XLIV UN TRAITÉ ORAGEUX.

Dans la barranca même se trouvait la mine. Les puits d'extraction laborieusement creusés dans le roc, de chaque coté, semblaient autant de caves. Un petit ruisseau partageait la ravine en deux et se frayait difficilement un chemin à travers les roches qui avaient roulé au fond. Sur le bord du ruisseau, on voyait quelques vieilles constructions enfumées, et des cabanes de mineurs en ruine ; la plupart étaient effondrées et croulantes de vétusté. Le terrain, tout autour, était obstrué, rendu presque impraticable par les ronces, les mezcals et les cactus ; toutes plantes vigoureuses, touffues et épineuses. En approchant de ce point, les routes, de chaque côté de la barranca, s'abaissaient par une pente rapide et convergeaient jusqu'à leur rencontre au milieu des décombres. Les deux détachements s'arrêtèrent en vue des masures et échangèrent des signaux.

Après quelques pourparlers, les Navajoès proposèrent que les captifs resteraient sur le sommet des deux rives, sous la garde de deux hommes ; les autres, dix-huit de chaque côté, devant descendre au fond de la barranca, se réunir au milieu des maisons, et après avoir fumé le calumet, déterminer les conditions de l'échange. Cette proposition ne plaisait ni à Séguin ni à moi. Nous comprenions qu'en cas de rupture de négociations (et cette rupture nous paraissait plus que probable) notre victoire même, en supposant que nous la remportions, ne nous servirait de rien. Avant que nous pussions rejoindre les prisonnières des Navajoès, en haut de la ravine, les deux gardiens les auraient emmenées, et, nous frémissions rien que d'y penser, les auraient peut-être égorgées sur place ! C'était une horrible supposition, mais elle n'avait rien d'exagéré. Nous comprenions, en outre, que la cérémonie du calumet nous ferait perdre encore du temps ; et nous étions dans des transes continuelles au sujet de la bande de Dacoma qui, évidemment, ne devait pas être loin. Mais l'ennemi s'obstinait dans sa proposition. Impossible de formuler nos objections sans dévoiler notre arrière-pensée ; force nous fut donc d'accepter.

Nous mîmes pied à terre, laissant nos chevaux à la garde des hommes qui surveillaient les prisonniers et, descendant au fond de la ravine, nous nous trouvâmes face à face avec les guerriers Navajoès. C'étaient dix-huit hommes choisis : grands, musculeux, larges des épaules, avec des physionomies rusées et farouches. On ne voyait pas un sourire sur toutes ces figures, et menteuse eût été la bouche qui aurait essayé d'en grimacer un. Leurs cœurs débordaient de haine et leurs regards étaient chargés de vengeance. Pendant un moment, les deux partis s'observèrent en silence. Ce n'étaient point des ennemis ordinaires ; ce n'était point une hostilité ordinaire qui animait ces hommes, depuis des années, les uns contre les autres ; ce n'était point un motif ordinaire qui les amenait pour la première fois à s'aborder autrement que les armes à la main. Cette attitude pacifique leur était imposée, aux uns comme aux autres, et c'était entre eux quelque chose comme la trêve qui s'établit entre le lion et le tigre, lorsqu'ils se rencontrent dans la même avenue d'une forêt touffue, et s'arrêtent en se mesurant du regard. La convention relative aux armes avait été observée des deux côtés de la même manière, et chacun le savait. Les manches des tomahawks, les poignées des couteaux et les crosses brillantes des pistolets étaient à peine dissimulés sous les vêtements. D'un côté comme de l'autre, on avait fait peu d'efforts pour les cacher. Enfin la reconnaissance mutuelle fut terminée, et l'on entama la question. On chercha inutilement une place libre de buissons et de ruines, assez large pour nous réunir assis et fumer le calumet. Séguin indiqua une des maisons, une construction en adobe, qui était dans un état de conservation supportable, et on y entra pour l'examiner. C'était un bâtiment qui avait servi de fonderie ; des trucks brisés et divers ustensiles gisaient sur le sol. Il n'y avait qu'une seule pièce, pas très grande, avec un brasero rempli de scories et de cendres froides au milieu. Deux hommes furent chargés d'allumer du feu sur le brasero ; les autres prirent place sur les trucks et sur les masses de roche quartzeuse disséminées dans la pièce.

Au moment où j'allais m'asseoir, j'entendis derrière moi un hurlement plaintif qui se termina par un aboiement. Je me retournai, c'était Alp, c'était mon chien. L'animal, dans la frénésie de sa joie, se jeta sur moi à plusieurs reprises, m'enlaçant de ses pattes, et il se passa quelque temps avant que je parvinsse à le calmer et à prendre place. Nous nous trouvâmes enfin tous installés chaque côté du feu, de chaque groupe formant un arc de cercle et faisant face à l'autre.

Une lourde porte pendait encore sur ses gonds ; mais comme il n'y avait point de fenêtres dans la pièce, on dut la laisser ouverte. Bientôt le feu brilla ; le calumet de pierre, rempli de kimkinik et allumé, circula de bouche en bouche au milieu du plus profond silence. Nous remarquâmes que chacun des Indiens, contrairement à l'habitude qui consiste à aspirer une bouffée ou deux, fumait longtemps et lentement. L'intention de traîner la cérémonie en longueur était évidente. Ces délais nous mettaient au supplice, Séguin et moi. Arrivé aux chasseurs, le calumet circula rapidement. Ces préliminaires, soi-disant pacifiques, terminés, on entama la négociation. Dès les premiers mots, je vis poindre un danger. Les Navajoès, et surtout les jeunes guerriers, affectaient un air bravache et une attitude provocante que les chasseurs n'étaient pas d'humeur à pouvoir supporter longtemps, et ils ne l'eussent pas supporté un seul instant, n'eût été la circonstance particulière où leur chef se trouvait placé. Par égard pour lui, ils faisaient tous leurs efforts pour se contenir, mais il était clair qu'il ne faudrait qu'une étincelle pour allumer l'incendie.

La première question à débattre portait sur le nombre de prisonniers. L'ennemi en avait dix-neuf ; tandis que nous, sans compter la reine et les jeunes filles mexicaines, nous en avions vingt et un. L'avantage était de notre côté ; mais à notre grande surprise, les Indiens, s'appuyant sur ce que la plupart de leurs captifs étaient des femmes, tandis que le plus grand nombre des nôtres n'étaient que des enfants, élevèrent la prétention de faire l'échange sur le pied de deux des nôtres pour un des leurs. Séguin répondit que nous ne pouvions accepter une pareille absurdité ; mais que, comme il ne voulait conserver aucun prisonnier, il donnerait nos vingt et un pour les dix-neuf.

– Vingt et un ! s'écria un des guerriers ; qu'est-ce que c'est ? Vous en avez vingt-sept. Nous les avons comptés sur la rive.

– Six de celles que vous avez comptées nous appartiennent. Ce sont des blanches et des Mexicaines.

– Six blanches ! répliqua le sauvage, il n'y en a que cinq. Quelle est donc la sixième ? C'est peut-être notre reine ? Elle est blanche de teint ; et le chef pâle l'aura prise pour un visage pâle.

– Hal ha ! ha ! firent les sauvages éclatant de rire, notre reine, un visage pâle ! Ha ! ha ! ha !

– Votre reine, dit Séguin d'un ton solennel, votre reine, comme vous l'appelez, est ma fille.

– Ha ! ha ! ha ! hurlèrent-ils de nouveau en chœur et d'un air méprisant : – Sa fille ! Ha ! ha ! ha !

Et la chambre retentit de leurs rires de démons.

– Oui, ajouta-t-il d'une voix forte, mais tremblante d'émotion, car il voyait la tournure que les choses allaient prendre. Oui, c'est ma fille !

– Et comment cela peut-il être ? demanda un des guerriers, un des orateurs de la tribu. Tu as une fille parmi nos captives ; nous savons cela. Elle est blanche comme la neige qui couvre le sommet de la montagne. Ses cheveux sont jaunes comme l'or de ses bracelets. La reine a le teint brun. Parmi les femmes de nos tribus il y en a beaucoup qui sont aussi blanches qu'elle ; ses cheveux sont noirs comme l'aile du vautour. Comment cela se ferait-il ? Chez nous, les enfants d'une même famille sont semblables les uns aux autres. N'en est-il pas de même des vôtres ? Si la reine est ta fille, celle qui a les cheveux d'or ne l'est donc pas. Tu ne peux pas être le père des deux. Mais non ! continua le rusé sauvage élevant la voix, la reine n'est pas ta fille. Elle est de notre race. C'est un enfant de Moctezuma ; c'est la reine des Navajoès.

– Il faut que notre reine nous soit rendue ! s'écrièrent les guerriers. Elle est nôtre ! nous la voulons !

En vain Séguin réitéra ses réclamations paternelles ; en vain il donna tous les détails d'époques et de circonstances relatives à l'enlèvement de sa fille par les Navajoès eux-mêmes, les guerriers s'obstinèrent à répéter :

– C'est notre reine, nous voulons qu'elle nous soit rendue !

Séguin, dans un éloquent discours, en appela aux sentiments du vieux chef dont la fille se trouvait dans une situation analogue ; mais il était évident que celui-ci, en eût-il la volonté, n'avait pas le pouvoir de calmer la tempête. Les plus jeunes guerriers répondaient par des cris dérisoires, et l'un d'eux s'écria que « le chef blanc extravaguait. » Ils continuèrent quelque temps à gesticuler, déclarant, d'un ton formel, qu'à aucune condition, ils ne consentiraient à un échange si la reine n'en faisait pas partie. Il était facile de voir qu'ils attachaient une importance mystique à la possession de leur reine. Entre elle et Dacoma lui-même, leur choix n'eût pas été douteux.

Les exigences se produisaient d'une manière si insultante que nous en vînmes à nous réjouir intérieurement de leur intention manifeste d'en finir par une bataille. Les rifles, principal objet de leurs craintes, n'étant pas là, ils se croyaient sûrs de la victoire.

Les chasseurs ne demandaient pas mieux que d'en venir aux mains, et se sentaient également certains de l'emporter. Seulement, ils attendaient le signal de leur chef. Séguin se tourna vers eux, et baissant la tête, car il parlait debout, il leur recommanda à voix basse le calme et la patience. Puis, couvrant ses yeux de sa main, il demeura quelques instants plongé dans une méditation profonde.

Les chasseurs avaient pleine confiance dans l'intelligence aussi bien que dans le courage de leur chef. Ils comprirent qu'il combinait un plan d'action quelconque, et attendirent patiemment le résultat. De leur côté, les Indiens ne se montraient nullement pressés. Ils ne s'inquiétaient pas du temps perdu, espérant toujours l'arrivée de la bande de Dacoma. Ils demeuraient tranquilles sur leurs sièges, échangeant leurs pensées par des monosyllabes gutturaux ou de courtes phrases ; quelques-uns coupaient de temps en temps la conversation par des éclats de rire. Ils paraissaient tout à fait à leur aise, et ne semblaient aucunement redouter la chance d'un combat avec nous. Et, en vérité, à considérer les deux partis, chacun aurait dit que, homme contre homme, nous n'étions pas capables de leur résister. Tous, à une ou deux exceptions près, avaient six pieds de taille, quelques-uns plus ; tandis que la plupart de nos chasseurs étaient petits et maigres. Mais c'étaient des hommes éprouvés. Les Navajoès se sentaient avantageusement armés pour un combat corps à corps. Ils savaient bien aussi que nous n'étions pas sans défense ; toutefois, ils ne connaissaient pas la nature de nos armes. Ils avaient vu les couteaux et les pistolets ; mais ils pensaient qu'après une première décharge incertaine et mal dirigée, les couteaux ne seraient pas d'un grand secours contre leurs terribles tomahawks. Ils ignoraient que plusieurs d'entre nous, – El-Sol, Séguin, Garey et moi, – avions dans nos ceintures la plus terrible de toutes les armes dans un combat à bout portant : le revolver de Colt. C'était une invention toute récente, et aucun Navajo n'avait encore entendu les détonations successives et mortelles de cette arme.

– Frères ! dit Séguin reprenant de nouveau la parole, vous refusez de croire que je suis père de votre reine. Deux de vos prisonnières, que vous savez bien être ma femme et ma fille, sont sa mère et sa sœur. Si vous êtes de bonne foi, donc, vous ne pouvez refuser la proposition que je vais vous faire. Que ces deux captives soient amenées ici ; que la jeune reine soit amenée de son côté. Si elle ne reconnaît pas les siens, j'abandonne mes prétentions, et ma fille sera libre de retourner avec les guerriers Navajoès.

Les chasseurs entendirent cette proposition avec surprise. Ils savaient que tous les efforts de Séguin pour éveiller un souvenir dans la mémoire de sa fille avaient été infructueux. Quel espoir y avait-il qu'elle pût reconnaître sa mère ? Séguin lui-même n'y comptait pas beaucoup, et un moment de réflexion me fit penser que sa proposition était motivée par quelque pensée secrète. Il reconnaissait que l'abandon de la reine était la condition sine qua non de l'acceptation de l'échange par les Indiens ; que, sans cela, les négociations allaient être brusquement rompues, sa femme et sa fille restant entre les mains de nos ennemis. Il pensait au sort terrible qui leur était réservé dans cette captivité, tandis que son autre fille n'y retournerait que pour être entourée d'hommages et de respects. Il fallait les sauver à tout prix ; il fallait sacrifier l'une pour racheter les autres. Mais Séguin avait encore un autre projet. C'était une manœuvre stratégique de sa part une dernière tentative désespérée. Voici ce qu'il disait :

Si, une fois sa femme et sa fille se trouvaient avec lui dans les ruines, peut-être pourrait-il, au milieu du désordre d'un combat, les enlever ; peut-être réussirait-il, dans ce cas, à enlever la reine elle-même ; c'était une chance à tenter en désespoir de cause. En quelques mots murmurés à voix basse, il communiqua cette pensée à ceux de ses compagnons qui étaient le plus près de lui, afin de leur inspirer patience et prudence. Aussitôt que cette proposition fut formulée, les Navajoès quittèrent leurs sièges, et se rassemblèrent dans un coin de la chambre pour délibérer. Ils parlaient à voix basse. Nous ne pouvions par conséquent entendre ce qu'ils disaient. Mais, à l'expression de leurs figures, de leurs gestes, nous comprenions qu'ils étaient disposés à accepter. Ils avaient observé attentivement la reine pendant qu'elle se promenait sur le bord de la barranca ; ils avaient correspondu par signes avec elle avant que nous eussions pu l'empêcher. Sans aucun doute, elle les avait informés de ce qui s'était passé dans le cañon avec les guerriers de Dacoma, et avait fait connaître la probabilité de leur arrivée prochaine. Sa longue absence, l'âge auquel elle avait été emmenée captive, son genre de vie, les bons procédés dont on avait usé envers elle, avaient effacé depuis longtemps tout souvenir de sa première enfance et de ses parents. Les rusés sauvages savaient tout cela, et, après une discussion prolongée pendant près d'une heure, ils reprirent leurs sièges et formulèrent leur assentiment à la proposition.

Deux hommes de chaque troupe furent envoyés pour ramener les trois captives, et nous restâmes assis attendant leur arrivée. Peu d'instants après, elles étaient introduites. Il me serait difficile de décrire la scène qui suivit leur entrée. Séguin, sa femme et sa fille, se retrouvant dans de telles circonstances ; l'émotion que j'éprouvai en serrant un instant dans mes bras ma bien-aimée, qui sanglotait et se pâmait de douleur ; la mère reconnaissant son enfant si longtemps perdue ; ses angoisses quand elle vit l'insuccès de ses efforts pour réveiller la mémoire dans ce cœur fermé pour elle ; la fureur et la pitié se partageant le cœur des chasseurs ; les gestes et les exclamations de triomphe des Indiens ; tout cela formait un tableau qui reste toujours vivant dans ma mémoire, mais que ma plume est impuissante à retracer.

Quelques minutes après, les captives étaient reconduites hors de la maison, confiées à la garde de deux hommes de chaque troupe, et nous reprenions la négociation entamée.

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