XXII LE PLAN DE CAMPAGNE.

Peu après cet incident, je me trouvais au milieu de la caballada, cherchant mon cheval, lorsque le son d'un clairon frappa mon oreille. C'était pour tout le monde le signal de se rassembler, et je retournai sur mes pas. En rentrant au camp, je vis Séguin debout près de la tente, et tenant encore le clairon à la main. Les chasseurs se groupaient autour de lui. Ils furent bientôt tous réunis, attendant que le chef parlât.

– Camarades, dit Séguin, demain nous levons le camp pour une expédition contre nos ennemis. Je vous ai convoqués ici pour vous faire connaître mes intentions et vous demander votre avis !

Un murmure approbateur suivit cette annonce. La levée d'un camp est toujours une bonne nouvelle pour des hommes qui font la guerre. On peut voir qu'il en était de même pour ces bandes mélangées de guerilleros. Le chef continua :

– Il n'est pas probable que nous ayons beaucoup à combattre. Le désert lui-même est le principal danger que nous aurons à affronter ; mais nous prendrons nos précautions en conséquence.

J'ai appris de bonne source que nos ennemis sont en ce moment même sur le point de partir pour une grande expédition qui a pour but le pillage des villes de Sonora et de Chihuahua. Ils ont l'intention, s'ils ne sont pas arrêtés par les troupes du gouvernement, de pousser jusqu'à Durango. Deux tribus ont combiné leurs mouvements ; et l'on pense que tous les guerriers partiront pour le Sud, laissant derrière eux, leur contrée sans défense. Je me propose donc, aussitôt que j'aurai pu m'assurer qu'ils sont partis, d'entrer sur leur territoire, et de pénétrer jusqu'à la principale ville des Navajoès.

– Bravo ! – Hourra ! – Bueno ! – Très bien ! – Good as wheat ! (c'est pain béni !) et nombre d'autres exclamations approbatives suivirent cette déclaration.

– Quelques-uns d'entre vous connaissent mon but dans cette expédition. D'autres l'ignorent. Je veux que vous le sachiez tous. C'est de….

– Faire une bonne moisson de chevelures, quoi donc ? S'écria un rude gaillard à l'air brutal, interrompant le chef.

– Non, Kirker ! répliqua Séguin, jetant sur cet homme un regard mécontent, ce n'est pas cela, nous ne devons trouver là-bas que des femmes. Malheur à celui qui fera tomber un cheveu de la tête d'une femme indienne. Je payerai pour chaque chevelure de femme ou d'enfants épargnés.

– Quels seront donc nos profits ? Nous ne pouvons pas ramener des prisonniers ! Nous aurons assez à faire pour nous tirer tous seuls du désert en revenant.

Ces observations semblaient exprimer les sentiments de beaucoup de membres de la troupe, qui les confirmèrent par un murmure d'assentiment.

– Vous ne perdrez rien. Tous les prisonniers que vous pourrez faire seront comptés sur le terrain, et chacun sera payé en raison du nombre qu'il en aura fait. Quand nous serons revenus, je vous en tiendrai compte.

– Oh ! alors, ça suffit, dirent plusieurs voix.

– Que cela soit donc bien entendu ; on ne touchera ni aux femmes ni aux enfants. Le butin que vous pourrez faire vous appartient d'après vos lois ; mais le sang ne doit pas être répandu. Nous en avons assez aux mains déjà. Vous engagez-vous à cela ?

Yes, yes !

Si !

– Oui ! oui !

Ya, ya !

– Tous !

All.

Todos, todos crièrent une multitude de voix, chacun répondant dans sa langue.

– Que celui à qui cela ne convient pas parle ?

Un profond silence suivit cet appel. Tous adhéraient au désir de leur chef.

– Je suis heureux de voir que vous êtes unanimes. Je vais maintenant vous exposer mon projet dans son ensemble. Il est juste que vous le connaissiez.

– Oui, voyons ça, dit Kirker ; faut savoir un peu ce qu'on va faire, puisque ce n'est pas pour ramasser des scalps.

– Nous allons à la recherche de nos amis et de nos parents qui, depuis des années, sont captifs chez nos sauvages ennemis. Il y en a beaucoup parmi nous qui ont perdu des parents, des femmes, des sœurs et des filles.

Un murmure d'assentiment, sorti principalement des rangs des Mexicains, vint attester la vérité de cette allégation.

– Moi-même, continua Séguin, et sa voix tremblait en prononçant ces mots, moi-même, je suis de ce nombre. Bien des années, de longues années se sont écoulées, depuis que mon enfant, ma fille, m'a été volée par les Navajoès. J'ai acquis tout dernièrement la certitude qu'elle est encore vivante, et qu'elle est dans leur capitale, avec beaucoup d'autres captives blanches. Nous allons donc les délivrer, les rendre à leurs amis, à leurs familles.

Un cri d'approbation sortit de la foule :

– Bravo ! nous les délivrerons, vive le capitaine, viva el gefe !

Quand le silence fut rétabli, Séguin continua :

– Vous connaissez le but, vous l'approuvez. Je vais maintenant vous faire connaître le plan que j'ai conçu pour l'atteindre, et j'écouterai vos avis.

Ici le chef fit une pause ; les hommes demeurèrent silencieux et dans l'attente.

– Il y a trois passages, reprit-il enfin, par lesquels nous pouvons pénétrer dans le pays des Indiens en partant d'ici. Il y a d'abord la route du Puerco de l'ouest. Elle nous conduirait directement aux villes des Navajoès.

– Et pourquoi ne pas prendre cette route ? demanda un des chasseurs mexicains ; je connais très bien le chemin jusqu'aux villes des Pecos.

– Parce que nous ne pourrions pas traverser les villes des Pecos sans être vus par les espions des Navajoès. Il y en a toujours de ce côté. Bien plus, continua Séguin, avec une expression qui correspondait à un sentiment caché, nous n'aurions pas atteint le haut Del-Norte, que les Navajoès seraient instruits de notre approche. Nous avons des ennemis tout près de nous.

Carrai ! c'est vrai, dit un chasseur, parlant espagnol.

– Qu'ils aient vent de notre arrivée, et, quand bien même leurs guerriers seraient partis pour le Sud, vous pensez bien que notre expédition serait manquée.

– C'est vrai, c'est vrai, crièrent plusieurs voix.

– Pour la même raison, nous ne pouvons pas prendre la passe de Polvidera. En outre, dans cette saison, nous aurions peu de chance de trouver du gibier sur ces deux routes. Nous ne sommes pas approvisionnés suffisamment pour une expédition pareille. Il faut que nous trouvions un pays giboyeux avant d'entrer dans le désert.

– C'est juste, capitaine ; mais il n'y a guère de gibier à rencontrer en prenant par la vieille mine. Quelle autre route pourrons-nous donc suivre ?

– Il y a une autre route meilleure que toutes celles-là, à mon avis. Nous allons nous diriger vers le sud, et ensuite vers l'ouest à travers les Llanos de la vieille mission. De là nous remonterons vers le nord, et entrerons dans le pays des Apaches.

– Oui, oui, c'est le meilleur chemin, capitaine.

– Notre voyage sera un peu plus long, mais il sera plus facile. Nous trouverons des troupeaux de buffalos ou de bœufs sauvages sur les Llanos. De plus, nous pourrons choisir notre moment avec sûreté, car en nous tenant cachés dans les montagnes du Pinon, d'où l'on découvre le sentier de guerre des Apaches, nous verrons passer nos ennemis. Quand ils auront gagné le sud, nous traverserons le Gila, et nous remonterons l'Azul ou le Prieto. Après avoir atteint le but de notre expédition, nous reviendrons chez nous par le plus court chemin.

– Bravo ! Viva ! – C'est bien cela, capitaine ! – C'est là le meilleur plan !

Tous les chasseurs approuvèrent. Il n'y eut pas une seule objection. Le mot Prieto avait frappé leur oreille comme une musique délicieuse. C'était un mot magique : le nom de la fameuse rivière dans les eaux de laquelle les légendes des trappeurs avaient placé depuis longtemps l'Eldorado, la Montagne-d'Or. Plus d'une histoire sur cette région renommée avait été racontée à la lueur des feux de bivouac des chasseurs ; toutes s'accordaient sur ce point que l'or se trouvait là en rognons à la surface du sol, et couvrait de ses grains brillants le lit de la rivière. Souvent des trappeurs avaient dirigé des expéditions vers cette terre inconnue, très peu, disait-on, avaient pu y arriver. On n'en citait pas un seul qui en fût revenu. Les chasseurs entrevoyaient, pour la première fois, la chance de pénétrer dans cette région avec sécurité, et leur imagination se remplissait des visions les plus fantastiques. Beaucoup d'entre eux s'étaient joints à la troupe de Séguin dans l'espoir qu'un jour ou l'autre cette expédition pourrait être entreprise, et qu'ils parviendraient ainsi à la Montagne-d'Or. Quelle fut donc leur joie lorsque Séguin déclara son intention de se diriger vers le Prieto ! À ce nom, un bourdonnement significatif courut à travers la foule, et les hommes se regardèrent l'un l'autre avec un air de satisfaction.

– Demain donc, nous nous mettrons en marche, ajouta le chef. Allez maintenant et faites vos préparatifs. Nous partons au point du jour.

Aussitôt que Séguin eut fini de parler, les chasseurs se séparèrent ; chacun se mit en devoir de rassembler ses nippes, besogne bientôt faite, car les rudes gaillards étaient fort peu encombrés d'équipages. Assis sur un tronc d'arbre, j'examinai pendant quelque temps les mouvements de mes farouches compagnons, et prêtai l'oreille à leurs babéliens et grossiers dialogues. Le soleil disparut et la nuit se fit, car, dans ces latitudes, le crépuscule ne dure qu'un instant. De nouveaux troncs d'arbres furent placés sur les feux et lancèrent bientôt de grandes flammes. Les hommes s'assirent autour, faisant cuire de la viande, mangeant, fumant, causant à haute voix, et riant aux histoires de leurs propres hauts faits. L'expression sauvage de ces physionomies était encore rehaussée par la lumière. Les barbes paraissaient plus noires, les dents brillaient plus blanches, les yeux semblaient plus enfoncés, les regards plus perçants et plus diaboliques. Les costumes pittoresques, les turbans, les chapeaux espagnols, les plumes, les vêtements mélangés ; les escopettes et les Rifles posés contre les arbres ; les selles à hauts pommeaux, placées sur des troncs d'arbres et sur des souches ; les brides accrochées aux branches inférieures ; des guirlandes de viande séchée disposées en festons devant les tentes, des tranches de venaison encore fumantes et laissant perler leurs gouttes de jus à moitié coagulé ; tout cela formait un spectacle des plus curieux et des plus attachants. On voyait briller, dans la nuit, comme des taches de sang, les couches de vermillon étendues sur les fronts des guerriers indiens. C'était une peinture à la fois sauvage et belliqueuse, mais présentant un aspect de férocité qui soulevait le cœur non accoutumé à un tel spectacle. Une semblable peinture ne pouvait se rencontrer que dans un bivac de guérilleros, de brigands, de chasseurs d'hommes.

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