LE BEAU-PÈRE

À Alcide Guérin.

L’unique fenêtre de la chambre à coucher donne sur le jardin. Mlle Eugénie écarte, en éventail, des plumes de paon dans un vase.

Depuis longtemps, il est question d’un mariage pour elle. M. André Meltour, de Saint-Étienne, la trouve à son goût, et rondement, bon commerçant, presse les choses.

En visite, ce matin même, il « se déclare » à M. Lérin, au soleil, près de la petite barrière blanche.

Adroitement, il a commencé par le complimenter sur l’entretien des allées, et par lui poser, avec intérêt, quelques questions d’horticulture.

– Qu’est-ce que c’est que ça, monsieur Lérin ?

– Comment ! à votre âge, vous ne connaissez pas encore les oignons ?

La fenêtre est entr’ouverte, et Mlle Eugénie entend nettement. Tantôt elle se blâme d’écouter, et tantôt elle chasse, comme des mouches, les scrupules entêtés à revenir.

– Oui, mon cher monsieur Lérin, dit-on, Saint-Étienne est une ville d’aspect sale, fumeux. Le soleil paraît jaune. Les fleurs, qu’on fait venir à grands frais, se fanent incontinent. Il semble que les ruisseaux roulent du charbon délayé. Mais, prenez quelques gouttes de cette eau noire dans le creux de votre main, les voilà claires, limpides et pures : Est-ce comique ? Il sort de Saint-Étienne les rubans les plus doux à l’œil et au toucher et jamais une épidémie n’y est entrée.

Concevez-vous ? En vingt-cinq jours, comme aux sources vantées, une femme délicate pourrait y restaurer sa vigueur.

C’est un coup droit. M. Lérin ne semble pas touché. Il songe à l’eau noire claire et ne la voit pas bien.

– Non, je ne la vois pas bien.

– S’il vous plaît ?

– Vous êtes donc sourd ? je vous dis que je ne vois pas votre eau.

– Les savants, répond M. Meltour, donnent leurs raisons diverses. En tout cas le phénomène n’est pas niable. Mlle Eugénie le notera.

– Singulier !

– J’irai plus loin, continue M. Meltour, dont la langue prend le trot, l’air chargé de Saint-Étienne, que de grands chimistes parisiens ont analysé, par sa composition même, est préférable à tout autre air.

– Mais, si je vous entends, vos fleurs se fanent incontinent.

– Tandis que les femmes… Monsieur Lérin, vous êtes galant ! mais nous sommes gens assez fins pour répondre à tout. Les femmes sont les rivales des fleurs : ainsi la contradiction s’explique.

M. Meltour, satisfait, rit. Mais M. Lérin se garde de sourire.

– Votre soleil est jaune ?

– Tout jaune, sans éclat. Mlle Eugénie ouvrira peu son ombrelle, je vous en avertis.

– Elle va donc à Saint-Étienne ?

– J’ose espérer que si j’ai le bonheur d’en faire ma femme, elle me suivra partout, comme le code le lui ordonne.

– Vous voulez donc vous marier ? demande M. Lérin.

M. Meltour se découvre et, doucement, passe la main sur ses cheveux rares :

– Je crois qu’il est temps ; n’est-ce pas votre avis ?

– Oh ! des fois, ça repousse, dit M. Lérin.

– Je suis un homme, répond M. Meltour, je me dis la vérité à moi-même, et je ne compte que sur l’indulgence de mademoiselle votre fille.

– C’est donc avec ma fille que vous voulez vous marier ?

– Monsieur Lérin, vous vous moquez !

– Ah !

Ces messieurs se taisent. Les plumes de paon tremblent entre les doigts de Mlle Eugénie. Elle attend, ses yeux dans leurs yeux, quand soudain M. Meltour, désireux d’en finir, parle ferme et bref.

– Eh bien, que dites-vous ?

– Moi, rien. C’est votre affaire.

– Comment cela, cher beau-père ?

– Tenez, finissons, fait M. Lérin. Vous voulez épouser ma fille, et, la connaissant mal, vous me demandez à moi quelques renseignements. Je n’en ai point à vous donner.

Est-ce que je sais quelle femme sera ma fille ? Vous m’êtes sympathique comme un homme qu’on a rencontré trois fois, c’est-à-dire indifférent ; je vois votre embarras ; si vous faites une sottise, vous direz : « On m’a trompé ! » et, si vous tombez bien, vous vous applaudirez seul, en vantant votre bon goût. Tout est possible, Monsieur. On a vu des gens heureux. Le serez-vous ? Qui le prédirait ? Pas moi. Vous hésitez. Il vous faudrait quelques conseils, un coup d’épaule. Ah ! si je vous souriais, vous appelais du geste comme un petit qui apprend à marcher !… Mais je reste là, incohérent, de bois, et, pour me corrompre, vous me nommez : « Cher beau-père ! » Je me retiens solidement de vous répondre : « Mon gendre ! »

Monsieur, j’ai passé l’âge où l’on s’attendrit. Mariez-vous. Dans une vingtaine d’années, quand vous aurez fait vos preuves, je me réjouirai et vous féliciterai. D’ici là, je me montrerai froid, et, n’était l’ennui d’aller à la messe, j’assisterais sans souci à votre aventure. Donnez quelques sous au curé pour qu’il fasse vite, car, à la campagne, les églises manquent de confortable.

Oh ! Monsieur, vous êtes dans une situation pénible. Je ne vous plains pas, mais il vous en arrive une bien bonne. Franchement, je n’y peux rien. Parlons d’autre chose, voulez-vous ?

Il conclut :

– Je veux arracher, pour notre déjeuner, deux ou trois radis noirs. Les aimez-vous, les radis noirs ?

– Oui, dit M. Meltour, surtout quand ils sont blancs.

Les plumes de paon, élégamment ordonnées, rayonnantes, baignent dans du soleil leurs aigrettes nuancées et leurs yeux cerclés de couleurs vives. Mlle Eugénie, tout oie, sanglote, et, comme elle n’a pas beaucoup de poitrine, ses grosses larmes tombent par terre, verticales.

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