L’ORANG

À Aurélien Scholl.

– D’ailleurs, c’est étonnant comme mon mari fait bien l’orang ! dit Mme Bornet.

Les convives de choix, peu nombreux, regardèrent M. Bornet. Intimement traités, ils venaient d’écouter, avec frayeur, les histoires terribles échangées.

– Mais selon moi, avait dit M. Bornet, la plus extraordinaire est leDouble Assassinat dans la rue Morgue. Edgar Poë l’a composée si savamment que j’ai beau la relire, la relire encore, je ne devine jamais l’orang.

Et le mot n’avait pas semblé forcé.

– Je vous assure, dit Mme Bornet, qu’il l’imite dans la perfection, et la première fois, j’ai dû crier au secours contre lui.

– C’est exact, dit M. Bornet, elle a crié au secours, comme une sotte.

– Vous ne plaisantez pas dirent ces dames ; vous faites l’orang, vous, monsieur Bornet ?

– Il n’a pourtant rien de l’orang.

– Si, quelque chose, en observant bien, dans le sourire.

Une jeune femme, timide et craignant d’être exaucée, demanda :

– Oh ! faites-nous-le, hein ?

Les hommes désiraient voir avant de croire, inquiets toutefois. M. Bornet hocha la tête.

– Ça ne se fait pas comme ça ! dit-il. Il faut être en train et en costume ; je m’explique : sans costume !

Le mot refroidit les curiosités chaudes. Ces dames s’interdirent d’insister autrement que par des : « C’est dommage ! – Moi qui aurais été si heureuse ! » Mais elles protestèrent quand l’un de ces messieurs leur dit :

– Ne pourriez-vous pas vous retirer un instant ? Nous resterions entre hommes.

Cela non. Mieux valait essayer un arrangement.

– Voyons, monsieur Bornet, soyez gentil. Nous nous contenterons d’une esquisse. Ôtez votre paletot.

– Un orang en manches de chemise ! fit dédaigneusement M. Bornet. Vous vous moquez de moi, ma parole !

– Tenez, nous ne sommes pas bégueules. Madame Bornet, est-ce que votre mari porte de la flanelle ?

– Oui, mais très peu.

– Pas de chance ! comment faire ? Monsieur Bornet, vous n’êtes guère aimable. Une indication nous aurait suffi. Retroussez vos manches jusqu’au coude. Nous suppléerons le reste.

– Il veut qu’on le prie, dirent les hommes.

M. Bornet hésitait entre la crainte de ne pas jouer son rôle et celle de le mal jouer. Au bord de sa chaise, prêt à se lever, flatté comme l’artiste célèbre auquel on demande « ne serait-ce qu’un couplet », il jouissait des yeux fixés sur lui, des bouches entr’ouvertes, des mains tendues et frémissantes.

– Soit, dit-il, puisque vous l’exigez !

Il ôta son paletot et l’écarta soigneusement sur le dossier de sa chaise.

– Je réclame votre indulgence, dit-il, pour trois raisons. D’abord ma femme exagère ou se trompe peut-être. En second lieu, je n’ai pas encore exécuté l’orang en public. Enfin, et ceci vous surprendra, je vous affirme que, de ma vie, je n’ai vu d’orang !

– Vous en avez plus de mérite, lui dit-on.

Il y eut un remuement de sièges. On se prépara à la peur. Les dames se serrèrent, coude à coude, autour de la table, et les messieurs, nerveusement, sucèrent leurs cigarettes, s’enveloppèrent de fumée.

– Que je quitte au moins mes manchettes empesées, dit M. Bornet. Elles me gêneraient !

– Allez, allez donc, je vous supplie ! dit une femme exaspérée, déjà pâle.

M. Bornet commença.

Ce fut un désastre. Dès le premier geste, comme une tête de chardon sous une chiquenaude, l’illusion éparpillée s’évanouit. Le gros homme s’épuisait en contorsions vaines. Il grimaçait, suait, agitait ses bras lourds, empêchait son gilet de remonter, et sa montre, projetée hors du gousset, sautillait d’une jambe à l’autre.

Quel ridicule ! Ça, un orang ! Un vilain singe au plus, inoffensif et vulgaire. Les femmes se pinçaient, choquaient leurs genoux, se cachaient derrière leurs serviettes, et l’un de ces messieurs étreignit si fort la cuisse de son voisin, que celui-ci bondit de douleur.

Oui, on souffrait, et Mme Bornet se montra femme de tact quand elle dit sèchement :

– Mon pauvre ami, tu n’y es pas !

M. Bornet s’arrêta. Telle une toupie qui reçoit un coup de pied.

– C’est votre faute, dit-il penaud ; je vous avais prévenue. Il fallait m’écouter.

– Apaise-toi, lui dit sa femme en l’épongeant. Va renouer ta cravate et te rafraîchir les tempes.

Humilié, il passa dans le cabinet de toilette.

– Pardon pour lui ! dit-elle.

Mais les convives soulagés, parce qu’ils en étaient quittes pour la peur de la peur, s’efforcèrent de la consoler.

– Chère madame, lui dirent-ils, vous vous faites trop de mauvais sang. M. Bornet réussira mieux une autre fois. C’esttellement difficile. Et puis cela n’a pas mal marché du tout. D’autres que nous peut-être se seraient laissé impressionner.

Ils se levaient, l’entouraient, touchés de sa peine. Ces dames, certaines d’avoir échappé à un grand danger, respiraient plus librement. Elles se félicitaient, les mains unies, parlaient ensemble, gaies, rieuses et vivaces, comme au plein soleil de midi.

Tout à coup l’orang parut.

Il s’avança très lentement, et l’éclatante lumière de la salle à manger s’obscurcit. Il avait le dos courbé, la tête rentrée dans les épaules, la mâchoire inférieure disloquée. Ses yeux sanglants regardaient dans le vide. Ses doigts mobiles pétrissaient, étranglaient des choses, et ses ongles s’allongeaient en griffes.

L’assurance perdue, les convives s’étaient bousculés, tassés dans un coin, et se retenaient de pousser des cris d’horreur qui eussent ajouté à leur épouvante. D’autre part, l’orang se gardait de grogner. Mais, la gueule tantôt contractée, tantôt élargie, il exprimait sa rage d’être exilé de ses forêts. On ne le distinguait que vaguement. Il fit le tour de la table, silencieux, saisit un couteau, et le brandit, non à la manière des assassins expérimentés, mais comme un animal gauche, d’autant plus redoutable qu’il ne sait pas se servir d’une arme. La scène sombrait dans les ténèbres, la nuit noire. On n’entendait plus même haleter les poitrines. L’orang soufflait son haleine sur les visages.

– Assez ! chéri, assez ! dit Mme Bornet.

Aussitôt M. Bornet, docile, leva le gaz. Les convives aspirèrent longuement la clarté qui se répandit jusqu’à leur cœur, et l’un d’eux, pour chasser au loin son malaise, donna le signal des applaudissements :

– Bravo ! bravo ! étonnante faculté !

– C’est un gros succès, dit Mme Bornet, empourprée. Tu n’as pas commis une faute.

Toutes ces dames s’exclamaient :

– Moi, je suffoquais !

– Moi, je me suis crue morte !

– Moi, je ne dormirai pas cette nuit.

– Moi, d’abord, je ne bouge plus. J’attendrai ici le petit jour.

Il leur restait à tous cette lâcheté qui calme les plus pressantes envies qu’on puisse avoir de changer de place.

– Alors vous êtes contents, dit M. Bornet. Tant mieux. Moi aussi. Merci, merci.

Il reprit, modeste :

– Voyez-vous, l’important est de faire jouer le gaz à propos. J’avoue la petitesse du moyen, mais j’en garantis l’effet neuf fois sur dix.

Ses chaussettes qu’il avait gardées, sans doute à cause des mies de pain et des petits os que, pendant un dîner, on jette inévitablement par terre, retombaient sur ses chevilles.

Laid de sa propre laideur et de celle qu’il venait d’acquérir, il s’oubliait dans son triomphe, vengé de son premier échec. Ses cheveux rares, trempés, luisaient comme ceux qu’on trouve dans les soupes. Il reniflait et une buée de lessive ressortait à double jet de ses narines.

Le torse fumant, les mains collées sur son ventre pareil à un sac plein, quelque temps encore il écouta les compliments…, avant d’aller remettre sa chemise.

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