À Alphonse Daudet.
Mme Bornet déchira, en suivant le pointillé, le télégramme et lut :
« Comptez pas sur nous. Indisposés. Amitiés. Lafoy. »
– Comme c’est ennuyeux ! dit-elle. Je vous le demande. Indisposés : beau motif ! Moi qui avais tout préparé !
– Ces choses-là n’arrivent qu’à nous, dit M. Bornet.
Mme Bornet réfléchit :
– J’y songe : il y a un moyen de nous arranger. Les Nolot viennent demain. Le gâteau sera encore frais. Il servira.
Mais le lendemain, au moment d’allumer les bougies, elle reçut un second télégramme :
« Impossible pour ce soir. Excuses. Nolot. »
– C’est comme un fait exprès, dit M. Bornet.
Mme Bornet, accablée, les lèvres blanches, ne comprenait pas cet acharnement du sort, et elle ouvrait la bouche toute grande afin de faciliter la sortie des mots blessants.
– Prévenir à neuf heures ! quel manque d’éducation !
– Mieux vaut tard que jamais, dit M. Bornet. Cependant, calme-toi, gros mérinos, tu vas tourner !
– Oh ! tu peux rire. C’est du joli ! Cette fois, le gâteau est bel et bien perdu.
– Nous le mangerons demain à déjeuner.
– Si tu crois que j’achète des gâteaux pour notre ordinaire.
– Sans doute ; mais puisque nous ne pouvons pas faire autrement, résignons-nous.
– Soit, gaspillons notre fortune, dit Mme Bornet.
Dépitée comme maîtresse de maison, elle passa une nuit mauvaise, avec de brusques coups de reins, tandis que son mari dormait légitimement et rêvait peut-être sucreries à la vanille.
– Il se réjouit déjà, pensait-elle.
Chose promise, chose due. Au déjeuner, la bonne apporta, non sans précautions, le gâteau sur la table. M. et Mme Bornet le contemplèrent. Il s’était affaissé. La crème avait jauni, fuyait par les fentes, et les éclairs s’y noyaient peu à peu. Autrefois semblable à quelque château fort, il ne rappelait maintenant aucune construction connue, parmi celles, du moins, qui ne sont pas encore écroulées. M. Bornet garda pour lui ces remarques et Mme Bornet se mit à découper les parts. Préoccupée de les faire égales, elle disait à son mari :
– Tu guignes la plus grosse, hein ! vieux gourmand !
Son couteau disparut sous les flots de crème coulante, gratta l’assiette, agaçant les dents, mais jamais elle ne parvint à fixer des limites, à tracer des sentiers secs, et toujours les parts débordaient l’une sur l’autre. Exaspérée, elle prit l’assiette, renversa dans celle de son mari la moitié du gâteau et dit :
– Tiens, bourre-toi.
M. Bornet emplit une cuiller à potage, souffla sur la crème tant elle lui parut froide, et n’en fit qu’une bouchée. Mais sa langue embarrassée refusa de clapper. Il grimaça, puis sourit :
– Je crois qu’elle a un petit goût, dit-il.
– Allons ! bon, dit Madame. Quel homme à caprices ! ma parole, je ne sais plus qu’inventer pour te nourrir. Seigneur, que je suis donc malheureuse !
– Essaie, toi, dit simplement M. Bornet.
– Je n’ai pas besoin d’essayer. Je suis sûre d’avance qu’elle n’a aucun goût.
– Essaie tout de même. Avales-en une cuillerée, rien qu’une.
– Deux, si tu veux, fit Mme Bornet.
En effet, elle les avala coup sur coup et dit :
– Eh bien ! quoi ? Qu’est-ce que tu lui trouves, à ce gâteau ? Un peu fait, peut-être.
Mais elle n’en reprit pas. Elle se désolait, allait pleurer, quand M. Bornet eut une idée :
– Écoute. Il y a longtemps que tu n’as rien offert au concierge, et j’ai observé que, depuis le Jour de l’an, ses prévenances diminuent. Privons-nous. Donnons-lui le gâteau. Nous avons la vie devant nous, pour nous en payer d’autres, n’est-ce pas ?
– Au moins, remets ta part, dit Mme Bornet.
Ils firent monter le concierge.
Après les compliments d’usage :
– Voulez-vous me permettre de vous offrir ceci, dit M. Bornet, en lui tendant l’assiette.
– Vous êtes trop charitables, dit le concierge, mais ça va vous manquer.
– Que non ! dit M. Bornet. J’en ai jusque-là.
Il pesa sur sa pomme d’Adam et tira la langue.
– Prenez, dit Mme Bornet. Ne craignez rien. C’est pour vous.
Le concierge, les yeux sur le gâteau, les narines flairantes, hésita et soudain demanda :
– Y a-t-il des œufs dans votre gâteau ?
– Parbleu ! dit M. Bornet, on ne fait pas de bon gâteau sans œufs.
– Alors, ça me rembrunit. Je n’aime pas les œufs.
– Qu’est-ce que tu lui contes, mon ami ? dit Mme Bornet. Il y a un jaune d’œuf, au plus, pour lier la pâte.
– Oh ! Madame, rien que d’entendre chanter une poule, j’ai mal au cœur.
– Je vous affirme, dit Monsieur, qu’il est exquis. Vous vous régaleriez.
Comme preuve, il trempa le bout du doigt dans le gâteau et suça hardiment.
Possible, dit le concierge ; je suis sans compétence. C’est égal, je n’en veux point. Je vomirais. Faites excuses, merci bien.
– Mais pour votre femme.
– Ma femme est comme moi. Elle n’aime pas les œufs. Elle les renvoie aussi. C’est un peu à cause de ce dégoût-là que nous nous sommes convenu.
– Pour vos charmants bébés.
– Mes gosses, Madame. Justement, l’aîné a mal aux dents. Il en perd partout. La friandise ne lui vaut rien. Et le plus petit, le pauvre cher petit, n’est point encore porté sur la bouche.
– Assez, dit Mme Bornet glaciale. Laissez-le. Nous ne vous forçons pas. Nous n’en avons pas le droit. Mille regrets, mon brave !
– Oui, assez, dit M. Bornet, du ton dont il eût repoussé un mendiant.
Ils étaient humiliés. Le concierge s’aperçut de leur mécontentement. Pris de scrupules délicats, il ne voulut pas les quitter sur cette impression fâcheuse, et poliment :
– Vous, Monsieur, qui êtes un savant, vous n’auriez pas, des fois, dans vos livres, un livre avec des lettres écrites imprimées, pour souhaiter des fêtes, la Sainte-Honorine, par exemple. Voilà qui me ferait plaisir et me serait utile. Je vous le rendrais.
On ne lui répondit même pas. Il s’éloigna à reculons, confus, certain qu’il les avait fâchés, et se promettant de faire oublier sa conduite par des amabilités de son ressort.
– Imbécile ! dit M. Bornet. Des gens qui crèvent de faim. Dernièrement, leur petit tétait une feuille de salade.
– Au fond, c’est de l’orgueil, dit Mme Bornet. Il mourait d’envie d’accepter.
Elle n’en revenait plus, et ses doigts fébriles jouaient sur les petits tambourins de ses tempes. Les coudes sur la table, Monsieur consultait une manche de son paletot. En vérité, ce gâteau était d’un placement si difficile qu’ils allaient s’en désintéresser.
– Sommes-nous bêtes ! dit enfin Madame.
Elle donna un vif coup de pouce à la poire électrique.
La bonne parut.
– Louise, dit sèchement Mme Bornet, mangez ça. Vous conserverez votre fromage pour demain.
Louise emporta le gâteau.
– J’espère qu’on la comble en dessert. Elle va le dévorer, les yeux fermés.
– Ça dépend, dit Monsieur, je n’en mettrais pas ma tête sur le billot. Cette fille se dégrossit, se parisianise. Elle a des diamants en verre aux oreilles.
– Je sais. Depuis que nous l’avons menée au cirque, par imprudente générosité, elle jongle avec les assiettes. Mais elle ne poussera pas la distinction jusqu’à bouder contre son ventre.
– Hé ! je me défie, moi. Elle peut engloutir le gâteau, comme elle peut n’y pas toucher.
– Je voudrais voir ça.
Ils attendirent ; puis, pour une cause ou pour une autre, sans faire semblant de rien, Mme Bornet passa dans la cuisine. Elle en revint grinçante d’indignation.
– Devine où il est, notre gâteau ?
M. Bornet se dressa comme un point d’interrogation énorme, oscillant.
– Devine, je te le donne en cent.
– Ah ! je trépigne.
– Dans-la-boîte-aux-ordures !
– Trop fort !
– Sacrifiez-vous pour ces drôlesses. Sortez-les de la crotte, voilà votre récompense : « Madame, je ne suis pas venue ici pour manger vos gâteaux pourris ! » Mais je jure Dieu que cette insolence lui a coûté cher.
Dédaignant la parole humaine, Mme Bornet écarta ses cinq doigts de la main droite et trois doigts de la main gauche.
– J’imagine effectivement, dit M. Bornet, le visage comme frotté à la mine de plomb, que tu lui as flanqué ses huit jours.
– Pardine !
Face à face, ils s’excitaient à la vengeance. Elle, ses huit doigts en pied de nez, sentait rayonner ses oreilles rouges, son front chaud, ses joues cuites, et lui s’enténébrait encore, telle une fenêtre au soleil, quand le store graduellement s’abaisse et développe son ombre.