II SPECTROPHÉLÈS

Ces couteaux, elle les tenait dans sa main bandée.

Et c’était le jour même, après-midi.

Stéphen absent jusqu’au soir, Rosine et Régina avaient projeté de pénétrer dans la chambre des mains. Pour ce faire, la servante aux yeux noirs, sous prétexte d’avoir égaré son trousseau de clefs, s’était procuré chez un galant serrurier quelques douzaines de rossignols enfilés sur un cercle de fil de fer.

À tout prendre, il s’agissait seulement de crocheter la porte et d’ouvrir trois cassettes aperçues par le trou de la serrure et qu’il était raisonnable de supposer fermées.

Elles l’étaient effectivement, mais ne contenaient : la première que de la pharmacie, la deuxième que des ustensiles de massage, la troisième que les pièces interchangeables des machines électriques.

Rien de suspect, au premier abord. De la confusion. Beaucoup de fioles et de petits pots sur un rayon. Les électriseurs abritaient dans des boîtes vernies leur mécanisme de cuivre, d’ébonite et de gutta-percha. Au-dessus de la table une bibliothèque-étagère contenait quelque deux cents volumes de toute taille, mal rangés. La machine à écrire occupait son support ; le clavier silencieux croisait ses tréteaux ; sur la table, un grand désordre emmêlait une foule d’objets disparates et quelconques, comme on en voit sur les bureaux des hommes sans soin.

Les couteaux furent dénichés derrière les livres, insérés entre le mur et la base de l’étagère, qu’on avait échancrée à cet effet. En somme, bien cachés.

Il y en avait cinq. Tous pareils. C’étaient de ces couteaux à cran d’arrêt que les apaches nomment surins ou lingues, comme un chacun le sait.

En vérité, il y avait de quoi frémir, tant ces surins semblaient faire partie d’un musée du crime, et paraissaient décrochés d’une panoplie toute garnie d’instruments homicides : lames, casse-têtes, coups-de-poing et revolvers, sans compter les choses banales telles que bouteilles, pieds de chaises, chenets et autres massues improvisées, débonnaires par destination, et qui sont plus horribles encore que pistolets d’assassins et poignards d’égorgeurs, lorsque le sang d’un meurtre est sur eux.

Pourtant, la similitude de ces cinq couteaux donnait à penser. Par là se manifestait clairement leur nature. C’étaient des signes, et rien d’autre. Ils se ressemblaient comme les cartes de visite d’une même personne. On les avait achetés en même temps. Le même marchand coutelier les avait extraits du même paquet, dont la ficelle maintenait extérieurement l’un d’eux pris pour modèle.

Seulement, l’X était postérieur à l’achat. De petites imperfections révélaient que cette lettre de métal blanc avait été incrustée dans la corne du manche par un ouvrier dont ce n’était point la spécialité.

X : la lettre qui est un point d’interrogation ! le caractère sphinx ! la croix de Saint-André qui barre le passage !

La traduction de la lettre X par ces mots « les X », abrégé de « les bandits pénétrés de rayons X », ne tentait plus Rosine. Pourquoi ? Elle n’aurait su le dire. Sans doute cette traduction comportait-elle trop de concessions au romanesque, une reconnaissance trop absolue du principe merveilleux. La science ne procède pas au moyen de bonds ; elle passe d’une découverte à l’autre par la pente douce d’un escalier facile. De la radiographie par les rayons X à l’existence de créatures imbues de rayons X, il y avait un saut par-dessus un abîme ; et Rosine, à tête reposée, ne pouvait plus croire que ce saut fût possible.

Non, X, cela voulait dire autre chose.

X. Pourquoi cette marque de mystère ? Ces couteaux, ces signes, s’adressaient à Stéphen. Or, ils ne pouvaient l’affoler congrûment que si leur provenance était connue de lui. Donc, il savait quelle personnalité se cachait sous cet X. Et cet X, alors, ne prétendait point à son sens habituel ; cet X ne voulait pas représenter l’anonymat, l’ombre, l’invisible, l’inconnu. Cet X n’était pas un masque alphabétique. Autant le dire : cet X n’était pas un X !

Cependant, X désignait à coup sûr la bande infrarouge… « À coup sûr » ? non ; mais apparemment ; et il fallait le démontrer.

La bande infrarouge… Une bande, alors, qui faisait usage de rayons X ?… Peut-être.

Mais ne savait-elle rien de plus, sur cette bande, Rosine ? Ne connaissait-elle pas des indications plus certaines que celles d’agissements énigmatiques et troubles ? Des indication sûres ? Le billet du Concert Pourpre :

Elle le relut dans sa mémoire :

Les DIX ordonnent. Ils veulent du sang. Obéissez. N’oubliez pas la BANDE INFRAROUGE.

Ils étaient DIX et leur paraphe était un X…

Elle avait compris !

X n’est-il pas le chiffre romain qui représente le nombre DIX ?

Le problème aboutissait. La valeur de l’inconnue était dégagée :

X = 10

C’était, dira-t-on, peu de chose.

En pratique, oui ; car si X avait cessé d’être une lettre pour devenir un chiffre ; si X équivalait à 10, quelles quantités 10 représentait-il ? Qu’est-ce que c’était que ces dix-là ?…

D’accord. Mais Rosine accueillit avec plaisir une preuve qui confirmait sa présomption, en lui démontrant que les lanceurs de couteaux n’étaient autres que les bandits infrarouges, et que l’ennemi, décidément, s’unifiait. Ensuite, le fait d’avoir dissipé si peu que ce fût des ténèbres qui l’entouraient constitua pour elle un encouragement extraordinaire ; et la joyeuse vanité des réussites l’anima d’un zèle nouveau.

Elle replaça les cinq couteaux dans leur cache, se promettant de rechercher comment trois d’entre eux étaient venus en la possession de Stéphen sans qu’elle en eût vent. De ces cinq couteaux, en effet, elle n’avait vu arriver que celui de la rue Guynemer et celui du boulevard Montparnasse. L’un des trois autres avait dû parvenir à Stéphen avant le cauchemar de la maison de convalescence, qu’il avait provoqué. Restaient deux couteaux dont rien n’indiquait le mode non plus que la date d’expédition.

Ce faisant, et comme elle remettait les livres sur les tablettes, quelle fut sa surprise de voir que ces livres ne traitaient pas tous d’anatomie ou de médecine, mais qu’elle avait sous les yeux l’œuvre de Lombroso !… Sans être érudite, elle savait assez que c’étaient là des travaux d’anthropologie criminelle…

Or, l’œuvre de Lombroso n’était point ici traduit en français, mais on le lisait dans le texte italien. Stéphen, qui entendait plusieurs langues, avait-il voulu dépister les indiscrets ?…

Elle poursuivit l’examen de la bibliothèque, et s’aperçut que les ouvrages de criminologie s’y trouvaient en plus grand nombre que les autres. Quelques-uns seulement étaient en français. Elle remarqua, toujours en italien, la célèbre étude de Beccaria, et deux in-quarto allemands : Die Vorbedacht, par Karl Kœnigsmark, Leipzig, 1880, Kriminalistische Abhandlung, par Franz Doppelstrauss, Stuttgart 1905, ainsi qu’un vieux bouquin relié en peau de truie, le fameux De Cœde de l’humaniste Petrus Benedictus.

Deux dictionnaires, avidement feuilletés, traduisirent ces titres de la sorte : La Préméditation, Traité de criminalité et Du meurtre.

Régina s’ingéniait à ouvrir le tiroir de la table. Rosine, malgré la confiance que lui inspirait sa collaboratrice, profita du fait pour lui cacher son trouble, et se félicita de ce que ces livres étrangers fussent inintelligibles aux primaires de son espèce.

Le tiroir, ouvert, ne contenait que des planches anatomiques, des tableaux descriptifs de massage, des mains d’écorché en carton-plâtre, montrant au naturel les muscles, les veines ou les nerfs, des mains-squelettes, dont les osselets étaient montés sur des ressorts, comme celles de Guillaume, un manuel de chiromancie, un petit cachet en caoutchouc portant le chiffre 7, avec son tampon encreur, enfin de nombreux journaux soigneusement pliés.

Ces journaux portaient les mêmes dates : 17, 18 décembre et donnaient le récit détaillé de la catastrophe de Montgeron, qui s’était produite dans la nuit du 16 au 17.

Le tiroir ne recelait donc qu’un objet équivoque, à savoir le cachet portant le chiffre 7.

Les chiffres 10 et 7 dominaient le mystère.

Sept, c’était le vieux nombre fatidique, mais Rosine n’en savait pas davantage, et n’apercevait rien qui, dans cette affaire, pût se compter par sept.

Son esprit, du reste, vagabondait à l’aventure. Depuis la découverte des livres, elle était sous l’empire de la terreur. Elle ne doutait plus que Stéphen fût parvenu au terme d’un lent processus qui, par degrés, l’avait amené à deux doigts du crime. Une influence occulte y travaillait. Il était sur le point d’obtempérer à la volonté persécutrice. Il allait verser ce sang que les DIX de la bande infrarouge lui commandaient de verser. Il allait tuer !

Qui ?

Lui-même, n’est-ce pas ?

Il était trop bon et trop droit pour nuire à autrui. Impuissant à désobéir aux ordres mystérieux, le sang qu’il répandrait serait le sien ! Rosine n’en voulait pour témoins que les larmes qu’il avait pleurées après avoir lancé les couteaux dans la porte avec une habileté si effroyable.

– Cependant…

Cependant, le malheureux devenait somnambule ! Il se levait la nuit, tout endormi, marchait et agissait, mû par on ne sait quelle force étrangère. Et dans ces heures d’absence, où son âme dormait dans son corps éveillé, de quoi ce corps était-il capable ? Soustrait au contrôle de la conscience, ne pouvait-il commettre des méfaits dont Stéphen, pourtant, aurait à répondre ?…

À tout instant, la présence de Rosine semble l’effrayer… Il s’efforce, auprès d’elle, de ne pas s’endormir… Est-ce seulement qu’il craint de parler en songe ?… Ah ! s’il appréhende de succomber à cette monstrueuse tentation, nul doute, nul doute qu’il ne se suicide ! Un jour, bientôt, tout à l’heure peut-être, elle le retrouvera gisant, un de ces couteaux planté dans le cœur !…

– Refermez tout cela, dit-elle à Régina. Il n’y a rien… C’est bon, merci. Refermez vite. J’ai à sortir.

Elle voit déjà Spectrophélès emportant Stéphen aux enfers. Tout son être s’écrie : « À moi ! »

Et elle se tourne, dans sa détresse, vers le vieux conseiller qui l’aime et la soutient.

Elle descendit comme on se sauve.

Deux fentes, dans la porte du boulevard, lui apprirent comment Stéphen, en rentrant nuitamment du Concert, avait trouvé le quatrième et le cinquième couteau. Cette vue précipita sa fuite.

Elle frappa chez M. de Crochans, de manière à lui faire croire que le diable était à ses trousses.

Le vieux gentilhomme, par chance, se trouvait là. Il s’habillait et vint ouvrir en pyjama, un rasoir à la main. La joue droite crémeuse d’une mousse si appétissante qu’on l’eût souhaitée comestible.

– Une minute ! Veuillez vous asseoir, dit-il en montrant le divan à peau d’ours. J’achève de me barbifier, n’est-ce pas ?

Comment le lui refuser ? C’était de ces petits contretemps ridicules contre lesquels rien ne prévaut, fors le temps. Louis XIV lui-même eût attendu que M. de Crochans finît de se raser.

Rosine, au comble de la fatigue, se laissait aller parmi les coussins.

Du fond de son cabinet de toilette, le chevalier parla du bout des lèvres, avec la crainte manifeste de se faire une estafilade :

– Je m’habillais pour aller vous voir… vous parler de notre séance d’hier…

– Taisez-vous, lui dit Rosine, vous allez vous couper.

Elle regardait Oscar le mannequin, debout près de la porte et toujours vêtu de son complet blanc. Elle comprenait le subterfuge du spirite. Mais, en dépit de sa raison, elle était si énervée qu’elle détourna les yeux, le simulacre ressemblant plus que jamais au démon de Stéphen.

Alors, son regard rencontra de biais un tableau posé sur un support, vers sa gauche, dans la partie retirée de l’atelier.

C’était le portrait d’une façon de radjah magnifiquement paré. Mais c’était aussi l’incontestable portrait de Spectrophélès, avec son rictus de Méphisto, ses bagues d’améthyste et ses prunelles d’émeraude, dont il fascinait Rosine…

Cette fois, la jeune femme réagit et, toute frémissante d’une anxieuse curiosité, s’approcha du tableau pour le braver en face.

Ô prodige ! L’homme qui la fixait de ses yeux perçants était bien toujours Spectrophélès, mais non plus le radjah ! Un gentleman occidental l’avait remplacé dans le cadre. Son costume plein d’élégance était d’une blancheur immaculée. Acceptant le défi de son antagoniste, le portrait hypnotiseur venait de rejeter son fastueux déguisement et d’apparaître sous ses dehors bien connus. Le spectre de Montgeron surgissait devant Rosine !

Les émotions multipliées, la douleur lancinante de la main blessée, l’alarme continuelle, le lieu singulier, ce squelette, ce mannequin, ce fantôme… Quelle femme n’eût point succombé ?

À bout de résistance, elle battit l’air comme une baigneuse qui fonce, et s’affaissa plaintivement.

Share on Twitter Share on Facebook