XLI L'ENNEMI.

Je dormis peut-être une heure ou une heure et demie. Si mes rêves eussent été des réalités, ils auraient rempli l'espace d'un siècle. L'air frais du matin me réveilla tout frissonnant. La lune était couchée ; je me rappelais l'avoir vue tout près de l'horizon quand le sommeil m'avait pris. Néanmoins, il ne faisait pas très nuit, et je voyais très loin à travers la brume.

– Peut-être est-ce l'aube, pensai-je, et je me tournai du côté de l'est.

En effet, une ligne de lumière bordait l'horizon de ce côté. Nous étions au matin. Je savais que l'intention de Séguin était de partir de très bonne heure, et j'allais me lever, lorsque des voix frappèrent mon oreille. J'entendais des phrases courtes, comme des exclamations, et le bruit d'une troupe de chevaux sur le sol ferme de la prairie.

– Ils sont levés, pensai-je, et se préparent à partir.

Dans cette persuasion, je me dressai sur mes pieds, et hâtai ma course vers le camp. Au bout de dix pas, je m'aperçus que le bruit des voix venait de derrière moi. Je m'arrêtai pour écouter. Plus de doute, je m'en éloignais.

– Je me suis trompé de direction ! dis-je en moi-même, et je m'avançai au bord de la barranca pour m'en assurer.

Quel fut mon étonnement lorsque je reconnus que j'étais bien dans la bonne voie, et que cependant le bruit provenait de l'autre côté ! Ma première idée fut que la troupe m'avait laissé là et s'était mise en route.

– Mais non ; Séguin ne m'aurait pas ainsi abandonné. Ah ! Il a sans doute envoyé quelques hommes à ma recherche, ce sont eux.

Je criai : Holà ! pour leur faire savoir où j'étais. Pas de réponse. Je criai de nouveau plus fort que la première fois. Le bruit cessa immédiatement. J'imaginais que les cavaliers prêtaient l'oreille, et je criai une troisième fois de toutes mes forces. Il y eut un moment de silence ; puis, j'entendis le murmure de plusieurs voix et le bruit du galop des chevaux qui venaient vers moi. Je m'étonnais de ce que personne n'eût encore répondu à mon appel ; mais mon étonnement fit place à la consternation quand je m'aperçus que la troupe qui s'approchait était de l'autre côté de la barranca. Avant que je fusse revenu de ma surprise, les cavaliers étaient en face de moi et s'arrêtaient sur le bord de l'abîme. J'en étais séparé par la largeur de la crevasse, environ trois cents yards, mais je les voyais très distinctement à travers la brume légère. Ils paraissaient être une centaine ; à leurs longues lances, à leurs têtes emplumées, à leurs corps demi-nus, je reconnus, au premier coup d'œil, des Indiens.

Je ne cherchai pas à en savoir davantage : je m'élançai vers le camp de toute la vitesse de mes jambes. Je vis, de l'autre côté, les cavaliers qui galopaient parallèlement. En arrivant à la source, je trouvai les chasseurs, pris au dépourvu, et s'élançant sur leurs selles. Séguin et quelques autres étaient allés au bord de la crevasse, et regardaient d'un autre côté. Il n'y avait plus à penser à une retraite immédiate pour éviter d'être vus, car l'ennemi, à la faveur du crépuscule, avait déjà pu reconnaître la force de notre troupe.

Quoique les deux bandes ne fussent séparées que par une distance de trois cents yards, elles avaient à parcourir au moins vingt milles avant de pouvoir se rencontrer. En conséquence, Séguin et les chasseurs avaient le temps de se reconnaître. Il fut donc résolu qu'on resterait où l'on était, jusqu'à ce qu'on pût savoir à qui nous avions affaire. Les Indiens avaient fait halte de l'autre côté, en face de nous, et restaient en selle, cherchant à percer la distance. Ils semblaient surpris de cette rencontre. L'aube n'était pas encore assez claire pour qu'ils pussent distinguer qui nous étions. Bientôt le jour se fit : nos vêtements, nos équipages nous firent reconnaître, et un cri sauvage, le cri de guerre des Navajoès, traversa l'abîme.

– C'est la bande de Dacoma ! cria une voix. Ils ont pris le mauvais côté de la crevasse.

– Non, cria un autre ; ils ne sont pas assez nombreux pour que ce soit la bande de Dacoma. Ils ne sont pas plus d'une centaine.

– L'eau a peut-être emporté le reste, – suggéra celui qui avait parlé le premier.

Wagh ! comment auraient-ils pu manquer notre piste qui est aussi claire qu'une voie de wagons ? Ça ne peut pas être eux.

– Qui donc, alors ? Ce sont des Navagh : je les reconnaîtrais les yeux fermés.

– C'est la bande du premier chef, dit Rubé, qui arrivait en ce moment. Regardez, là-bas, le vieux gredin lui-même sur son cheval moucheté.

– Vous croyez que ce sont eux, Rubé ? demanda Séguin.

– Sûr et certain, cap'n.

– Mais où est le reste de la bande ? Ils ne sont pas tous là.

– Ils ne sont pas loin, pour sûr. St ! st ! je les entends qui viennent.

– Là-bas, une masse ! Regardez camarades, regardez !

À travers le brouillard qui commençait à s'élever, nous voyions s'avancer un corps nombreux et épais de cavaliers. Ils accouraient en criant, en hurlant, comme s'ils eussent conduit un troupeau de bétail. En effet, quand le brouillard se fut dissipé, nous vîmes une grande quantité de chevaux, de bêtes à cornes et des moutons, couvrant la plaine à une grande distance. Derrière venaient les Indiens à cheval, qui galopaient çà et là, pressant les animaux avec leurs lances et les poussant en avant.

– Seigneur Dieu ! en voilà un butin ! s'écria un des chasseurs.

– Oui, les gaillards ont fait quelque chose, eux, dans leur expédition. Nous, nous revenons les mains vides comme nous sommes partis. Wagh !

Jusqu'à ce moment, j'avais été occupé à harnacher mon cheval, et j'arrivais alors. Mes yeux ne se portèrent ni sur les Indiens ni sur les bestiaux capturés. Autre chose attirait mes regards, et le sang me refluait au cœur. Loin, en arrière de la troupe qui s'avançait, un petit groupe séparé se montrait. Les vêtements légers flottant au vent indiquaient que ce n'étaient pas des indiens. C'étaient des femmes captives ! Il paraissait y en avoir environ une vingtaine, mais je m'inquiétai peu de leur nombre. Je vis qu'elles étaient à cheval et que chacune d'elles était gardée par un Indien également à cheval. Le cœur palpitant, je les regardai attentivement l'une après l'autre ; mais la distance était trop grande pour distinguer les traits. Je me tournai vers notre chef. Il avait l'œil appliqué à sa lunette. Je le vis tressaillir ; ses joues devinrent pâles, ses lèvres s'agitèrent convulsivement, et la lunette tomba de ses mains sur le sol. Il s'affaissa sur lui-même d'un air égaré en s'écriant :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! vous m'avez encore frappé !

Je ramassai la lunette pour m'assurer de la vérité. Mais je n'eus pas besoin de m'en servir. Au moment où je me relevais, un animal qui courait le long du bord opposé frappa mes yeux.

C'était mon chien Alp ! je portai la lunette à mes yeux, et un instant après, je reconnaissais la figure de ma bien-aimée. Elle me paraissait si rapprochée que je pus à peine m'empêcher de l'appeler. Je distinguais ses beaux traits couverts de pâleur, ses joues baignées de larmes, sa riche chevelure dorée qui pendait, dénouée, sur ses épaules, tombant jusque sur le cou de son cheval. Elle était couverte d'un sérapé. Un jeune Indien marchait à côté d'elle, monté sur un magnifique étalon, et vêtu d'un uniforme de hussard mexicain. Je ne regardais qu'elle et cependant du même coup d'œil j'aperçus sa mère au milieu des captives placées derrière.

Le troupeau des chevaux et des bestiaux passa, et les femmes, accompagnées de leurs gardes, arrivèrent en face de nous. Les captives furent laissées en arrière dans la prairie, pendant que les guerriers s'avançaient pour rejoindre ceux de leurs camarades qui s'étaient arrêtés sur le bord de la barranca. Il était alors grand jour. Le brouillard s'était dissipé, et les deux troupes ennemies s'observaient d'un bord à l'autre de l'abîme.

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