V

Ils travaillèrent trois jours. Le soir du troisième jour, tout étant terminé, leur récompense méritée, Philippe Morvand fit le signe convenu ; Théodule Gagnard cligna de l’œil, au courant, et, l’un après l’autre, ils s’esquivèrent.

Immédiatement les deux ennemies voulurent prendre possession du mur. La Morvande y appliqua une échelle à poules pour faire une petite reconnaissance, et en même temps que la sienne, de l’autre côté, la tête de la Gagnarde apparut. Gênées, elles restèrent cependant, sûres d’avoir droit chacune à la moitié du mur. Philippe et Théodule avaient soigné la partie supérieure, et les pierres tassées à grands coups de marteau dans leurs bourrelets de mortier faisaient presque une plate-forme qu’une ligne imaginaire pouvait diviser en deux.

La Morvande eut une nouvelle idée.

Elle installerait là ses pots de fleurs et désormais, au lieu d’une figure renfrognée, elle aurait devant ses yeux des œillets et des roses. C’était une si bonne idée qu’elle plut tout de suite à la Gagnarde et qu’elles apportèrent leur premier pot ensemble.

– Elle est libre ! pensa la Morvande, fière de se voir imiter.

Silencieuses, et, pour commencer, chacune à l’une des extrémités du mur, elles disposaient leurs fleurs, du bout des doigts les tapotaient, comme on fait bouffer une chevelure, et lavaient avec un linge mouillé les feuilles vertes.

Tout à coup, l’un des pots de la Morvande s’échappa et roula vers la Gagnarde qui put l’arrêter à temps.

– Merci, dit la Morvande.

– De rien, dit la Gagnarde.

C’était sec, mais poli.

Elles ne pouvaient placer tous leurs pots au même endroit et le silence s’était refait entre elles, quand deux hautes marguerites se rencontrèrent et enfoncèrent l’une dans l’autre leurs belles têtes boursouflées, dont il tomba un nuage de pétales morts au choc.

Mais vite on les sépara.

– Non, non, dit la Gagnarde.

– Si, restez, ordonna la Morvande.

Elle était la plus récemment obligée et devait parler en ces termes autoritaires. La Gagnarde céda, pour se venger un instant après.

– Comment, dit-elle d’un ton bourru, vous cachez votre pauvre petit réséda derrière mon gros dahlia, et vous croyez que le soleil va venir le chercher là. Je serais joliment contente si vous le trouviez crevé demain.

– Il est bien là.

– Ouiche, vous n’y entendez rien.

Et, de force, elle mit le pauvre petit réséda où elle voulut, et l’isola sur une large pierre, en plein air, au milieu de ses pots à elle tenus à distance.

Ce fut un signal.

Elles se prêtèrent les places les plus avantageuses, et il sembla que tous les pots de l’une allaient passer du côté de l’autre. Cette confusion des fleurs amena celle des torts. Dès que l’une en avouait un, l’autre promptement s’en repentait. Après se les être distribués, elles se les arrachèrent, et la Morvande fit tant pour n’en pas laisser un seul à la Gagnarde que celle-ci dépouillée honteuse et comme toute nue, sentit ses yeux se mouiller.

– Est-on niais, par moments ! dit-elle.

La Morvande répondit, désireuse de se décharger un peu des torts accaparés :

– Nos maris sont plus imbéciles que nous. C’est pourtant vrai qu’ils l’ont bâti, leur mur.

– Alors, dit la Gagnarde, quand on voudra se voir, il faudra en faire le tour, par là-bas.

Et bien que « là-bas » fût à une portée de jambe, la Gagnarde indiquait l’horizon.

– Comme si c’était sérieux, dit la Morvande. On se dispute parce qu’on s’aime, pour changer, par exercice. Pourquoi nous sommes-nous brouillées ? Le savez-vous ? moi pas. Non, m’amie, voilà qui me dépasse : dimanche dernier il n’y avait pas de mur, et, aujourd’hui, il y a un mur, ici même, entre vous et moi !

– Un beau mur, ma foi, dit la Gagnarde, j’en ferais autant avec mon pied. Regardez-moi ces pierres qui sortent leurs cornes à gratter le dos, et ce mortier qui a coulé partout, comme de la chandelle !

Sans être maçon, elle ricanait.

– Ma belle, dit brusquement la Morvande, toute droite sur son échelle à poule, et les bras tendus, enlevons nos pots et embrassons-nous : j’ai une idée.

Encore une ! c’était la troisième, la suprême.

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