XI ZOÉ

Je suis couché, et mes yeux suivent les contours des figures qui couvrent les rideaux. Ce sont des scènes de l'ancien temps ; des chevaliers revêtus de cottes de maille, le heaume sur la tête, et à cheval, dirigent les uns contre les autres des lances penchées, quelques-uns tombent de leur selle, atteints par le fer mortel. Il y a d'autres scènes encore ; de nobles dames, assises sur des palefrois flamands, suivent de l'œil le vol de l'émerillon. Elles sont entourées de leurs pages de service, qui tiennent en laisse des chiens de races curieuses et disparues. Peut-être n'ont-elles jamais existé que dans l'imagination de quelque artiste à la vieille mode : quoi qu'il en soit, je considère leurs formes étranges avec une sorte d'extase à moitié idiote. Les beaux traits des nobles dames me causent une vive impression. Sont-ils aussi le produit de l'imagination du peintre, ou ces divins contours représentent-ils le type du temps ? Dans ce dernier cas, il n'est pas étonnant que tant de corselets fussent faussés et tant de lances brisées pour gagner un de leurs sourires. Des baguettes de métal soutiennent les rideaux ; elles sont brillantes et se recourbent de manière à former un ciel de lit. Mes yeux courent le long de ces baguettes, analysant leur configuration et admirant, comme un enfant le pourrait faire, la régularité de leur courbure. Je ne suis pas chez moi. Toutes ces choses me sont étrangères. Cependant, – pensé-je, – j'ai déjà vu quelque chose de semblable ; mais où ? – Oh ! je sais ; avec de larges rayures tissées de soie ; c'était une couverture de Navajo ! – Où étais-je donc ? – dans le New-Mexico ? – Oui. – Maintenant je me souviens ! la Jornada ! – Mais comment suis-je venu ici ?

C'est un labyrinthe inextricable ; il m'est impossible d'en trouver le fil. Mes doigts ! comme ils sont blancs et effilés ! et mes ongles ! longs et bleus comme les griffes d'un oiseau ! Ma barbe est longue ! je la sens à mon menton ! Comment se fait-il que j'aie une barbe ? Je n'en ai jamais porté ; je veux la couper… Ces chevaliers ! comme ils se battent ! œuvre sanglante ! Celui-là, le plus petit, veut désarçonner l'autre. Oh ! quel élan prend son cheval et comme il est ferme en selle. Le cheval et le cavalier semblent ne faire qu'un seul être. Leurs âmes sont unies par un mystérieux lien. Le même sentiment les anime. En chargeant ainsi ils ne peuvent manquer de vaincre. Oh ! les belles dames ! Comme celle qui porte le faucon perché sur son poing est brillante ! comme elle est fière ! comme elle est charmante !… Fatigué, je m'endormis de nouveau.

* * * *

Mes yeux parcourent encore les scènes peintes sur les rideaux ; les chevaliers et les dames, les chiens de chasse, les faucons et les chevaux. Mes idées se sont éclaircies, et j'entends de la musique. Je reste silencieux et j'écoute. Ce sont des voix de femmes ; c'est un chant doux et délicatement modulé. L'une joue d'un instrument à cordes. Je reconnais les sons de la harpe espagnole, mais la musique est française ; c'est une chanson normande ; les paroles appartiennent à la langue de cette contrée romantique. Cela me cause une vive surprise, car la mémoire des derniers évènements m'est revenue, et je sais bien que je suis loin de la France.

La lumière éclairait mon lit, et, en détournant la tête, je m'aperçus que les rideaux étaient ouverts. J'étais couché dans une grande chambre, irrégulièrement, mais élégamment meublée. Des figures humaines étaient devant moi, les unes debout, les autres assises ; quelques-unes couchées sur le plancher ; d'autres occupaient des chaises ou des ottomanes ; toutes paraissaient absorbées dans quelque occupation. Il me semblait voir un assez grand nombre de personnes, six ou huit pour le moins. Mais c'était Une illusion ; je m'aperçus bientôt que ma rétine malade, doublait les objets, et que chaque chose m'apparaissait sous forme d'un couple dont une image était la reproduction de l'autre. Je m'efforçai de raffermir mon regard ; ma vue devint plus distincte et plus exacte. Alors je vis qu'il n'y avait que trois personnes dans la chambre, un homme et deux femmes. Je gardais le silence, ne sachant trop si cette scène ne constituait pas une nouvelle phase de mon rêve. Mes regards passaient d'une personne à l'autre sans s'arrêter sur aucune d'elles. La plus rapprochée de moi était une femme d'un âge mûr, assise sur une ottomane très basse. La harpe dont j'avais entendu les sons était devant elle, et elle continuait à en jouer. Elle devait avoir été, à ce qu'il me parut, d'une rare beauté dans sa jeunesse ; et elle était encore belle sous beaucoup de rapports. Elle avait conservé des traits pleins de noblesse, mais sa figure portait l'empreinte de souffrances morales plus qu'ordinaires. Les soucis plus que le temps avaient ridé le satin de ses joues. C'était une Française ; un ethnologiste pouvait l'affirmer à première vue. Les lignes caractéristiques de sa race privilégiée étaient facilement reconnaissables. Je ne pus m'empêcher de penser qu'il avait été un temps où les sourires de cette figure avaient dû faire battre plus d'un cœur. Le sourire avait disparu maintenant, et avait fait place à l'expression d'une tristesse profonde et sympathique. Cette mélancolie se faisait sentir aussi dans sa voix, dans son chant, dans chacune des notes qui s'échappaient des vibrations de l'instrument.

Mes regards se portèrent plus loin. Un homme, qui avait passé l'âge moyen était assis devant une table, à peu près au milieu de la chambre. Sa figure était tournée de mon côté, et sa nationalité n'était pas plus difficile à reconnaître que celle de la dame. Les joues vermeilles, le front large, le menton proéminent, la petite casquette verte à forme haute et conique, les lunettes bleues étaient autant de signes caractéristiques. C'était un Allemand. L'expression de sa physionomie n'était pas très intelligente ; mais il avait une de ces figures que l'on retrouve chez bien des hommes dont l'intelligence a brillé dans des recherches artistiques ou scientifiques de tout genre ; recherches profondes et merveilleuses, dues à des talents ordinaires fécondés par un travail extraordinaire ; travail herculéen qui ne connaît pas de repos : Pélion sur Ossa. L'homme que j'avais devant les yeux me sembla devoir être un de ces travailleurs infatigables. L'occupation à laquelle il se livrait était également caractéristique. Devant lui, sur la table, et autour de lui, sur le plancher, étaient étendus les objets de son étude : des plantes et des arbrisseaux de différentes espèces. Il était occupé à les classer, et les plaçait avec précaution entre les feuilles de son herbier. Il était clair que cet homme était un botaniste. Un regard jeté à droite détourna bien vite mon attention du naturaliste et de son travail. J'avais sous les yeux la plus charmante créature qu'il m'eût jamais été donné de voir ; mon cœur bondit dans ma poitrine et je me penchai avec effort en avant frappé d'admiration. L'iris dans tout son éclat, les teintes rosées de l'aurore, les brillantes nuances de l'oiseau de Junon, sont de belles et douces choses. Réunissez-les ; rassemblez toutes les beautés de la nature dans un harmonieux ensemble, et vous n'approcherez pas de la mystérieuse influence qu'exerce sur le cœur de celui qui la contemple l'aspect enchanteur d'une jolie femme. Parmi toutes les choses créées, il n'y a rien d'aussi beau, rien d'aussi ravissant qu'une jolie femme ! Cependant ce n'était point une femme qui tenait ainsi mon regard captif, mais une enfant, – une jeune fille, une jeune vierge, – à peine au seuil de la puberté, et prête à fleurir aux premiers rayons de l'amour.

Il me sembla que j'avais déjà vu cette figure. Je l'avais vue en, effet, un moment auparavant, lorsque je regardais la dame plus âgée. C'étaient les mêmes traits, et, si je puis ainsi parler, le même type transmis de la mère à la fille ; le même front élevé, le même angle facial, la même ligne du nez, droite comme un rayon de lumière, et la courbe des narines, délicatement dessinée en spirale, que l'on retrouve dans les médailles grecques. Leurs cheveux aussi étaient de la même couleur, d'un blond doré ; mais chez la mère l'or était mélangé de quelques fils d'argent. Les tresses de la jeune fille semblaient des rayons du soleil, tombant sur son cou et sur des épaules dont les blancs contours paraissaient avoir été taillés dans un bloc de Carrare. On trouvera sans doute que j'emploie un langage bien élevé, bien poétique. Il m'est impossible d'écrire ou de parler autrement sur ce sujet. Au reste, je m'arrête là, et je supprime des détails qui auraient peu d'intérêt pour le lecteur. En échange, accordez-moi la faveur de croire que la charmante créature, qui fit alors sur moi une impression désormais ineffaçable, était belle, était adorable.

– Ah ! il serait bien krande la gomblaisance, si matame et matemoiselle ils foulaient chouer la Marseillaise, la krante Marseillaise. Qu'en tit mein lieb fraulein ? (Ma chère demoiselle.)

– Zoé ! Zoé ! prends ta mandoline. Oui, docteur, nous allons jouer, pour vous faire plaisir. Vous aimez la musique, et nous aussi. Allons, Zoé.

La jeune fille, qui jusque-là avait suivi avec attention le travail du naturaliste, se dirigea vers un coin de la chambre, et décrochant un instrument qui ressemblait à une guitare, elle retourna s'asseoir près de sa mère. La mandoline fut mise d'accord avec la harpe, et les cordes des deux instruments retentirent des notes vibrantes de la Marseillaise. Il y avait quelque chose de particulièrement gracieux dans ce petit concert. L'accompagnement, autant que j'en pus juger, était parfaitement exécuté, et les voix, pleines de douceur, s'y harmonisaient admirablement. Mes yeux ne quittaient pas la jeune Zoé, dont la figure, animée par les fortes pensées de l'hymne, s'illuminait de rayons divins ; elle semblait une jeune déesse de la liberté jetant le cri : « Aux armes ! » Le botaniste avait interrompu son travail et prêtait l'oreille avec délices. À chaque retour de l'énergique appel : Aux armes, citoyens ! le brave homme battait des mains et frappait la mesure avec ses pieds sur le plancher. Le même enthousiasme qui, à cette époque, mettait toute l'Europe en rumeur éclatait dans tous ses traits.

– Où suis-je donc ! Des figures françaises, de la musique française, des voix françaises, la causerie française !-Car le botaniste s'était servi de cette langue, en s'adressant aux dames, bien qu'avec un fort accent des bords du Rhin, qui m'avait confirmé dans ma première impression, relativement à sa nationalité. – Où suis-je donc ? Mon œil errait tout autour de la chambre cherchant une réponse à cette question. Je reconnaissais le style de l'ameublement ; les chaises de campêche avec les pieds en croix, un rebozo, un pautaté de feuilles de palmier. Ah ! Alp ! Mon chien était couché sur le tapis près de mon lit, et il dormait.

– Alp !… Alp !…

– Oh ! maman ! maman ! écoutez ! l'étranger appelle.

Le chien s'était dressé ; et, posant ses pattes de devant sur le lit frottait son nez contre moi avec de joyeux petits cris. Je sortis une main de mon lit et le caressai en lui adressant quelques mots de tendresse.

– Oh ! maman ! maman ! il le reconnaît ! Voyez donc !

La dame se leva vivement et s'approcha du lit. L'Allemand me prit le poignet, et repoussa le Saint-Bernard qui était sur le point de s'élancer sur moi.

– Mon Dieu ! il est mieux. Ses yeux, docteur, quel changement !

Ya, ya ! beaugoup mieux ; pien beaugoup mieux. Hush ! arrière, tog ! En arrière, mon pon gien !

– Qui ?… quoi ?… dites-moi ?… où suis-je ? qui êtes-vous ?

– Ne craignez rien, nous sommes des amis. Vous avez été bien malade.

– Oui, oui ; nous sommes des amis, répéta la jeune fille…

– Ne craignez rien, nous veillerons sur vous. Voici le bon docteur, voici maman, et moi je suis…

– Un ange du ciel, charmante Zoé !

L'enfant me regarda d'un air émerveillé, et rougit en disant :

– Ah ! maman, il sait mon nom !

C'était le premier compliment qu'elle eût jamais reçu, inspiré par l'amour.

– C'est pon, madame ; il est pien beaugoup mieux ; il sera pientôt tepout, maindenant. Ote-toi de là, mon pon Alp ! Ton maître il fa pien ; pon gien : à pas ! à pas !

– Peut-être, docteur, ferions-nous bien de le laisser. Le bruit…

– Non, non ! je vous en prie, restez avec moi. La musique ! voulez-vous jouer encore ?

– Oui, la musique, elle est très ponne, très ponne pour la malatie.

– Oh ! maman, jouons alors.

La mère et la fille reprirent leurs instruments et recommencèrent à jouer. J'écoutais les douces mélodies, couvant les musiciennes du regard. À la longue, mes paupières s'appesantirent, et les réalités qui m'entouraient se perdirent dans les nuages du rêve.

Mon rêve fut interrompu par la cessation brusque de la musique. Je crus entendre, à moitié endormi, que l'on ouvrait la porte.

Quand je regardai à la place occupée peu d'instants avant par les exécutants, je vis qu'ils étaient partis. La mandoline avait été posée sur l'ottomane, mais Elle n'était plus là. Je ne pouvais pas, de la place que j'occupais, voir la chambre tout entière ; mais j'entendis que quelqu'un était entré par la porte extérieure. Les paroles tendres, que l'on échange quand un voyageur chéri rentre chez lui, frappèrent mon oreille. Elles se mêlaient au bruit particulier des robes de soie froissées. Les mots : « Papa ! – Ma bonne petite Zoé ! » ceux-ci, articulés par une voix d'homme, se firent entendre. Ensuite vinrent des explications échangées à voix basse et que je ne pouvais saisir. Quelques minutes s'écoulèrent ; j'écoutai en silence. On marchait dans la salle d'entrée. Un cliquetis d'éperons accompagnait le bruit sourd des bottes sur le plancher. Les pas se firent entendre dans la chambre et s'approchèrent de mon lit. Je me retournai ; je levai les yeux ; le chasseur de chevelures était devant moi !

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