LE BOUCHON

À Léon Daudet.

De petits gorets, réveillés dans tous les cœurs, ont grogné d’aise au passage des viandes fines, des bons vins, et se sont grisés de fumets. Les visages animés ne peuvent plus rougir. Les joues sont en fruits. Les bouches rient double et les dames suivent, en paroles, les messieurs jusqu’où ils veulent aller. Or voilà que le maître de maison, M. Bornet, saisit la bouteille de champagne.

Ah ! ah !

Il disperse d’un souffle puissant les grains de poussière qu’elle a sur la tête.

On le regarde. Voyons voir !

Il lui enlève son capuchon d’or.

On devient grave.

Il coupe les fils qui la serrent au cou.

Les dernières paroles lancées retombent à droite et à gauche, molles.

Il lui appuie son pouce sur la nuque.

Attention !

– Bon ! dit Mme Bornet, tu vas commencer tes bêtises. Tu ne pourrais point faire ça à la cuisine ?

M. Bornet n’a même pas un geste de mépris. Il exerce par degrés les pressions accoutumées. Il semble pétrir une figurine de glaise. Il n’accomplit rien à la légère. S’il s’aperçoit que le bouchon a grandi d’une ligne, il se repose, et laisse l’effet se produire. Il donne aussi d’amicales tapes au ventre, au derrière de la bouteille. Parfois il l’incline, comme une arme chargée, dans la direction d’une poitrine, d’une gorge ouverte. Mais il rassure aussitôt ces dames :

– N’ayez pas peur : je suis là.

– C’est crispant, dit Mme Bornet, prends un tire-bouchon et finis-en, à la fin !

– Prendre un tire-bouchon pour déboucher une bouteille de champagne, répond M. Bornet, syllabe par syllabe ; j’ai, dans ma longue vie, entendu des choses prodigieuses, mais celle-ci remporte, je l’avoue.

Il observe, sournois, ses invités.

Les bustes se penchent en arrière, forment ensemble, autour de la table, un large calice évasé. Chaque dame apprête un cri original. Les petits doigts se blottissent dans les oreilles. Une assiette sert d’éventail. Un monsieur, qu’on approuve, exprime en beaux termes la gêne commune :

– J’ai été soldat, dit-il, je ne crains pas la mort. Tirez un coup de canon et vous verrez si je sourcille. Mais, Dieu ! que ceci m’énerve donc ! c’est plus fort que moi.

– Oui, dit un docteur pourtant habitué aux enfantements pénibles, inutile de nous torturer davantage. Nous avons tous fait nos preuves. Dépêchez-vous.

– Patience, grands enfants, répond M. Bornet avec calme. Moi, j’aime que la nature suive son cours. D’ailleurs, je suis en mesure de vous affirmer que le bouchon travaille. Ce n’est qu’une affaire de temps, et dès qu’il aura parti, vous n’y penserez plus.

Bien qu’on le traite de monstre, d’affreux homme, il garde la sérénité de sa face. Il organise l’angoisse. Il n’agit plus sur le bouchon que par l’influence d’un regard fixe. L’anxiété atteint ses limites. On dirait que, cédant aux genoux qui tamponnent, aux abdomens gonflés, aux bras raidis, la table garnie va sauter au plafond.

– Il est à gifler, dit Mme Bornet. Tu nous exaspères. On se trouverait mal. Donne-moi cette bouteille.

– Veux-tu lâcher ça, dit M. Bornet, ou je renfonce le bouchon !

– À mon secours ! crie Mme Bornet.

– Veux-tu lâcher ça, ou tu recevras de cette fourchette sur les phalanges.

– Mme Bornet a raison, dit l’ancien militaire excité. Parfaitement ! Vous vous jouez de nous. Honneur aux dames ! Passez la bouteille tout de suite.

Et déjà il l’empoigne.

– Vous ne me l’arracherez pas, dit M. Bornet, à moins de me casser les doigts.

– Est-il têtu ! disent les invités qui se lèvent décidés, sérieux. Et la bouteille disparaît jusqu’au col, sous les mains qui s’abattent, qui l’étreignent. Les moins promptes s’accrochent encore à des poignets. Des taches de sang circulent à fleur de peau.

– Ah ! c’est ainsi, dit M. Bornet. Soit, allons-y. J’en ai vu d’autres. Je me sens bœuf. Je vous défie, un contre dix. Tant pis si la bouteille éclate. Gare au malheur et sauve qui peut !

Les convives, hors d’eux, refusent de l’entendre, perdent prudence. Désireux d’agir, ils souhaitent un dénouement qui les soulage vite, n’importe lequel, et s’en remettent au destin.

Mais tiraillée en divers sens, la bouteille de champagne résiste aux efforts qui se contrarient, s’immobilise, étouffe, pousse toute seule, et le bouchon sort comme un soupir de digestion, se couche sur le côté, au bord du goulot, paresseusement.

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