Que Stéphen Orlac fut mort en tant que musicien célèbre, ni lui ni M. de Crochans n’en doutaient. Néanmoins, la déchéance du pianiste venait de revêtir une expression si frappante ; la vérité s’était formulée d’une manière si imprévue ; elle avait profité, pour se manifester, d’un appareil si imposant, que le silence de leur stupeur se prolongea.
M. de Crochans le rompit, non sans effort.
– Ces morts-là ressuscitent ! dit-il gaiement.
Mais l’incident avait replongé Stéphen dans l’obsession de son malheur ; il semblait la proie de l’abattement ; et ce jour-là, ils n’évoquèrent pas les morts plus avant.
– Il y faut une certaine habitude, disait le chevalier. Ne te décourage pas. Je te promets d’incomparables jouissances. Rappelle-toi qu’aujourd’hui nous n’avons fait que goûter à la science pythienne. Mon tableau n’est qu’un jouet, un accessoire de nécromancie élémentaire. Reviens me voir. La prochaine fois, je te montrerai, des choses tout à fait surprenantes.
– Fichtre ! Qu’est-ce que ça doit être, alors !… Vous m’avez fait frémir, avec votre tableau !
La voix plaisantait, mais rauque, et le visage crispé esquissait un sourire des lèvres, qui n’égayait ni le front ni les yeux.
Par la grande baie dégagée du rideau, la lumière d’un beau soir envahissait l’atelier. Le sanctuaire magique n’était plus qu’un coin d’ombre derrière un paravent. L’odeur d’hypogée avait cédé la place aux parfums de la myrrhe et du cinnamome.
– À bientôt, n’est-ce pas ? Tu verras la merveille formidable que j’ai découverte !
– À bientôt, dit Stéphen mollement.
L’autre déclama, comique et grandiloquent :
– Souviens-toi que je suis muet comme la tombe !
La porte refermée anima le squelette. M. de Crochans, resté seul, fit la grimace et vérifia d’une caresse sa calvitie.
– Je ne sais rien, murmura-t-il.
Diable d’homme ! « Secret comme la tombe », il ne l’était que trop. Était-il sincère, ou ne l’était-il pas ? Croyait-il vraiment, à l’évocation des morts ? Possédait-il vraiment, pour les évoquer, un moyen plus terrible que cette tête coupée peinte en trompe-l’œil ? Et cette tête, qu’en pensait-il à part lui, sous ce front dégarni qu’il se plaisait à railler, comme pour détourner l’attention publique du contenu vers le contenant ?…
Peu nous importe, au moment où nous sommes. Car, de toute façon, que la séance eût été sérieuse ou non ; que les yeux du tableau se fussent réellement ouverts et fermés pour Stéphen, ou que celui-ci, cédant aux sollicitations de son subconscient, eût cru les voir parler, le résultat était le même, sous un certain rapport.
En effet, dans un cas comme dans l’autre, Stéphen était le maître de traduire fidèlement le langage des yeux, ou de le travestir en indiquant des lettres de son choix.
C’est pourquoi le soliloque auquel M. de Crochans se livra dès le départ de Stéphen n’aurait rien appris sur ses intimes convictions à l’indiscret – ou à l’indiscrète – qui l’eût écouté.
– Je ne sais rien, répétait-il. Le gaillard, en tout cas, n’a fait que ce qu’il a voulu. Mâtin ! Quels nerfs ! Quelle concentration ! Il est, du reste, sur le flanc… J’avais espéré plus d’abandon, moins de méfiance… S’il m’a épelé tout au long le nom Stéphen Orlac, c’est qu’il n’y voyait pas d’inconvénient, c’est sûr. Donc, la chose doit n’avoir aucune espèce d’intérêt… Mais que penser de la première épreuve ? Les deux Z, puis le silence ? L’alphabet énoncé deux fois de suite, jusqu’au bout, puis plus rien ? Embrouillage naturel, ou embrouillage intentionnel ?… Ce ne serait pas la première fois qu’une table parlante, ou qu’un tableau parlant, provoquerait des réponses illisibles, nulles. Mais qui me certifie que Stéphen n’a pas triché ? Effrayé de la lettre redoutable qu’il avait à proclamer, ne voulant même pas que je connusse l’initiale du nom qu’il sentait imminent, pourquoi n’aurait-il point passé outre, et continué l’alphabet jusqu’à Z, par deux fois, gratuitement ?
« Si j’avais su, j’aurais employé tout de suite les grands moyens. Une impression plus violente aurait sans doute neutralisé la présence d’esprit de Stéphen. Plus intimidé, le garçon perdra la tramontane, et je saurai tout.
Stéphen, pendant ce temps, rentrait chez lui pour dîner.
Rosine l’attendait avec une certaine impatience.
Il lui raconta la séance de spiritisme exactement comme nous l’avons nous-mêmes racontée.
– En somme, conclut-il, c’est une variante des tables qui parlent. Au lieu d’être plusieurs autour d’un guéridon, on est seul devant un tableau. Ce n’est pas un meuble qui se soulève et retombe, c’est une image qui ouvre et ferme les yeux – une image truquée, pareille à ce Voile de sainte Véronique que tout le monde connaît, où sont peints à la fois, entremêlant leurs lignes, des yeux ouverts et des yeux fermés.
– Mais, dit Rosine, les tables tournantes ou parlantes, qu’en penses-tu ?
– Ce que tu en penses toi-même. Ce qu’en pensent tous les gens raisonnables. Il est indéniable qu’elles tournent et qu’elles frappent ; mais les esprits n’y sont pour rien. Elles se meuvent sous l’influence de pesées inconscientes ; et ces pesées, exercées à son insu par l’un des participants, traduisent la pensée profonde de son subconscient. Il n’y a là véritablement ni spiritisme, ni nécromancie. C’est un phénomène aussi normal que le rêve… L’idée de mon malheur ne me quitte pas. Je lui ai donné, dans mon subconscient, une forme éloquente : celle de la mort artistique. Mes rêves lui prêtent parfois des formes plus sinistres qui, à l’état de veille, ne me viendraient pas à l’esprit…
Rosine songeait.
– Enfin, dit-elle plaisamment, le chevalier ne t’a pas convaincu.
– Certes non. Tout cela est enfantin, creux.
– Au moins, tu lui as caché ton opinion ?
– D’autant mieux que la mise en scène est troublante, et que j’étais assez fatigué… Maintenant, il paraît que notre ami connaît un autre truc… Mais…
– Tu lâches l’initiation ?
– J’aimerais mieux Robert Houdin. C’est plus franc.
Le succès du bon complot était gravement compromis. Rosine l’apprenait avec désespoir. Quel bonheur c’eût été, pour elle, de voir Stéphen revenir de l’atelier dans l’émerveillement et l’enthousiasme, gagné par l’occultisme, pris par une nouvelle passion ! Quoi ! demain marquerait un pas de plus vers le terme affolant et mystérieux ? Demain, Stéphen serait plus sombre qu’aujourd’hui, plus nerveux, plus acharné à son salut de pianiste, plus prodigue et plus maniaque ?…
Ces derniers jours avaient été abominables. La neurasthénie (?) de Stéphen montait une courbe accentuée. Il semblait, plusieurs fois dans la journée, subir des poussées d’angoisse. On le voyait tout à coup parcourir le petit appartement comme un lion boiteux dans sa cage, l’œil hagard, le geste involontaire ; ou bien, à bout de résistance, se laisser aller dans un fauteuil, sans force, livide, le front emperlé d’une sueur froide. Puis il allait s’enfermer avec ses livres, ses machines, son outillage…
Le dîner fut bref. Stéphen mangea peu. La séance de spiritisme était déjà loin de sa pensée. Il se leva de table le premier, et se dirigea vers la chambre des mains. Avant de partir pour le Concert Pourpre, il avait le temps de procéder à quelque massage ou onction.
Rosine et Régina, qui desservait, échangèrent un regard consterné.
Une sorte d’affection attachait maintenant la maîtresse à la servante. Mme Orlac avait trouvé dans cette fille entendue une véritable alliée qui comprenait la situation avec beaucoup de cœur et de tact, prodiguait intelligemment les réconforts, veillait à la coquetterie du home et, loin d’exploiter l’amitié de Rosine, employait toute son industrie à réaliser dans le train du ménage les plus louables économies. Enfin Rosine, bien Parisienne en ceci, lui savait gré, à un point que l’on ne pourrait dire, d’avoir l’air d’une soubrette de marquise, alors qu’elle n’était, en vérité, que de ces bonnes à tout faire dont les dehors sont plus souvent de souillons que de caméristes.
La servante désigna la chambre des mains.
– Pourquoi Madame ne regarde-t-elle pas ce qui se passe là-dedans ? dit-elle d’un ton persuasif où il y avait tout ensemble de la tendresse, du respect et du reproche.
Bon conseil, plus d’une fois donné, jamais suivi. Le métier d’espionne déplaisait à Rosine. Mais ce soir-là, tout paraissait aller à vau-l’eau. Il était temps d’agir par soi-même. La résolution fut prise en un clin d’œil. On n’avait plus le droit de négliger, sous prétexte de scrupules, ce qui pouvait concourir à l’extraction de la vérité. Puisque le chevalier n’avait pas réussi, c’était maintenant le tour de Rosine !
Aussi bien, elle se piquait de clairvoyance, et son esprit, son instruction, ses lectures l’avaient, croyait-elle, prédisposée aux astuces policières.
Un X flamboyait devant elle, comme un feu follet imaginaire. C’était l’X des couteaux, et c’était en même temps l’X du problème à résoudre, l’inconnue à dégager. Rappelant ses souvenirs de lycée, Rosine aborda l’énigme comme une question d’algèbre, et résolut de chercher d’abord les données qui permettaient la mise en équation du problème tragique.
Ses pieds, dûment chaussés de pantoufles, la portèrent sans bruit jusqu’à la chambre des mains.
La porte en était close. La clef, par chance, n’obturait pas le trou de la serrure, étant tournée sur le côté.
Une minute plus tard, Rosine battait en retraite. Stéphen, pressé par l’heure, venait de se lever de sa chaise pour partir. À peine avait-elle eu le temps de l’entrevoir fermant un livre d’anatomie et serrant dans une boîte une main de squelette sur laquelle il suivait les développements du livre. Le Dr Faust, courbé sur son grimoire, qui le repousse et s’écrie en do majeur : « Rien ! Rien ! », n’est pas plus sombre.
Rosine fut prête avant son mari. Elle ne voulait pas le quitter de quelques jours. Et puis, elle avait remarqué que Stéphen ne tenait pas à ce qu’elle parût au Concert Pourpre ; il semblait craindre qu’elle n’y apprît quelque chose. S’y rendre chaque soir s’imposait donc.
Le musicien, voyant qu’elle se disposait à l’accompagner, ne fit aucune objection, mais n’ouvrit pas la bouche jusqu’à leur entrée dans l’établissement de la rue Saint-Sulpice.
L’heure du concert sonnait.
En juillet, quand il fait beau, les Parisiens délaissent la musique pour la promenade. Le Concert Pourpre était sur le point d’annoncer sa clôture annuelle. Bien que ce fût là et un concert et un café, la salle était à moitié vide.
Rosine, pour mieux respirer, se plaça près de la porte, qu’on laissait entrouverte.
L’estrade s’élevait au fond du lieu, et Stéphen, pendant qu’il dirigeait, tournait le dos au public, circonstance qui facilita très heureusement la conduite de Rosine dans l’événement que l’on va connaître.
Le petit orchestre, sous la direction de Stéphen, exécutait la Suite algérienne de Saint-Saëns, et le cor d’harmonie évoquait, non sans couacs, l’Entrée en rade d’Alger, lorsqu’une petite bouquetière se montra sur le seuil du Concert Pourpre et, s’accotant au chambranle, attendit, pour vendre ses fleurs, la fin de la symphonie.
Rosine se trouvait assise tout près d’elle, les yeux à la hauteur de son panier fleuri. La petite portait ce panier à deux mains, et sa main gauche tenait par surcroît une lettre, dont Rosine, sans bouger, put lire la suscription.
Cette lettre était adressée à « Monsieur Stéphen Orlac », sans autre indication.
Avec une rapidité inconcevable, Rosine fit un signe à la fillette, lui tendit un billet de vingt francs, saisit la lettre, attira l’enfant et lui chuchota :
– Sois tranquille, je remettrai cette lettre à son adresse.
Qui fut ébahie ? Ce fut la bouquetière. Elle voulut reprendre sa lettre, mais Rosine l’avait escamotée.
– Je te dis qu’elle sera remise ! Chut !
Et, le doigt sur la bouche, elle fut sévère :
– Qui est-ce qui t’a donné cette lettre ?
– Je ne sais pas, madame, je vous le jure ! Rendez-la-moi… Au moins, remettez-la au monsieur sans que ça se voie, comme on me l’a recommandé…
– Qui est-ce qui t’a recommandé ça ?
– Un homme que je ne connais pas, madame.
– Comment était-il habillé ?
– Comme tout le monde, madame. Je ne sais pas qui c’est.
Elle semblait dire la vérité. Rosine, qui la tenait, la lâcha.
On applaudissait. La musique de M. Saint-Saëns avait, de son ampleur, couvert le dialogue. Stéphen se retourna. Sa femme lui sourit. La bouquetière, placide, peut-être cynique, offrait de stalle en stalle ses roses maigres et rouges.
Quand elle fut partie avec une œillade de complicité pour Rosine, et pendant les premières mesures du Prélude à l’après-midi d’un faune, la lettre reparut à la lumière.
L’écriture de l’enveloppe n’éveillait en Rosine aucune souvenance. Elle ouvrit.
Un billet laconique, anonyme, portait ces mots :
Les DIX ordonnent. Ils veulent du sang. Obéissez. N’oubliez pas la BANDE INFRAROUGE.
Rosine sentit son cerveau battre comme son cœur. Depuis la catastrophe de Montgeron, le temps, derrière elle, s’allongeait comme un espace plein de nuit. Un éclair empourpré venait d’y jeter sa lueur dramatique ; après quoi, je ne sais quelle aube épouvantable persistait, qui laissait voir, dans l’ombre, des ébauches plus effrayantes encore que la nuit primitive.
Ainsi, les pires suppositions se réalisaient ! Le sens des signes se confirmait, le langage des couteaux devenait clair ! Stéphen était sommé de verser le sang !… Le sang de qui ? Et par qui sommé ? Quels étaient ces gens de proie ? Comment avaient-ils pris sur Stéphen un pareil ascendant ? Qu’avait-il fait pour tomber sous leur coupe ? Ah ! le malheureux ! le pauvre bien-aimé ! Quelle damnation que la sienne !…
Dix. Ils étaient dix. Était-ce une indication ? Hélas ! Paris n’est point Venise, et le XXè me siècle n’a rien à faire avec l’époque la plus soupçonneuse de la Sérénissime République. Le Conseil des Dix n’avait plus que la valeur d’un fait historique, assez terrible cependant pour donner le frisson à travers la durée. Sans doute l’auteur du billet mystérieux avait-il joué de cette terreur inextinguible, en prêtant à son style ce tour absolu, tyrannique, omnipotent…
Dix, La bande infrarouge. L’association secrète comprenait dix membres. Et parmi eux, Spectrophélès ? Parmi eux, celui qui plantait les couteaux, celui qui volait les bijoux, celui qui les restituait ?
L’écriture du billet n’était pas la même que l’écriture des deux cartes trouvées dans le coffre aux bijoux…
Mais, après tout, qu’importait à Rosine l’identité des tourmenteurs ! L’essentiel était de savoir que Stéphen était dans leurs mains comme un instrument ; qu’il était à la veille d’abdiquer toute résistance et qu’il allait leur obéir, à moins d’une intervention rapide et vigoureuse… Ne le voyait-on pas glisser à l’abîme, de jour en jour ? L’aggravation de son hypocondrie ne décelait-elle pas les progrès de sa chute ? Cet homme roulait au précipice !… Nul doute que ses persécuteurs n’eussent multiplié les signes et les ordres, sans que Rosine s’en aperçût. Ce billet n’était pas le premier ! Et ainsi s’expliquait maint désespoir de Stéphen, à la rentrée du Concert Pourpre… Soit ; mais ces désespoirs le prenaient aussi à d’autres moments, sans qu’il fût sorti !…
Alors, tout ce qu’il y avait d’inexplicable et même de fantastique dans le manège de la bande infrarouge assaillit l’âme inquiète de Rosine, depuis la première apparition de Spectrophélès derrière le brancard de Montgeron, jusqu’à sa dernière escapade dans le cadre à photographie. L’incompréhensible manœuvre relative aux bijoux harcela son ignorance, et ses regards anxieux suivirent les traînées d’or que faisaient dans l’espace les bagues de Stéphen, tandis qu’il battait la mesure compliquée du Prélude de Debussy.
L’admirable poème musical tirait à sa fin. Un entracte allait suivre. Rosine balança s’il valait mieux déchirer le billet ou le faire parvenir à destination ; finalement, elle le plia et le dissimula dans sa main fermée.
Lorsque le chef d’orchestre vint s’asseoir près d’elle pour y passer les quinze minutes de relâche, il ne sentit pas la petite main légère insinuer le message dans la poche gauche de son gilet.
Des musiciens les rejoignirent : Lanteuil le premier violon, Bergasse la flûte, Maucalquin la basse.
Comme ils se levaient pour la reprise du concert, le poète Frusquet fit son entrée. C’était un familier de l’endroit, plus mélomane encore que versificateur. On l’aimait pour la bonhomie de ses façons et la sûreté de son goût. Parfois, quand Stéphen entraînait chez lui quelques confrères, Frusquet, sur ses instances, se mettait de la partie et récitait des vers entre une sonate et un trio.
Rosine et le poète restèrent côte à côte.
L’Apprenti Sorcier déroula son humour ingénieux et puissant.
C’est une habitude chère à plus d’un kapellmeister que de mettre l’index dans la poche gauche du gilet, tout en agitant le bras droit pour scander les rythmes. Stéphen n’y manquait pas.
Rosine vit le geste, qu’elle attendait. Elle vit aussi la pâleur soudaine, qu’elle n’attendait pas moins.
Son opinion était faite. L’épreuve avait été plus rude pour elle que pour Stéphen. Ce n’est pas sans souffrance qu’elle lui avait infligé la hideuse surprise. Stéphen, n’ayant approché aucun suspect, devait se demander avec effroi comment sa poche pouvait receler tout à coup l’un de ces billets despotiques dont il devinait l’inflexible teneur… Mais maintenant elle savait ! Elle connaissait la source des sueurs froides, l’origine des tremblements, la cause de l’angoisse ? Et savoir, pour elle, c’était tout !
Il se débattait dans les serres de la ténèbre, seul, silencieusement, sans appeler au secours. Pourquoi ? Était-il donc coupable d’un méfait que l’on n’avoue pas ? Lui ? Allons donc ! Il fallait croire, plutôt, qu’une menace pesait sur son silence. Parler, c’eût été sans doute divulguer quelque mauvaise action dont le hasard l’avait rendu témoin. Parler, c’eût été déchaîner la colère de quelque brute. C’eût été désobéir. Et désobéir, c’était peut-être déclencher un malheur inimaginable !…
L’orchestre s’était tu, et Frusquet psalmodiait à voix basse des vers de Mallarmé. Elle entendait toujours la musique, et n’entendait pas le poète. Elle était perdue dans un brouillard bourdonnant.
*
* *
Enfin Stéphen arriva, le chapeau sur la tête. Rosine concentra toute sa vie pour grimer d’un sourire ses traits languissants. Le poète la saluait. On serra des mains. Ils sortirent.
Nuit blanche.
Rosine fut debout à l’aurore. Stéphen, agité, s’était débattu contre les spectres d’un cauchemar. Par deux fois elle l’avait vu se lever, les yeux ouverts mais plein de sommeil, errer au hasard dans la chambre et, poursuivant son rêve, balbutier des plaintes et des supplications. Mais c’est en vain qu’elle avait tendu l’oreille : les paroles du somnambule n’étaient que d’informes rumeurs, et son esprit, en proie aux affres du délire, ne projetait plus au dehors les phantasmes qui le peuplaient.
À huit heures, enveloppé d’un peignoir, il se rendit dans la chambre des mains.
Alors, Rosine et Régina conférèrent entres elles ; et voici ce qui s’ensuivit :
Rosine, habillée comme pour une sortie matinale, dit très haut, à travers la porte de la chambre des mains :
– Nous sortons toutes les deux. Des courses dans le quartier. Si on sonne, veux-tu ouvrir ?
– C’est bon ! répondit Stéphen. À tout à l’heure, mon petit !
Or Régina sortit tapageusement, fit du bruit comme deux, et Rosine demeura sur place, devant la porte énigmatique, Stéphen se croyant seul au logis.
Elle s’assura sur ses pieds, s’étaya d’une main à la muraille, étendit l’autre contre la porte même, afin de bloquer le jeu qu’elle pouvait avoir et qu’un mouvement brusque eût peut-être repris malencontreusement…
À cet instant, coup sur coup, deux chocs ébranlèrent le vantail avec un bruit sec. Rosine recula d’abord, assez émue ; mais la porte ne s’étant pas ouverte, elle reprit ses dispositions.
Un troisième choc se produisit – d’une pierre lancée, semblait-il – et, comme l’œil de l’observatrice allait atteindre au but, un quatrième choc, plus violent, secoua la menuiserie.
Rosine retint un cri et retira sa main avec une vivacité instinctive. Quelque chose venait de la piquer grièvement. Au milieu de sa paume, une blessure saignait.
Sans y prendre garde, elle risqua son œil au trou de la serrure.
Stéphen, échevelé, blême, l’air fou, retroussant d’une main la manche de son peignoir, se tenait au fond de la chambrette. Un couteau à virole, marqué d’un X, luisait sur le plat de sa main. Son bras, retiré en arrière, se détendit en avant, et l’arme, pirouettant dans un éclair d’acier, vint se ficher, vibrante, non loin de la serrure. Rosine, à tâtons, palpa la pointe qui dépassait.
Elle vit encore Stéphen, échoué sur une chaise, éclater en sanglots…
Mais c’en était trop. Le sang coulait le long des jolis doigts. Plus morte que vive, la pauvre femme se traîna dans la cuisine, pansa comme elle put sa main brûlante, et, par l’escalier de service, s’échappa au hasard, dans la rue, au grand air.
Des vers ronronnaient à son oreille, obsédants ; des vers de Baudelaire, que Frusquet se plaisait à réciter :
… sept couteaux
Bien affilés. Et comme un jongleur insensible,
Prenant le plus profond de ton amour pour cible,
Je les planterai tous dans ton cœur pantelant,
Dans ton cœur sanglotant, dans ton cœur ruisselant !
Ah, oui ! C’était dans son cœur même qu’il les avait plantés, ces couteaux ! Et son cœur ruisselait, d’uxor dolorosa !
Elle allait, sans savoir et sans voir, et redisait, stupide :
– Un jongleur insensible… Un jongleur insensible…