IL FAUT QU’UNE PORTE SOIT FERMÉE

À Fernand Vanderem.

EUGÉNIE. – Vous ne voulez pas que j’entre ?

ÉMILE. – Chère madame, je suis désolé ; j’ai un monsieur, un directeur. Nous causons sérieusement. Il s’agit de gros intérêts.

EUGÉNIE. – Comment ? j’arrive de province ; je monte vos six étages et vous ne voulez pas que j’entre ! Vous êtes, dur.

ÉMILE. – Ma chère dame, puisque je vous dis que j’ai quelqu’un.

EUGÉNIE. – Vous dites que c’est un monsieur, je n’ai pas peur d’un monsieur !

ÉMILE. – Sans doute, mais il est vieux et nous sommes en affaires. Je vous assure qu’il m’est impossible de vous recevoir. Tout raterait.

EUGÉNIE. – Je parie que ton monsieur, c’est une femme.

ÉMILE. – Un monsieur n’est jamais une femme. D’ailleurs, entendez-vous ? il tousse.

EUGÉNIE. – Je n’entends rien.

ÉMILE. – Il a toussé tout à l’heure. Il ne peut pas tousser constamment pour vous faire plaisir.

EUGÉNIE. – Ainsi, tandis que ce monsieur se carre, s’allonge dans ton fauteuil, il faut que je me tienne debout sur mes pauvres jambes !

ÉMILE. – Chut ! pas si haut ! le frotteur est dans l’escalier, qui racle. Le laitier peut venir d’un instant à l’autre, et la concierge ne fait que grimper.

EUGÉNIE. – Bon : chuchotons ! Ah ! que j’ai chaud ! Je boirais un verre d’eau d’un trait.

ÉMILE. – Si vous m’aviez écrit, je vous aurais attendue dans un café et nous aurions causé en prenant un bock.

EUGÉNIE. – Je te vois, c’est l’essentiel.

ÉMILE. – As-tu quelque chose d’important à me communiquer ?

EUGÉNIE. – J’ai à te communiquer que je t’aime toujours. Ouvre donc la porte toute grande. Je n’aperçois que le bout de ton nez dans de l’ombre. Là, bien. Tu es rasé ! Est-ce que tu t’es rasé pour moi ? Donne-moi l’étrenne de ta barbe.

ÉMILE. – Non, j’avoue que c’est pour moi. Boutt ! je me rase tous les deux jours. Boutt !

EUGÉNIE. – Oh ! ce petit baiser d’un sou. Embrasse-moi mieux que ça, proprement. – Qu’est-ce que tu écoutes ?

ÉMILE. – Il me semble qu’on a ouvert une porte à l’étage au-dessous. On nous guette. Vraiment, nous serions mieux dans la rue. Tu te compromets, et je ne veux pas que tu prennes l’habitude de t’exposer ainsi. Du reste, je ne suis presque jamais chez moi.

EUGÉNIE. – On ne me connaît pas, puisque j’arrive de province. Dieu ! que je suis lasse ! J’ai envie de m’asseoir sur l’escalier, par terre.

ÉMILE. – Malheureuse petite femme ! Je me fais un mauvais sang à te voir dans cet état.

EUGÉNIE. – Ne te tourmente pas. J’ai encore des forces. Est-ce que ton monsieur s’en ira bientôt ?

ÉMILE. – Pas avant que tout soit réglé. Tu sais : quand on a mis la main sur un vieux, il ne faut plus le lâcher.

EUGÉNIE. – Oui, je sais. Qu’est-ce qu’il dirige ?

ÉMILE. – Un journal, des théâtres, une foule de choses. Là n’est pas la question.

EUGÉNIE. – Enfin, comment s’appelle-t-il ?

ÉMILE. – Qu’est-ce que cela te fait, puisque tu ne l’as jamais vu ?

EUGÉNIE. – C’est juste. Holà ! holà ! mon cœur, mets ta main.

ÉMILE. – C’est vrai qu’il bat fort. Tu es montée trop vite. Il se calmera quand tu seras redescendue.

EUGÉNIE. – Je crois qu’il a remué, ton monsieur.

ÉMILE. – Il remue parce qu’il s’ennuie, cet homme.

EUGÉNIE. – Encore cinq minutes. J’ai droit à cinq minutes ; tu me les accordes ?

ÉMILE. – Soit. Ton mari, M. André Meltour, va bien ?

EUGÉNIE. – J’espère que nous n’allons point parler de mon mari.

ÉMILE. – Parlons de ce que tu voudras. Mais par quoi commencer ? Nous n’avons que cinq minutes.

EUGÉNIE. – Moi qui voulais te dire tant de choses ! je ne me rappelle plus rien. Te rappelles-tu, toi ?

ÉMILE. – Moi, je me rappelle tout, notre rencontre, ses suites, ta chute, mon accident, nos peurs (avons-nous eu peur, un jour ! et cet autre, avons-nous ri ?), mon départ et tes larmes ; quoi encore ? Je relis notre roman, notre beau roman, comme si je l’avais devant moi, grand ouvert, à la page cornée du meilleur chapitre. Est-ce cela que tu veux dire ?

EUGÉNIE. – Je songe à ta première caresse.

ÉMILE. – Je m’en souviens comme si c’était hier. Je n’ai pas besoin de t’affirmer que tout demeure ineffaçable, là, dans ma tête, et ici, dans mon cœur.

EUGÉNIE. – Comme cela a passé vite !

ÉMILE. – Ça n’a pas duré longtemps, mais cela a duré quelque temps et nous en avons profité. Il serait ingrat de trop se plaindre.

EUGÉNIE. – Écoute, mon ami : mes jambes se dérobent sous moi. Prête-moi une chaise, un pliant, un gros livre.

ÉMILE. – Sois raisonnable. Veux-tu un conseil ?

EUGÉNIE. – Tout de toi.

ÉMILE. – Abrège ta visite. Fais cela pour moi. Ce monsieur s’impatiente.

EUGÉNIE. – Tant pis pour lui.

ÉMILE. – C’est méchant de ta part. Je ne te retrouve plus. Tu ne m’avais pas habitué à cet égoïsme. Mon avenir dépend de ce monsieur. Mais que t’importe ?

EUGÉNIE. – Ne te fâche pas.

ÉMILE. – Je suis peiné, froissé.

EUGÉNIE. – Je m’en vais. C’est tout de même drôle que tu me défendes d’entrer à cause d’un monsieur. Je ne l’aurais pas mangé.

ÉMILE. – La plaisanterie est facile.

EUGÉNIE. – Je te promets de te quitter tout de suite, de te laisser à tes nombreux travaux, si tu me montres au moins le chapeau ou la canne de ce monsieur. Ça me tranquilliserait.

ÉMILE. – C’est de l’enfantillage. Qui m’empêchera de te montrer mon chapeau à moi ou ma canne à moi ? D’abord les vieux ont des parapluies.

EUGÉNIE. – Ah ! tu ruses. Tu te dérobes. Alors j’entrerai.

ÉMILE. – Chère madame, vous n’entrerez pas.

EUGÉNIE. – Brutal ! vous me faites mal aux poignets.

ÉMILE. – Naturellement. Criez, ameutez les gens. Bousculez toutes mes quilles. Je vais être dans la nécessité de vous fermer la porte au nez.

EUGÉNIE. – Quel accueil ! Mon ami, mon cher ami !

ÉMILE. – Eh ben, quoi ?

EUGÉNIE. – Adieu.

ÉMILE. – Non, pas adieu. Ce serait trop bête. Nous nous aimons, après tout, et il est inutile de nous chagriner. Pardonnez-moi. J’ai été un peu brusque. Mais aussi, comprenez donc que mon monsieur s’exaspère. Je suis sûr qu’il marche de long en large. Donnez votre poignet que je souffle dessus. Ne craignez rien, je vous reverrai. Quand retournez-vous en province ?

EUGÉNIE. – Dame ! ce soir. Je n’étais venue que pour toi.

ÉMILE. – Retardez votre départ. Vous avez le temps. Il y a des monuments à Paris. Je vous guiderai. Fixons un rendez-vous pour demain. À quelle heure ? à quel endroit ?

EUGÉNIE. – Choisis toi-même.

ÉMILE. – C’est ça, convenu. J’y serai, sinon, je t’enverrai un petit mot.

EUGÉNIE. – Tu m’aimes ?

ÉMILE. – Mauvaise ! tu es très jolie, tu sais, ce matin.

EUGÉNIE. – Et encore, tu me vois dans un faux jour.

ÉMILE. – Boutt ! à demain ; compte sur moi. Boutt ! Boutt ! tiens-toi à la rampe. Ne te presse pas… L’escalier est dur.

EUGÉNIE. – À la bonne heure ! Tu as une concierge qui cire. Fais-lui mes compliments. Au revoir.

ÉMILE. – Oui, c’est une excellente femme. Au revoir, chère madame… ma chérie, veux-je dire !

EUGÉNIE. – Tu vois ! Tu vois ! Ah ! j’en pleurerais !

ÉMILE. – Comment, vous remontez ! Voilà qu’elle remonte, à présent. Oh ! mais non. Gare aux doigts ! Je ferme.

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