit-il, et je vas vous le montrer. D'abord, et d'une, vous voyez tous que ce fruit que voici n'est pas moitié aussi gros que celui de l'autre ?

– Oui, certainement, répondirent plusieurs voix. C'était une circonstance en sa faveur évidemment.

– Oui ! oui !

– Bien ; maintenant, autre chose. L'Indien a enlevé le but de dessus la tête. Eh bien, l'Enfant va l'enlever de dessus la queue Votre Indien en ferait-il autant ? Eh ! garçons ?

– Non ! non !

– Ça l'enfonce-t-y ou ça ne l'enfonce-t-y pas ?

– Ça l'enfonce ! Certainement. C'est bien plus fort. Hourra ! vociférèrent plusieurs voix au milieu des convulsions de rire de tous. Personne ne contesta, car les chasseurs, prenant goût à la farce, désiraient la voir aller jusqu'au bout.

Rubé ne les fit pas longtemps languir. Laissant son fusil entre les mains de son ami Garey, il conduisit la vieille jument vers la place qu'avait occupée la jeune Indienne. Arrivé là, il s'arrêta. Nous nous attendions tous à le voir tourner l'animal, de manière à présenter le flanc, pour mettre son corps hors d'atteinte, mais nous vîmes bientôt que ce n'était pas l'intention du vieux compagnon. En faisant ainsi, il aurait manqué l'effet, et nul doute qu'il ne se fût beaucoup préoccupé de la mise en scène. Choisissant une place où le terrain était un peu en pente, il y conduisit le mustang, et le plaça de manière à ce que ses pieds de devant fussent en contre-bas. La queue se trouvait ainsi dominer le reste du corps. Après avoir posé l'animal bien carrément, l'arrière tourné vers le camp, il lui dit quelques mots tout bas, puis il plaça le fruit sur la courbe la plus élevée de la croupe, et revint sur ses pas. La jument resterait-elle là sans bouger ? Il n'y avait rien à craindre de ce côté. Elle avait été dressée à garder l'immobilité la plus complète pendant des périodes plus longues que celle qui lui était imposée en ce moment. La bête, dont on ne voyait que les jambes de derrière et le croupion, car les mules lui avaient arraché tous les crins de la queue, présentait un aspect tellement risible, que la plupart des spectateurs en était à se pâmer.

– Taisez vos bêtes de rires, entendez-vous ! dit Rubé, saisissant son fusil et prenant position.

Les rires cessèrent, nul ne voulant déranger le coup.

– Maintenant, vieux tar-guts, ne perds pas ta charge ! Murmura le vieux trappeur en parlant à son fusil qui, un instant après, était levé, puis abaissé.

Personne ne doutait que Rubé ne dût atteindre l'objet qu'il visait. C'était un coup familier aux tireurs de l'Ouest, que de toucher un but à soixante yards. Et certainement Rubé l'aurait fait.

Mais juste au moment où il pressait la détente, le dos de la jument fut soulevé par une de ces convulsions spasmodiques auxquelles elle était sujette, et le pitahaya tomba à terre. La balle était partie, et, rasant l'épaule de la bête, elle alla traverser une de ses oreilles. La direction du coup ne put être reconnue qu'ensuite ; mais l'effet produit fut immédiatement visible. La jument, touchée en un endroit des plus sensibles, poussa un cri presque humain ; et, se retournant de bout en bout, se mit à galoper vers le camp, lançant des ruades à tout ce qui se rencontrait sur son chemin. Les cris et les rires éclatants des trappeurs, les sauvages exclamations des Indiens, les « vayas » et « vivas » des Mexicains, les jurements terribles du vieux Rubé formèrent un étrange concert dont ma plume est impuissante à reproduire l'effet.

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