X LA JORNADA DEL MUERTE

Au bout de deux heures, nous avions atteint le passage de Fra-Cristobal. Là, la route s'éloigne de la rivière et pénètre dans le désert sans eau. Nous entrons dans le gué peu profond et nous traversons sur la rive orientale. Nous remplissons nos outres avec grand soin, et nous laissons nos bêtes boire à discrétion. Après une courte halte pour nous rafraîchir nous-mêmes, nous reprenons notre marche. Quelques milles sont à peine franchis que nous pouvons vérifier la justesse du nom donné à ce terrible désert. Le sol est jonché d'ossements d'animaux divers. Il y a aussi des ossements humains. Ce sphéroïde blanc, marbré de rainures grises et dentelées, c'est un crâne humain : il est placé près du squelette d'un cheval. Le cheval et l'homme sont tombés, ensemble, et ensemble leurs cadavres sont devenus la proie des loups. Au milieu de leur course altérée, ils avaient été abattus par le désespoir, ignorant que l'eau n'était plus éloignée d'eux que d'un seul effort de plus ! Nous rencontrons le squelette d'une mule, avec son bât encore bouclé, et une vieille couverture longtemps battue par les vents. D'autres objets, évidemment apportés là par la main de l'homme, frappent nos yeux à mesure que nous avançons. Un bidon brisé, des tessons de bouteilles, un vieux chapeau, un morceau de couverture de selle, un éperon couvert de rouille, une courroie rompue et tant d'autres vestiges se trouvent sous nos pas et racontent de lamentables histoires. Et nous n'étions encore que sur le bord du désert. Nous venions de nous rafraîchir. Qu'adviendrait-il de nous quand, ayant traversé, nous approcherions de la rive opposée ? Étions-nous destinés à laisser des souvenirs du même genre !

De tristes pressentiments venaient nous assaillir, lorsque nos yeux mesuraient la vaste plaine aride qui s'étendait à l'infini devant nous. Nous ne craignions pas les Apaches. La nature elle-même était notre plus redoutable ennemi. Nous marchions en suivant les traces des wagons. La préoccupation nous rendait muets. Les montagnes de Cristobal s'abaissaient derrière et nous avions presque perdu la terre de vue. Nous apercevions bien les sommets de la Sierra-Blanca, au loin, tout au loin à l'est ; mais devant nous, au sud, l'œil n'était arrêté par aucun point saillant, par aucune limite. La chaleur commençait à être excessive. J'avais prévu cela au moment du départ, sentant que la matinée avait été très froide, et voyant la rivière couverte de brouillards. Dans tout le cours de mes voyages à travers toutes sortes de climats, j'ai remarqué que de telles matinées pronostiquent des heures brûlantes pour le milieu du jour. Les rayons du soleil deviennent de plus en plus torrides à mesure qu'il s'élève. Un vent violent souffle, mais il n'apporte aucune fraîcheur. Au contraire ; il soulève des nuages de sable brûlant et nous les lance à la face. Il est midi. Le soleil est au zénith. Nous marchons péniblement à travers le sable mouvant. Pendant plusieurs milles nous n'apercevons aucun signe de végétation. Les traces des wagons ne peuvent plus nous guider : le vent les a effacées.

Nous entrons dans une plaine couverte d'artemisia et de hideux buissons de plantes grasses. Les branches tordues et entrelacées entravent notre marche. Pendant plusieurs heures, nous chevauchons à travers des fourrés de sauge amère, et nous atteignons enfin une autre région, une plaine sablonneuse et ondulée. De longs chaînons arides descendent des montagnes et semblent s'enfoncer dans les vagues du sable amoncelé de chaque côté. Nous ne sommes plus entravés par les feuilles argentées de l'artemisia. Nous ne voyons devant nous que l'espace sans limite, sans chemins tracés et sans arbres. La réverbération de la lumière par la surface unie du sol nous aveugle. Le vent souffle moins fort, et de noirs nuages flottant dans l'air s'éloignent lentement. Tout à coup nous nous arrêtons frappés d'étonnement. Une scène étrange nous environne. D'énormes colonnes de sable soulevé par des tourbillons de vent s'élèvent verticalement jusqu'aux nuages. Ces colonnes se meuvent çà et là à travers la plaine. Elles sont jaunes et lumineuses. Le soleil brille à travers les cristaux voltigeants. Elles se meuvent lentement, mais s'approchent incessamment de nous. Je les considère avec un sentiment de terreur. J'ai entendu raconter que des voyageurs, enlevés dans leur tourbillonnement rapide, ont été précipités de hauteurs effrayantes sur le sol. La mule de bagages, effrayée du phénomène, brise son licol et s'échappe vers les hauteurs. Godé s'élance à sa poursuite. Je reste seul. Neuf ou dix gigantesques colonnes se montrent à présent, rasant la plaine, et m'environnent de leur cercle. Il semble que ce soient des êtres surnaturels, créatures d'un monde de fantômes, animés par le démon. Deux d'entre elles s'approchent l'une de l'autre. Un choc court et violent provoque leur mutuelle destruction ; le sable retombe sur la terre, et un nuage de poussière flotte au-dessus, se dissipant peu à peu. Plusieurs se sont rapprochées de moi et me touchent presque. Mon chien hurle et aboie. Le cheval souffle avec effroi et frissonne entre mes jambes, en proie à une profonde terreur. Interdit, incertain, je reste sur ma selle, attendant l'événement avec une anxiété inexprimable. Mes oreilles sont remplies d'un bourdonnement pareil au bruit d'une grande machine ; mes yeux sont frappés d'éblouissements au milieu desquels se mêlent toutes les couleurs ; mon cerveau est en ébullition. D'étranges apparitions voltigent devant moi. J'ai le délire de la fièvre. Les courants chargés se rencontrent et se heurtent dans leur terrible tourbillonnement. Je me sens saisi par une force invincible et arraché de ma selle. Mes yeux, ma bouche, mes oreilles sont remplis de poussière. Le sable, les pierres et les branches d'arbres me fouettent la figure, je suis lancé avec violence contre le sol.

Un moment, je reste immobile, à moitié enseveli et aveugle. Je sens que d'épais nuages de sable roulent au-dessus de moi. Je ne suis ni blessé, ni contusionné ; j'essaie de regarder autour de moi, mais il m'est impossible de rien distinguer ; je ne puis ouvrir mes yeux, qui me font horriblement souffrir. J'étends les bras, cherchant après mon cheval. Je l'appelle par son nom. Un petit cri plaintif me répond. Je me dirige du côté d'où vient ce cri, et je pose ma main sur l'animal. Il gît couché sur le flanc. Je saisis la bride et il se relève ; mais je sens qu'il tremble comme la feuille. Pendant près d'une demi-heure, je reste auprès de sa tête, débarrassant mes yeux du sable qui les remplit, et attendant que le simoun soit passé. Enfin l'atmosphère s'éclaircit, et le ciel se dégage ; mais le sable, encore agité le long des collines, me cache la surface de la plaine. Godé a disparu. Sans doute il est dans les environs ; je l'appelle à haute voix ; j'écoute, pas de réponse. De nouveau j'appelle avec plus de force… rien ; rien que le sifflement du vent. Aucun indice de la direction qu'il a pu prendre ! Je remonte à cheval et parcours la plaine dans tous les sens. Je décrivis un cercle d'un mille environ, en l'appelant à chaque instant. Partout le silence et aucune trace sur le sol. Je courus pendant une heure, galopant d'une colline à l'autre, mais sans apercevoir aucun vestige de mon camarade ou des mules. J'étais désespéré. J'avais crié jusqu'à extinction. Je ne pouvais pas pousser plus loin mes recherches. Ma gorge était en feu ; je voulus boire ! Mon Dieu ! ma gourde était brisée, et la mule de bagage avait emporté les outres. Les morceaux de la calebasse pendaient encore après la courroie, et les dernières gouttes de l'eau qu'elle avait contenue coulaient le long des flancs de mon cheval. Et j'étais à cinquante milles de l'eau !

Vous ne pouvez comprendre toute l'horreur de cette situation, vous qui vivez dans des contrées septentrionales, sur une terre remplie de lacs, de rivières et de sources limpides. Vous n'avez jamais ressenti la soif. Vous ne savez pas ce que c'est que d'être privé d'eau ! Elle coule pour vous de toutes les hauteurs, et vous êtes blasé sur ses qualités. Elle est trop crue ; elle est trop fade ; elle n'est pas assez limpide. Il n'en est pas ainsi pour l'habitant du désert, pour celui qui voyage à travers l'océan des prairies. L'eau est le principal objet de ses soins, de son éternelle inquiétude : l'eau est la divinité qu'il adore. Il peut lutter contre la faim tant qu'il lui reste un lambeau de ses vêtements de cuir. Si le gibier manque, il peut attraper des marmottes, chasser le lézard et ramasser les grillons de la prairie. Il peut se procurer toutes sortes d'aliments. Donnez-lui de l'eau, il pourra vivre et se tirer d'affaire ; avec du temps il atteindra la limite du désert. Privé d'eau, il essayera de mâcher une bille ou une pierre de calcédoine ; ouvrira les cactus sphéroïdaux et fouillera les entrailles du buffalo sanglant ; mais il finira toujours par mourir. Sans eau, eut-il d'ailleurs des provisions en abondance, il faut qu'il meure. Ah vous ne savez pas ce que c'est que la soif ! C'est une terrible chose. Dans les sauvages déserts de l'ouest c'est la soif qui tue.

Il était tout naturel que je fusse en proie au désespoir. Je pensais avoir atteint environ le milieu de la Jornada. Je savais que, sans eau, il me serait impossible d'atteindre l'autre extrémité. L'angoisse m'avait déjà saisi ; ma langue était desséchée et ma gorge se contractait. La fièvre et la poussière du désert augmentaient encore mes souffrances. Le besoin, l'atroce besoin de boire, m'accablait d'incessantes tortures. Ma présence d'esprit m'avait abandonné et j'étais complètement désorienté. Les montagnes, qui jusqu'alors nous avaient servi de guide, semblaient maintenant se diriger dans tous les sens. J'étais embrouillé au milieu de toutes ces chaînes de collines. Je me rappelais avoir entendu parler d'une fontaine l'Ojo del Muerto, qui, disait-on, se trouvait à l'ouest de la route. Quelquefois il y avait de l'eau dans cette fontaine ; d'autres fois il était arrivé que des voyageurs l'avaient trouvée complètement à sec, et avaient laissé leurs os sur ses bords. Voilà du moins ce qu'on racontait à Socorro. Pendant quelques minutes, je restai indécis ; puis, tirant presque machinalement la rêne droite, je dirigeai mon cheval vers l'ouest. Je voulais d'abord chercher la fontaine, et si je ne la trouvais pas, pousser vers la rivière. C'était revenir sur mes pas, mais il me fallait de l'eau sous peine de mort. Je me laissais aller sur ma selle, faible et vacillant, m'abandonnant à l'instinct de mon cheval. Je n'avais plus l'énergie nécessaire pour le conduire. Il me porta plusieurs milles vers l'ouest, car j'avais le soleil en face. Tout à coup je fus réveillé de ma stupeur. Un spectacle enchanteur frappait mes yeux. Un lac ! – Un lac, dont la surface brillait comme le cristal ! Étais-je bien sûr de le voir ? N'était-ce pas un mirage ? Non, ses contours étaient trop fortement arrêtés. Ils n'avaient pas cette apparence grêle et nuageuse qui caractérise le phénomène. Non ; ce n'était pas un mirage. C'était bien de l'eau !

Involontairement mes éperons pressèrent les flancs de mon cheval ; mais il n'avait pas besoin d'être excité. Il avait vu l'eau et se précipitait vers elle avec une énergie toute nouvelle. Un moment après, il était dedans jusqu'au ventre. Je m'élançai de ma selle et plongeai à mon tour, et j'étais sur le point de puiser l'eau avec le creux de mes mains, lorsque mon attention fut éveillée par l'attitude de mon cheval. Au lieu de boire avidement, il s'était arrêté, secouant la tête, et soufflant avec toutes les apparences du désappointement. Mon chien, lui aussi, refusait de boire et s'éloignait de la rive en se lamentant et en hurlant. Je compris ce que cela signifiait ; mais avec cette obstination qui repousse tous les témoignages et ne s'en rapporte qu'à l'expérience propre, je puisai quelques gouttes dans ma main et les portai à mes lèvres. L'eau était salée et brûlante ! J'aurais pu prévoir cela avant d'arriver au lac, car j'avais traversé des champs de sel qui l'environnaient comme d'une ceinture de neige ; mais, à ce moment, la fièvre me brûlait le cerveau et je n'avais plus ma raison. Il était inutile de rester là plus longtemps. Je sautai sur ma selle. Je m'éloignai du bord et de sa blanche ceinture de sel. Çà et là le sabot de mon cheval sonnait contre les ossements blanchis d'animaux, tristes restes de nombreuses victimes. Ce lac méritait bien son nom de Laguna del Muerto (lac de la mort). Je me dirigeai vers son extrémité méridionale, et pointai de nouveau vers l'ouest, dans l'espoir de gagner la rivière.

À dater de ce moment jusqu'à une époque assez éloignée, où je me trouvai placé au milieu d'une scène toute différente, ma mémoire ne me rappelle que des choses confuses ; quelques incidents, sans aucune liaison entre eux, mais se rapportant à des faits réels, sont restés dans mon souvenir. Ils sont mêlés dans mon esprit avec d'autres visions trop terribles et trop dépourvues de vraisemblance pour que je puisse les considérer autrement que comme des hallucinations de mon cerveau malade. Quelques-unes cependant étaient réelles. De temps en temps la raison avait dû me revenir, sous l'influence d'une espèce d'oscillation étrange de mon cerveau. Je me rappelle être descendu de cheval sur une hauteur. J'avais dû parcourir auparavant une longue route sans m'en rendre compte, car le soleil était près de l'horizon quand je mis pied à terre. C'était un point très élevé, au bord d'un précipice, et devant moi je voyais une belle rivière, coulant doucement à travers des bosquets verts comme l'émeraude. Il me semblait que ces bosquets étaient remplis d'oiseaux qui chantaient délicieusement. L'air était rempli de parfums et le paysage qui se déroulait devant moi m'offrait tous les enchantements d'un Élysée. Autour de moi tout paraissait lugubre, stérile et brûlé d'une intolérable chaleur. La soif qui me torturait était surexcitée encore par l'aspect de l'eau. Tout cela était réel : tout cela était exact.

* * * *

Il faut que je boive ! Il faut que j'atteigne la rivière ! c'est de l'eau douce et fraîche… Oh ! il faut que je boive ! Que vois-je ? Le rocher est à pic. Non, je ne puis descendre ici ; je descendrai plus facilement là-bas. – Qui est là ! – Qui êtes-vous, monsieur ?

– Ah ! c'est toi, mon brave Moro ; c'est toi, Alp, Venez ! Venez ! suivez-moi ! descendons ! descendons à la rivière ! – Ah ! Encore ce rocher maudit ! – Regardez comme cette eau est belle ! Elle nous sourit. On entend son joyeux clapotement ! Allons boire ! – Non, pas encore ; nous ne pouvons pas encore descendre. Il faut aller plus loin. Mon Dieu ! il n'est pas possible de sauter d'une telle hauteur ! mais il faut pourtant que nous apaisions notre soif ! Viens. Godé ! viens, Moro, mon vieil ami ! Alp ! Viens ! Allons ! nous atteindrons la rivière ; nous boirons. – Qui parle de Tantale ? Ah ! ah ! ce n'est pas moi ; ce n'est pas moi ! – Arrière ! démon ! ne me poussez pas ! – Arrière ! arrière ! Vous dis-je. – Oh !… Des formes étranges, des démons innombrables, dansent autour de moi et me tirent vers le bord du rocher. Je perds pied ; je me sens lancé dans l'air, puis tomber, tomber, et tomber encore, et cependant l'eau reste toujours à la même distance de moi, et je la vois au-dessous couler brillante au milieu des arbres verts….

* * * *

Je suis sur une roche, sur une masse de dimensions énormes ; mais elle n'est pas en repos ; elle se meut à travers l'espace, tandis que je reste immobile sur elle, étendu, râlant de désespoir et d'impuissance. C'est un aérolithe ! ce ne peut être qu'un aérolithe ! Grand Dieu ! quel choc quand il va rencontrer une planète ! Horreur ! horreur !

* * * *

Le soleil se soulève au-dessous de moi et oscille dans toutes les directions comme secoué par un tremblement de terre !

* * * *

La moitié de tout cela était réel ; la moitié était un rêve, un rêve du genre de ceux dans lesquels vous jettent les premières atteintes d'un empoisonnement.

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