CHLOÉ. – Nos enfants sont notre joie. Ils nous occupent toute la journée.
DAPHNIS. – Ils ne nous laissent pas un instant de liberté.
CHLOÉ. – C’est juste ! Nous avons dû renoncer au théâtre, au monde, et hier encore nous refusions une invitation à dîner.
DAPHNIS. – Les pauvres petits sont si gentils qu’on n’a pas le courage de leur en vouloir.
CHLOÉ. – Suppose un instant que nous n’en ayons pas.
DAPHNIS. – Ou qu’ils soient morts.
CHLOÉ. – Tu vas trop loin. Je disais cela comme autre chose. Que ferions-nous de notre liberté ? Le café-concert ne donne pas le bonheur, et ma vie aura été belle, si je meurs la première des quatre.
DAPHNIS. – Crois-tu que je ne demande pas, moi aussi, de mourir le premier ? Aurais-tu seule du cœur et des sentiments ? Il est dur de voir mourir ceux qu’on chérit. Certainement.
CHLOÉ. – Sois franc : te remarierais-tu ?
DAPHNIS. – Non ; je chercherais une vieille gouvernante pour les enfants, et pour moi, plus tard, une maîtresse quelconque que je verrais de temps en temps. Un homme n’est jamais embarrassé.
CHLOÉ. – Tu es franc. Si ta maîtresse venait ici, ôterais-tu mon portrait ?
DAPHNIS. – Elle n’y viendrait pas. D’ailleurs, repose tranquille. J’ai le respect du passé. Je garderais ce que tu aimes, avec soin, dans une armoire : tes chemises fines, ta dernière robe, ton boa et ta fille devenue grande n’y toucherait que tout émue. Il est inutile que tu emportes au tombeau tes bagues et tes bijoux de prix. Elle les retrouvera. Si je voyais la paire de fins souliers où j’appris à marcher, je m’attendrirais. Où est-elle ?
CHLOÉ. – Tu plaisantes ; changeons de conversation.
DAPHNIS. – Ce serait dommage, car, avoue-le, celle-ci te plaît. Tu m’y provoques sans cesse. Je me blâmerais de te contrarier. Tu m’interroges, je réponds, et, afin de m’amuser aussi, je m’efforce d’égayer le sujet.
CHLOÉ. – Oh ! je voudrais tant savoir…
DAPHNIS. – Quoi ? La solution du problème de la destinée ?
CHLOÉ. – Je voudrais tant savoir ce que tu feras quand je ne serai plus là. Écoute ce que je ferai, moi. Ne t’en inquiètes-tu point ? Je jure de ne pas me remarier.
DAPHNIS. – Tu aurais tort de te gêner. Assez jeune, encore belle, au bout de trois ou quatre ans, mettons cinq, tu rencontreras un brave garçon enchanté de t’accueillir, toi et ta famille.
CHLOÉ. – Sans doute, mais si je tombe mal ?
DAPHNIS. – On n’a pas de chance tous les jours.
CHLOÉ. – Il désirera d’autres enfants, ce monsieur.
DAPHNIS. – Dame, mets-moi à sa place.
CHLOÉ. – Et les nôtres seront malheureux.
DAPHNIS. – Ne te remarie pas. Toutefois, si tu restes veuve par peur, quel mérite auras-tu ?
CHLOÉ. – Ne parlons plus de ces choses. Elles attristent.
DAPHNIS. – À ton gré. Je m’y habitue.
CHLOÉ. – Pourquoi ce ton d’ironie fausse et fatigante ? Tu crains la mort comme les autres et ton tour viendra.
DAPHNIS. – Je le céderai aussi souvent que possible. Je jetterai mon numéro par terre et l’écraserai du pied.
CHLOÉ. – Grand bête ! Réflexion faite, toi parti, je me consacrerai à mes enfants ; je les élèverai moi-même, je leur apprendrai à lire.
DAPHNIS. – Toute leur vie ?
CHLOÉ. Non, hélas ! mais je m’engage à leur suffire quelques années. Rien ne leur manquera. Ta présence ne sera pas indispensable.
DAPHNIS. – Si j’allais me promener !
CHLOÉ. – Cesse de me taquiner, je t’en supplie. Laisse-moi finir. Oui, je me charge de commencer leur éducation. Puis, je devrai les mettre au lycée, songer à leur avenir, leur donner le goût d’une profession, les pousser dans le monde. Je perdrai la tête.
DAPHNIS. – Alors, tu souhaiteras qu’un homme à poigne se montre, le brave garçon d’abord dédaigné.
CHLOÉ. – Il faudra marier ma fille. M’y résoudrai-je, mon Dieu ?
DAPHNIS. – Un second homme à poigne sera nécessaire.
CHLOÉ. – Tu ris et j’ai envie de pleurer. On a beau dire, une mère n’est pas un père. J’exagérais tout à l’heure. Je ne puis que les débarbouiller, les chers petits, couper leurs ongles, les habiller coquettement, arrondir leurs joues, leur créer une santé forte. Une gouvernante bien payée me remplacerait.
DAPHNIS. – Je tâcherai de la choisir bonne.
CHLOÉ. – Je hais, sans la connaître, cette femme qui me volera mes enfants.
DAPHNIS. – As-tu remarqué ? Déjà, l’aîné se détourne de toi pour venir à moi. Tu le couvais, hier ; il s’échappe aujourd’hui, et maintenant il veut tout faire comme papa.
CHLOÉ. – Je m’en irais ce soir ou demain, que l’ingrat m’aurait oublié dans quinze jours.
DAPHNIS. – Et notre calme existence, un moment dérangée, reprendrait peu à peu son train quotidien. Décidément, tu as raison : il vaut mieux que tu meures la première.