XLIII LE DRAPEAU DE TRÊVE.

Ils auraient pu s'épargner cette peine ; notre agonie était assez grande déjà. Mais, néanmoins, la scène qui suivit renouvela toutes nos douleurs. Jusqu'à ce moment nous n'avions pas été reconnus par les êtres chéris qui étaient si près de nous. La distance était trop grande pour l'œil nu, et nos figures hâlées, nos habits souillés par la route, constituaient un véritable déguisement. Mais l'amour a l'intelligence prompte et la vue perçante ; les yeux de ma bien-aimée se portèrent sur moi ; je la vis tressaillir et se jeter en avant, j'entendis son cri de désespoir ; elle tendit ses deux bras blancs comme la neige et s'affaissa sur le rocher, privée de connaissance. Au même instant, madame Séguin reconnaissait son mari et l'appelait par son nom. Séguin lui répondait d'une voix forte, lui adressait des encouragements, et l'engageait à rester calme et silencieuse. Plusieurs autres femmes, toutes jeunes et jolies, avaient reconnu leurs frères, leurs fiancés, et il s'ensuivit une scène déchirante.

Mes yeux restaient fixés sur Zoé. Elle reprenait ses sens ; le sauvage, vêtu en hussard, était descendu de cheval ; il la prenait dans ses bras et l'emmenait dans la prairie. Je les suivais d'un regard impuissant. Cet Indien lui rendait les soins les plus tendres ; et j'en étais presque reconnaissant, bien que je reconnusse que ces attentions étaient dictées par l'amour. Peu d'instants après, elle se redressa sur ses pieds et revint en courant vers la barranca. J'entendis mon nom prononcé ; je lui renvoyai le sien ; mais, à ce moment, la mère et la fille furent entourées par leurs gardiens, et entraînées en arrière. Pendant ce temps, le drapeau blanc avait été préparé. Séguin s'était placé devant nous, et le tenait élevé. Nous gardions le silence, attendant la réponse avec anxiété. Il y eut un mouvement parmi les Indiens rassemblés. Nous entendions leurs voix : ils parlaient avec animation, et nous vîmes qu'il se préparait quelque chose au milieu d'eux. Immédiatement, un homme grand et de belle apparence perça la foule, tenant dans la main gauche un objet blanc : c'était une peau de faon tannée. Dans sa main droite il avait une lance. Il plaça la peau de faon sur le fer de la lance et s'avança en l'élevant. C'était la réponse à notre signal de paix.

– Silence, camarades ! s'écria Séguin s'adressant aux chasseurs. Puis, élevant la voix, il s'exprima ainsi en langue indienne :

– Navajoès ! vous savez qui nous sommes. Nous avons traversé votre pays et visité votre principale ville. Notre but était de retrouver nos parents, qui étaient captifs chez vous. Nous en avons retrouvé quelques-uns ; mais il y en a beaucoup que nous n'avons pu découvrir. Pour que ceux-là nous fussent rendus plus tard, nous avons pris des otages, vous le voyez. Nous aurions pu en prendre davantage, mais nous nous sommes contentés de ceux-ci. Nous n'avons pas brûlé votre ville : nous avons respecté la vie de vos femmes, de vos filles, de vos enfants. À l'exception de ces prisonniers, vous trouverez tous les autres comme vous les avez laissés.

Un murmure circula dans les rangs des Indiens. C'était un murmure de satisfaction. Ils étaient dans la persuasion que leur ville était détruite, leurs femmes massacrées, et les paroles de Séguin produisirent sur eux une profonde sensation. Nous entendîmes de joyeuses exclamations et les phrases de félicitations que les guerriers échangeaient. Le silence se rétablit ; Séguin continua :

– Nous voyons que vous avez été dans notre pays. Vous avez, comme nous, fait des prisonniers. Vous êtes des hommes rouges. Les hommes rouges aiment leurs proches comme le font les hommes blancs. Nous savons cela, et c'est pour cette raison que j'ai élevé la bannière de la paix, afin que nous puissions nous rendre mutuellement nos prisonniers. Cela sera agréable au Grand-Esprit, et nous sera agréable à tous en même temps. Ceux que vous avez pris sont ce qu'il y a de plus cher au monde pour nous, et ceux que nous avons en notre possession vous sont également chers. Navajoès ! j'ai dit. J'attends votre réponse.

Quand Séguin eut fini, les guerriers se rassemblèrent autour du grand chef, nous les vîmes engagés dans un débat très animé. Il y avait évidemment deux opinions contraires ; mais le débat fut bientôt terminé, et le grand chef, s'avançant, donna quelques ordres à celui qui tenait le drapeau. Celui-ci, d'une voix forte, répondit à Séguin en ces termes :

– Chef blanc, tu as bien parlé, et tes paroles ont été pesées par nos guerriers. Ce que tu demandes est juste et bon. L'échange de nos prisonniers sera agréable au Grand-Esprit et nous satisfera tous. Mais comment pouvons-nous savoir si tes paroles sont vraies ? Tu dis que vous n'avez pas brûlé notre ville et que vous avez épargné nos femmes et nos enfants. Comment saurons-nous si cela est la vérité ? Notre ville est loin ; nos femmes aussi, si elles sont encore vivantes. Nous ne pouvons pas les interroger. Nous n'avons que ta parole ; cela n'est pas assez.

Séguin avait prévu les difficultés, et il ordonna qu'un de ses prisonniers, un jeune garçon très éveillé, fût amené en avant. Le jeune sauvage se montra un instant après auprès de lui.

– Interrogez-le ! s'écria-t-il en le montrant à son interlocuteur.

– Et pourquoi n'adresserions-nous pas nos questions à notre frère, le chef Dacoma ? Ce garçon est jeune, il peut ne pas nous comprendre. Nous en croirons mieux la parole du chef.

– Dacoma n'était pas avec nous dans la ville. Il ignore ce qui s'y est passé.

– Que Dacoma le dise, alors.

– Mon frère a tort de se méfier ainsi, répondit Séguin mais il aura la réponse de Dacoma. Et il adressa quelques mots au chef Navajo qui était assis sur la terre auprès de lui.

La question fut faite directement à Dacoma par l'Indien qui était de l'autre côté. Le fier guerrier, qui semblait exaspéré par la situation humiliante dans laquelle il se trouvait, répondit négativement par un geste brusque de la main et une courte exclamation.

– Maintenant, frère, continua Séguin, – vous voyez que j'ai dit la vérité. Questionnez maintenant ce garçon sur ce que je vous ai avancé.

On demanda au jeune Indien si nous avions brûlé la ville et si nous avions fait du mal aux femmes et aux enfants. Aux deux questions, il répondit négativement.

– Eh bien, dit Séguin, mon frère est-il satisfait ?

Un temps assez long se passa sans qu'il fût fait de réponse. Les guerriers se rassemblèrent de nouveau en conseil et se mirent à gesticuler avec violence et rapidité. Nous comprîmes qu'il y avait un parti opposé à la paix, et qui poussait à tenter la fortune de la guerre. Ce parti était composé des jeunes guerriers ; et je remarquai que l'Indien costumé en hussard qui, comme Rubé me l'apprit, était le fils du grand chef, paraissait être le principal meneur de ceux-là. Si le grand chef n'eût pas été aussi vivement intéressé au résultat des négociations, les conseils belliqueux l'auraient emporté, car les guerriers savaient que ce serait pour eux une honte parmi les tribus environnantes de revenir sans prisonniers. De plus, il y en avait plusieurs parmi eux qui avaient un autre motif pour les retenir ; ils avaient jeté les yeux sur les filles du Del-Norte et les avaient trouvées belles. Mais l'avis des anciens prévalut enfin, et l'orateur reprit :

– Les guerriers Navajoès ont réfléchi sur ce qu'ils ont entendu. Ils pensent que le chef blanc a dit la vérité ; et ils consentent à l'échange des prisonniers. Pour que les choses se passent d'une manière convenable, ils proposent que vingt guerriers soient choisis de chaque côté ; que ces guerriers laissent, en présence de tous, leurs armes sur la prairie ; qu'ils conduisent les captifs à l'extrémité de la barranca, du côté de la mine, et que là, ils débattent les conditions de l'échange. Que tous les autres, des deux côtés, restent où ils sont jusqu'à ce que les guerriers sans armes soient revenus avec les prisonniers échangés ; alors les drapeaux blancs seront abattus, et les deux camps seront libres de tout engagement. Telles sont les paroles des guerriers Navajoès.

Séguin dut prendre le temps de réfléchir avant de répondre à cette proposition. Elle paraissait assez avantageuse, mais il y avait dans ses termes quelque chose qui nous faisait soupçonner un dessein caché. La dernière phrase indiquait chez l'ennemi l'intention formelle d'essayer de reprendre les captifs qui allaient nous être rendus ; mais nous nous inquiétions peu de cela, pourvu que nous pussions les avoir une fois avec nous, du même côté de la barranca. La proposition de faire conduire les prisonniers au lieu de l'échange, par des hommes désarmés, était très raisonnable, et le chiffre indiqué, vingt de chaque côté, constituait un nombre suffisant. Mais Séguin comprit très bien comment les Navajoès interprétaient le mot désarmé. En conséquence, plusieurs des chasseurs reçurent à voix basse l'avis de se retirer derrière les buissons et de cacher couteaux et pistolets sous leurs blouses de chasse. Nous crûmes apercevoir une manœuvre semblable de l'autre côté, et voir les Indiens cacher de même leurs tomahawks. Nous ne pouvions faire aucune objection aux conditions proposées, et comme Séguin sentait qu'il n'y avait pas de temps à perdre, il se hâta de les accepter.

Aussitôt que cela eut été annoncé aux Navajoès, vingt hommes, déjà désignés sans doute, s'avancèrent au milieu de la prairie, plantèrent leurs arcs, leurs carquois et leurs boucliers. Nous ne vîmes point de tomahawks, et nous comprîmes que chaque Navajo avait gardé cette arme. Il ne leur avait pas été difficile de les cacher sur eux, car la plupart portaient des vêtements civilisés, enlevés dans le pillage des établissements et des fermes. Nous nous en inquiétions peu, étant armés nous-mêmes. Nous remarquâmes que tous les hommes ainsi choisis étaient d'une force peu commune. C'étaient les principaux guerriers de la tribu. Nous fîmes nos choix en conséquence. El-Sol, Garey, Rubé, le toréador Sanchez en étaient ; Séguin et moi également. La plupart des trappeurs et quelques Indiens Delawares complétèrent le nombre.

Les vingt hommes désignés se dirigèrent vers la prairie, comme les Navajoès avaient fait, et déposèrent leurs rifles en présence de l'ennemi. Nous plaçâmes nos captifs sur des chevaux et sur des mules, et nous les disposâmes pour le départ. La reine et les jeunes filles mexicaines furent réunies aux prisonniers. C'était un coup de tactique de la part de Séguin. Il savait que nous avions assez de captifs pour faire l'échange tête contre tête, sans ces dernières ; mais il comprenait et nous comprenions comme lui, que laisser la reine en arrière, ce serait rompre la Négociation et, peut-être, en rendre la reprise impossible. Il avait résolu en conséquence de l'emmener et de négocier le plus habilement possible, en ce qui la concernait, sur le terrain de la conférence. S'il ne réussissait pas, il en appellerait aux armes et il nous savait bien préparés à cet événement. Les deux détachements furent prêts enfin et s'avancèrent parallèlement de chaque côté de la barranca. Les corps principaux restèrent en observation, échangeant d'un bord â l'autre de l'abîme des regards de haine et de défiance. Pas un mouvement ne pouvait être tenté sans être immédiatement aperçu, car les deux plaines, séparées par la barranca, faisaient partie du même plateau horizontal. Un seul cavalier, s'éloignant d'une des deux troupes, aurait été vu par les hommes de l'autre pendant une distance de plusieurs milles. Les bannières pacifiques flottaient toujours en l'air, les lances qui les portaient fichées en terre ; mais chacune des deux bandes ennemies tenait ses chevaux sellés et bridés, prêts à être montés au premier mouvement suspect.

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