XL LA BARRANCA.

Après avoir conduit nos chevaux vers l'ouverture qui donnait sur la plaine, nous revînmes au fourré pour couper du bois et allumer du feu. Nous nous sentions en sûreté. Nos ennemis, en supposant qu'ils eussent échappé dans leur vallée ne pouvaient nous atteindre qu'en faisant le tour des montagnes, ou en attendant que la rivière eût repris son niveau. Il est vrai que l'eau devait baisser aussi vite qu'elle s'était élevée si la pluie cessait ; mais, heureusement, l'orage était encore dans toute sa force. Nous savions qu'il nous serait facile de rejoindre promptement l'atajo, et nous nous déterminâmes à rester quelque temps près du cañon, jusqu'à ce que les hommes et les chevaux eussent pu rafraîchir leurs forces par un repas. Les uns et les autres avaient besoin de nourriture et les événements des jours précédents n'avaient pas permis d'établir un bivouac régulier. Bientôt les feux flambèrent sous le couvert des rochers surplombant. Nous fîmes griller de la viande séchée pour notre souper, et nous mangeâmes avec appétit. Nous avions grand besoin aussi de sécher nos vêtements. Plusieurs hommes avaient été blessés. Ils furent, tant bien que mal, pansés par leurs camarades, le docteur étant allé en avant avec l'atajo.

Nous demeurâmes quelques heures près du cañon. La tempête continuait à mugir autour de nous, et l'eau s'élevait de plus en plus. C'était justement ce que nous désirions. Nous regardions avec une vive satisfaction le flot monter à une telle hauteur que, Rubé l'assurait, la rivière ne pourrait pas reprendre son niveau avant un intervalle de plusieurs heures. Le moment vint enfin de reprendre notre course. Il était près de minuit quand nous montâmes à cheval. La pluie avait presque effacé les traces laissées par le détachement d'El-Sol ; mais la plupart des hommes de la troupe étaient d'excellents guides, et Rubé, prenant la tête, nous conduisit au grand trot. De temps en temps la lueur d'un éclair nous montrait les pas des mules marqués dans la boue, et le pic blanc qui nous servait de point de mire. Nous marchâmes toute la nuit. Une heure après le lever du soleil, nous rejoignions l'atajo, près de la base de la montagne neigeuse. Nous fîmes halte dans un des défilés, et, après quelques instants employés à déjeuner, nous continuâmes notre voyage à travers la sierra. La route conduisait, par une ravine desséchée, vers une plaine ouverte qui s'étendait à perte de vue à l'est et à l'ouest. C'était un désert.

* * * *

Je n'entrerai pas dans le détail de tous les événements qui marquèrent la traversée de cette terrible Jornada. Ces événements étaient du même genre que ceux que nous avions essuyés dans les déserts de l'ouest. Nous eûmes à souffrir de la soif, car il nous fallut faire une traite de 60 milles sans eau. Nous traversâmes des plaines couvertes de sauge où pas un être vivant ne troublait la monotonie mortelle de l'immensité qui nous environnait. Nous fûmes obligés de faire cuire nos aliments sans autre combustible que l'artemisia. Puis nos provisions s'épuisèrent, et les mules de bagages tombèrent l'une après l'autre sous le couteau des chasseurs affamés. Plusieurs nuits, nous dûmes nous passer de feu. Nous n'osions plus en allumer, car, bien que l'ennemi ne se fût pas encore montré, nous savions qu'il devait être sur nos traces. Nous avions voyagé avec une telle rapidité qu'il n'avait pu encore parvenir à nous rejoindre. Pendant trois jours, nous nous étions dirigés vers le sud-est. Le soir du troisième jour, nous découvrîmes les sommets des Mimbres, à la bordure orientale du désert. Les pics de ces montagnes étaient bien connus des chasseurs et servirent désormais à diriger notre marche. Nous nous approchions des Mimbres en suivant une diagonale.

Notre intention était de traverser la sierra par la route de la Vieille-Mine, l'ancien établissement, si prospère autrefois, de notre chef. Pour lui, chaque détail du paysage était un souvenir. Je remarquai que son ardeur lui revenait à mesure que nous avancions. Au coucher du soleil, nous atteignîmes la tête de la Barranca del oro, une crevasse immense qui traversait la plaine où était assise la mine déserte. Cet abîme, qui semblait avoir été ouvert par quelque tremblement de terre, présentait une longueur de vingt milles. De chaque côté il y avait un chemin, le sol était plat et s'étendait jusqu'au bord même de la fissure béante. À peu près à moitié chemin de la mine, sur la rive gauche, le guide connaissait une source, et nous nous dirigeâmes de ce côté avec l'intention de camper près de l'eau.

Nous marchions péniblement. Il était près de minuit quand nous atteignîmes la source. Nos chevaux furent dételés et attachés au milieu de la plaine. Séguin avait résolu que nous nous reposerions là plus longtemps qu'à l'ordinaire. Il se sentait rassuré en approchant de ce pays qu'il connaissait si bien. Il y avait un bouquet de cotonniers et de saules qui bordaient la source, nous allumâmes notre feu au milieu de ce bois. Une mule fut encore sacrifiée à la divinité de la faim, et les chasseurs, Après s'être repus de cette viande coriace, s'étendirent sur le sol et s'endormirent. L'homme préposé à la garde des chevaux resta seul debout, s'appuyant sur son rifle, près de la caballada. J'étais couché près du feu, la tête appuyée sur ma selle ; Séguin était près de moi avec sa fille. Les jeunes filles mexicaines et les Indiennes captives étaient pelotonnées à terre, enveloppées dans leurs tilmas et leurs couvertures rayées. Toutes dormaient ou semblaient dormir.

Comme les autres, j'étais épuisé de fatigue ; mais l'agitation de mes pensées me tenait éveillé. Mon esprit contemplait l'avenir brillant. Bientôt, – pensai-je, – bientôt je serai délivré de ces horribles scènes ; bientôt il me sera permis de respirer une atmosphère plus pure, près de ma bien-aimée Zoé. Charmante Zoé ! Dans deux jours je vous retrouverai, je vous serrerai dans mes bras, je sentirai la douce pression de vos lèvres chéries, je vous appellerai : mon amour ! mon bien ! ma vie ! Nous reprendrons nos promenades dans le jardin silencieux, sous les allées qui bordent la rivière ; nous nous assiérons encore sur les bancs couverts de mousse, pendant les heures tranquilles du soir ; nous nous répéterons ces mots brûlants qui font battre nos cœurs d'un bonheur si profond ! Zoé, innocente enfant ! pure comme les anges ! Cette question d'une ignorance enfantine : « Henri, qu'est-ce que le mariage ? » Ah ! douce Zoé ! vous l'apprendrez bientôt ! Quand donc pourrai-je vous l'enseigner ? Quand donc serez-vous mienne ? mienne pour toujours ! Zoé ! Zoé ! êtes-vous éveillée ? êtes-vous étendue sur votre lit en proie à l'insomnie, ou suis-je présent dans vos rêves ? Aspirez-vous après mon retour comme j'y aspire moi-même ? Oh ! quand donc la nuit sera-t-elle passée ! Je ne puis prendre aucun repos ; j'ai besoin de marcher, de courir sans cesse et sans relâche, en avant, toujours en avant !

Mon œil était arrêté sur la figure d'Adèle, éclairée par la lueur du feu. J'y retrouvais les traits de sa sœur : le front noble, élevé, les sourcils arqués et les narines recourbées ; mais la fraîcheur du teint n'y était plus ; le sourire de l'innocence angélique avait disparu. Les cheveux étaient noirs, la peau brunie. Il y avait dans le regard une fermeté et une expression sauvage, acquises, sans aucun doute, par la contemplation de plus d'une scène terrible. Elle était toujours belle, mais ce n'était plus la beauté éthérée de ma bien-aimée. Son sein était soulevé par des pulsations brèves et irrégulières. Une ou deux fois, pendant que je la regardais, elle s'éveilla à moitié, et murmura quelques mots dans la langue des Indiens. Son sommeil était inquiet et agité. Pendant le voyage, Séguin avait veillé sur elle avec toute la sollicitude d'un père ; mais elle avait reçu ses soins avec indifférence, et tout au plus avait-elle adressé un froid remercîment. Il était difficile d'analyser les sentiments qui l'agitaient. La plupart du temps elle restait immobile et gardait le silence. Le père avait cherché une ou deux fois à réveiller en elle quelque souvenir de son enfance, mais sans aucun succès ; et chaque fois il avait dû, le cœur rempli de tristesse, renoncer à ses efforts. Je le croyais endormi, je me trompais. En le regardant plus attentivement, je vis qu'il avait les yeux fixés sur sa fille avec un intérêt profond, et prêtait l'oreille aux phrases entrecoupées qui s'échappaient de ses lèvres. Il y avait dans son regard une expression de chagrin et d'anxiété qui me toucha jusqu'aux larmes. Parmi les quelques mots, inintelligibles pour moi, qu'Adèle avait murmurés tout endormie, j'avais saisi le nom de « Dacoma ». Je vis Séguin tressaillir à ce nom.

– Pauvre enfant ! dit-il, voyant que j'étais éveillé, elle rêve ; elle a des songes agités. J'ai presque envie de l'éveiller.

– Elle a besoin de repos, répondis-je.

– Oui ; mais repose-t-elle ainsi ? Écoutez ! encore Dacoma.

– C'est le nom du chef captif.

– Oui. Ils devaient se marier, conformément à la loi indienne.

– Mais comment savez-vous cela ?

– Par Rubé. Il l'a entendu dire pendant qu'il était prisonnier dans leur ville.

– Et l'aimait-elle, pensez-vous ?

– Non ; il est clair que non. Elle avait été adoptée comme fille par le chef-médecin et Dacoma la réclamait pour épouse.

Moyennant certaines conditions, elle lui aurait été livrée. Elle le redoutait et ne l'aimait pas, les paroles entrecoupées de son rêve en font foi. Pauvre enfant ! quelle triste destinée que la sienne !

– Encore deux journées de marche et ses épreuves seront terminées. Elle sera rendue à la maison paternelle, à sa mère.

– Ah ! si elle reste dans cet état, le cœur de ma pauvre Adèle en sera brisé !

– Ne craignez pas cela, mon ami. Le temps lui rendra la mémoire. Il me semble avoir entendu parler d'une histoire semblable arrivée dans les établissements frontières du Mississipi.

– Oh ! sans doute ; il y en a eu beaucoup de semblables. Espérons que tout se passera bien.

– Une fois chez elle, les objets qui ont entouré son enfance feront vibrer quelque corde du souvenir. Elle peut encore se rappeler tout le passé. Ne le croyez-vous pas ?

– Espérons ! espérons !

– En tout cas, la société de sa mère et de celle sa sœur effaceront bientôt les idées de la vie sauvage. Ne craignez rien ! Elle redeviendra votre fille encore.

Je disais tout cela dans le but de le consoler. Séguin ne répondit rien ; mais je vis que sa figure conservait la même expression de douleur et d'inquiétude. Mon cœur n'était pas non plus exempt d'alarmes. De noirs pressentiments commençaient à m'agiter sans que j'en pusse définir la cause. Ses pensées étaient-elles du même genre que les miennes ?

– Combien de temps nous faut-il encore, demandai-je, pour atteindre votre maison du Del-Norte ?

Je ne sais pourquoi je fis alors cette question. Craignais-je encore que nous pussions être atteints par l'ennemi qui nous poursuivait ?

– Nous pouvons arriver après-demain soir, répondit-il. Fasse le ciel que nous les retrouvions en bonne santé !

Je tressaillis à ces mots. Ils me dévoilaient la cause de mes inquiétudes ; c'était là le vrai motif de mes vagues pressentiments.

– Vous avez des craintes ? demandai-je avidement.

– J'ai des craintes.

– Des craintes. De quoi ? de qui ?

– Des Navajoès.

– Des Navajoès ?

– Oui. Je suis inquiet depuis que je les ai vus se diriger à l'est du Pinon. Je ne puis comprendre pourquoi ils ont pris cette direction, à moins d'admettre qu'ils méditaient une attaque contre les établissements qui bordent la vieille route des Llanos. Sinon, je crains qu'ils n'aient fait une descente dans la vallée d'El-Paso, peut-être sur la ville elle-même. Une chose peut les avoir empêché d'attaquer la ville ; c'est le départ de la troupe de Dacoma, qui les a trop affaiblis pour tenter cette entreprise ; mais le danger n'en sera devenu que plus grand pour les petits établissements qui sont au nord et au sud de cette ville.

Le malaise que j'avais ressenti jusque-là sans m'en rendre compte, provenait d'un mot qui était échappé à Séguin à la source du Pinon. Mon esprit avait creusé cette idée, de temps en temps, pendant que nous traversions le désert ; mais comme il n'avait plus parlé de cela depuis, je pensai qu'il n'y attachait pas grande importance. Je m'étais grandement trompé.

– Il est plus que probable, continua-t-il, que les habitants d'El-Paso auront pu se défendre. Ils se sont battus déjà avec plus de courage que ne le font d'ordinaire les habitants des autres villes ; aussi, depuis assez longtemps, ils ont été exempts du pillage, en partie à cause de cela, en partie à cause de la protection qui résultait pour eux du voisinage de notre bande, pendant ces derniers temps, circonstance parfaitement connue des sauvages. Il est à espérer que la crainte de nous rencontrer aura empêché ceux-ci de pénétrer dans la jornada, au nord de la ville. S'il en est ainsi, les nôtres auront été préservés.

– Dieu veuille qu'il en soit ainsi ! m'écriai-je.

– Dormons, ajouta Séguin, peut-être nos craintes sont-elles chimériques, et, en tout cas, elles ne servent à rien. Demain nous reprendrons notre course, sans plus nous arrêter, si nos bêtes peuvent y suffire. Reposez-vous, mon ami ; vous n'avez pas trop de temps pour cela.

Ce disant, il appuya sa tête sur sa selle, et s'arrangea pour dormir. Peu d'instants après, comme si cela eût été un acte de sa volonté, il parut plongé dans un profond sommeil. Il n'en fut pas de même pour moi. Le sommeil avait fui mes paupières ; j'étais dans l'agitation de la fièvre ; j'avais le cerveau rempli d'images effrayantes. Le contraste entre ces idées terribles et les rêveries de bonheur, auxquelles je venais de me livrer quelques instants auparavant, rendait mes appréhensions encore plus vives. Je me représentai les scènes affreuses qui, peut-être, s'accomplissaient dans ce moment même ; ma bien-aimée se débattant entre les bras d'un sauvage audacieux ; car les Indiens du Sud, je le savais, n'étaient nullement doués de ces délicatesses chevaleresques, de cette réserve froide qui caractérisent les peaux rouges des forêts. Je la voyais entraînée en esclavage, devenant la squaw de quelque Indien brutal, et dans l'agonie de ces pensées, je me dressai sur mes pieds, et me mis à courir à travers la prairie. À moitié fou, je marchais sans savoir où j'allais. J'errai ainsi pendant plusieurs heures, sans me rendre compte du temps. Je m'arrêtai au bord de la barranca. La lune brillait, mais l'abîme béant, ouvert à mes pieds, était rempli d'ombre et de silence. Mon œil ne pouvait en percer les ténèbres. À une grande distance au-dessus de moi j'apercevais le camp et la caballada ; mes forces étaient épuisées, et donnant cours à ma douleur, je m'assis sur le bord même de l'abîme. Les tortures aiguës qui m'avaient donné des forces jusque-là firent place à un sentiment de profonde lassitude. Le sommeil vainquit la douleur : je m'endormis.

Share on Twitter Share on Facebook