IX TÉNÈBRES

Comme il était rationnel, M. Bourquerin, déjà chargé de l’affaire de Crochans, fut désigné pour instruire simultanément l’affaire Édouard Orlac ; et le même substitut, M. Lambert-Gondat, scruta les deux crimes.

Il faut savoir que les médiums ayant pris séance chez M. Édouard Orlac, le soir de sa mort, se présentèrent au Parquet dès le lendemain matin, de leur propre initiative.

« Il y a d’honnêtes médiums, m’avait dit Cointre, et ceux-là ne sont pas tous névropathes. »

Sur ma foi ! n’étaient-ils pas de ce nombre, les trois témoins qui firent le récit du drame avec tant d’émotion et de simplicité ?…

– Cela dépend de ce que vous entendez par « honnêteté », me répliqua l’inspecteur lorsque, en plein interrogatoire, je lui fis part de mon impression. Observez soigneusement…

J’observai ; et je crus, en effet, discerner quelque nuance entre l’accent de franchise que mettaient les médiums à raconter le meurtre et l’indignation avec laquelle ils se défendaient d’avoir usé des accessoires contenus dans les sièges.

Ils prétendirent que ces fallacieux objets n’étaient point leur propriété ; que « d’éhontés imposteurs les avaient mis là dans un autre temps ; jamais l’idée ne leur serait venue qu’ils étaient assis sur des valises de saltimbanques ; quant à eux, la fraude n’était point leur fait ». Et ils en protestaient avec une hauteur ennoblie de tristesse.

Mais le ton changeait lorsqu’ils en venaient, l’un ou l’autre, à dire comment M. Édouard Orlac avait été poignardé dans les ténèbres par une main phosphorescente surgie tout à coup devant lui, à l’instant qu’on évoquait les mânes de Vasseur. Il y avait là plus de sincérité.

Les trois récits concordaient. Thérèse Panard, peut-être, se révéla plus précise que Smith et Antonini ; mais la fleuriste, l’ancien jongleur et le cartonnier ne se contredirent sur aucun point.

« Effrayés d’un phénomène qui dépassait de si haut les limites ordinaires de l’occultisme, la panique les avait saisis, et, dénués d’illusions sur les sentiments qu’une police mal informée nourrit à l’égard de leur corporation, ils s’étaient sauvés en pagaïe. Ils le regrettaient, comme le prouvait bien leur comparution volontaire. »

L’interrogatoire se poursuivait, et les réponses succédaient aux demandes, formulées par M. Bouquerin.

M. Édouard Orlac, lui-même, avait introduit ses hôtes dans le salon, où personne ne se trouvait.

On avait fait l’obscurité dès le début de la séance.

Vasseur était le sixième assassin traîné par M. Édouard Orlac devant son tribunal, pendant cette audience d’assises chimériques.

À la question : « Quelqu’un pouvait-il être caché dans un meuble ? » les médiums répondirent ne pas savoir. Mais Cointre dit :

– Le coupable est entré par la porte, après avoir interrompu le courant électrique, la portière d’étoffe empêchait de voir le jour ; d’ailleurs, il faisait déjà noir dans le vestibule. Quant au bruit de la porte, une voiture passant sur le pavé l’aura étouffé. L’homme, alors, s’est coulé derrière le fauteuil de M. Orlac. Là, ayant frotté sa main et son couteau d’un bâton de phosphore, il attendit l’évocation de Vasseur…

– Et les empreintes ? rappela M. Bourquerin en faisant de son index un revolver qu’il braquait, contre son nez, dans la direction de l’inspecteur. Un gant ?

– Naturellement.

Ce mot « naturellement » définissait en cinq syllabes la méthode du policier. Cointre rejetait d’emblée tout ce qui, selon lui, n’était pas naturel. Je doutais seulement que sa culture fût assez étendue pour lui permettre, sans erreur de classification, de partager le monde des hypothèses en naturelles et pas naturelles.

Les médiums branlaient du chef. Pour peu qu’ils fussent sincères, rien, à leur sens, n’était plus vrai que ce que l’inspecteur jugeait faux – et ils étaient trois contre un !

Après ceux-là, d’autres médiums, familiers du petit hôtel, déposèrent à leur tour sans résultat.

Stéphen avait redit à M. Bourquerin ce qu’il savait. Grâce à Rosine qui l’endoctrina, sa déposition fut véridique. Si violente en effet avait été son émotion, qu’on ne peut savoir ce qu’il aurait raconté au juge si sa femme, consciente de son état, ne s’était donné la tâche de le raffermir sans en avoir l’air et de lui prouver que son père était mort indépendamment de sa volonté. Il suffit d’ailleurs qu’elle appuyât sur le détail du crime pour que Stéphen échappât à l’emprise de l’obsession et reconnût la vanité de ses transes.

Il dit seulement :

– J’ai eu tort de parler de la concierge à M. Cointre. Elle a certainement vu que j’étais soucieux quand je suis sorti, et si on l’interrogeait…

– Mais on ne l’interrogera pas ! affirmait Rosine.

Certes, elle était tout à fait tranquille quant à l’innocence – l’innocence absolue – de Stéphen en cette affaire. Mais elle se trouvait fort gênée pour lui parler à cœur ouvert. Car il ignorait toujours l’aventure des bijoux volés, remplacés par la carte de la bande infrarouge, puis restitués mystérieusement, accompagnés d’une autre carte similaire. Il ignorait aussi les apparitions de Spectrophélès. D’autre part, c’est par surprise que Rosine avait découvert l’existence de trois des couteaux marqués d’un X ; et il lui déplaisait d’avouer sa petite perquisition clandestine dans la chambre des mains. Enfin, elle entendait ne pas contrarier son mari par des allusions à ce secret qu’il l’avait priée de respecter.

Tant de cachotteries l’emplissaient d’un malaise constant. Elle maudissait le sort qui l’obligeait, elle si franche, à l’hypocrisie. Et elle cherchait fiévreusement quels rapports unissaient entre eux ces crimes costumés et tous ces phénomènes romanesques qui depuis plusieurs mois illustraient sa vie.

Quel rapport entre le Sâr Melchior et Spectrophélès ? Entre Spectrophélès et l’étranglement du chevalier par un mannequin spectrophélique ? Quel rapport entre ces couteaux sanglants, chiffrés d’un X, parvenus à Stéphen, et l’assassinat de M. Édouard Orlac, percé d’un couteau semblable ? Quel rapport entre le vol des bijoux, rue Guynemer, et la visite non moins inexplicable du coffre-fort de la rue d’Assas, où rien ne manquait ? Pourquoi ce détraquement cérébral extraordinaire consécutif, chez Stéphen, à la catastrophe de Montgeron – ou consécutif à sa trépanation ? Comment avait pu se produire ce rêve étonnant, ce rêve extériorisé du début ? Que s’était-il passé dans le rapide de Marseille ?… Quels étaient ce fantôme, ce mage, cette poupée, cette bande, ces Dix ?… Les crimes n’expliquaient pas les signes qui les avaient annoncés ; les nouveaux mystères ajoutaient aux anciens et ne les rendaient pas moins hermétiques.

Rosine surveillait Stéphen. La marche de l’instruction semblait le satisfaire. Mais rien ne pouvait dissiper son hypocondrie. Quand l’usurier, sachant qu’il héritait, s’était empressé de proroger l’échéance du billet de dix mille francs, cette amabilité l’avait trouvé morose et acrimonieux.

Cependant, devant l’évidence des faits et la haute honorabilité de l’artiste, les soupçons s’évanouirent que sa première attitude avait engendrés.

Ce fut pour se porter sur les époux Crépin, dont l’absence parut sujette à caution. Mais l’emploi de leur temps fut justifié. Cointre, qui répondait de leur innocence, se rendit à Bar-le-Duc, contrôla leur séjour chez la sœur d’Hermance, et profita de son déplacement pour se faire délivrer, au bureau de poste, l’original du télégramme mensonger qui avait déterminé le voyage des deux serviteurs : « Sœur au plus mal. Vous attendrons demain sans faute. Eugène. »

Remis au guichet la veille du crime, à destination de Paris, ce texte portait le nom d’un expéditeur de fantaisie : Dubois. Il était écrit à la machine.

Cointre avait de la mémoire, comme on sait. Il tira de son portefeuille la carte pneumatique reçue par M. Édouard Orlac le matin de sa mort, et, comparant les deux pièces, reconnut sans peine que la même machine avait tapé le télégramme et le pneu.

Comme il s’en était douté, l’invitation au voyage et le conseil spirite émanaient d’un seul inconnu. Le même personnage, avec ou sans compère avait provoqué le départ des Crépin et l’évocation de feu Vasseur.

Ayant recueilli au passage cet indice graphique qui n’avait, pour le moment, qu’une valeur confirmative, l’inspecteur revint à Paris et acheva de rendre aux Crépin la blancheur qui leur était due. Au demeurant, M. Édouard Orlac n’avait laissé aucune disposition en leur faveur ; sa mort les privait d’un véritable père, et l’on ne pouvait les accuser plus longtemps d’avoir tranché cette vie dont ils vivaient.

Cointre, de concert avec M. Bourquerin, négligeait toutes les pistes qui s’écartaient de la contrée médiumnique. « C’étaient les médiums », ou « c’était un médium ». Ils n’en démordaient ni l’un ni l’autre ; et l’inspecteur recherchait activement tous ceux qui, de près ou de loin, naguère ou jadis, avaient été les collaborateurs des spirites de la rue d’Assas.

– Voyez-vous, me disait-il un jour, l’assassin a si bien maquillé son assassinat, qu’il a trahi par cela même le métier qu’il exerce. C’est trop bien fait, et surtout c’est trop fantastique. La suprême adresse eût été de nous donner le change en bluffant dans un autre ordre d’idées, avec d’autres expédients, et, étant adroit par profession, de simuler la maladresse…

– Mais, rétorquai-je, admettez un instant que le coupable ne soit pas un médium et qu’il se soit tenu votre raisonnement ; dans ce cas, sa ruse aurait consisté à maquiller ses crimes en crimes de médium, afin de vous embarquer dans une fausse direction…

– Non ! La psychologie du meurtrier démontre un médium. Connaître si complètement les choses de l’occultisme révèle un occultiste. Il n’y a pas à sortir de là, si j’ose dire. C’est clair et net. Le gaillard est un roué technicien, mais sa technique et sa rouerie le perdent !

Je m’inclinai.

– Je parlais de psychologie, reprit Cointre. Eh bien ! c’est une faute de psychologie que notre homme a commise en choisissant les déguisements de ses crimes dans la garde-robe de sa profession, si riche soit-elle. On ne pense pas à tout.

– Cependant, les médiums – et j’entends ici les médiums mystificateurs – sont, par définition, des psychologues de première force, n’est-ce pas ?

– Parbleu ! Ils jouent de leurs mécènes comme M. Stéphen Orlac jouait du piano ! Mais il y a piano et piano ; je veux dire : cervelle et cervelle. Il ne faut pas confondre la cervelle d’un Apollonius d’Endor avec celle d’un Cointre. Le premier ne demande qu’à se laisser berner, le second ne cherche qu’à surprendre. Soient un tempérament nerveux, impressionnable, un esprit crédule ou fantasque, une intelligence avide de trouvailles inédites et portée à l’étude des connaissances ésotériques, – quelles proies pour un médium, si le médium est un fripon !… Oui, mais proies trop faciles, dont la capture aisée habitue l’aigrefin à des succès peu coûteux, et le prépare mal à des luttes plus rudes !… Allez, monsieur Breteuil, rouler celui-ci et rouler celui-là, ça fait deux ; c’est moi qui vous le dis. Et vous pouvez croire qu’entre un spirite et un détective il y a quelque chose comme différence !…

Tout cela était fort juste… Et je dois reconnaître que l’inspecteur Cointre apportait en ses actes autant de logique qu’en ses discours.

Il disséqua, pour ainsi parler, tout l’hôtel de la rue d’Assas, de la cave au grenier, sans rien découvrir – du moins à ce qu’il publia. Point de traces, point de vol, point d’effraction, point de pièces d’importance définitive ; bref, comme il disait : chou blanc. Seule, une liste reconstituée de médiums lui sembla revêtue de quelque intérêt.

Par acquit de conscience, il avait tenu à confronter le couteau du crime avec la fiche signalétique de Vasseur. On exhuma donc, du fin fond des archives du service anthropométrique, ce document, classé dans la catégorie des Décédés, et Cointre put vérifier que les empreintes du couteau et celles de la fiche étaient formidablement identiques. Les mêmes doigts les avaient imprimées, ici sur la corne du manche, là sur le carton marqué d’encre.

J’étais avec lui ce jour-là, et je lui demandai quelques renseignements sur ce Vasseur, ce criminel endurci dont l’exécution semblait n’avoir été qu’un petit incident du travail au cours d’une carrière qu’elle n’avait pas interrompue… Mais ma question ne fut pas favorisée d’une ample réponse. Cointre, livré à des cogitations, me fit entendre que Vasseur avait payé, sur l’échafaud, des crimes d’une écœurante banalité, remarquables seulement par ce coup de poignard en X, dont sa dernière victime était poinçonnée à l’instar de la petite Pitois, de la veuve Mouchot et de M. Virgogne, ses anciens clients.

Soit qu’il fût absorbé par des réflexions relatives aux empreintes, soit que l’histoire de Vasseur lui parût totalement négligeable, je m’aperçus que toute insistance de ma part l’eût importuné. Je le laissai donc méditer, la moustache aux dents, devant la photographie (face et profil) de l’homme qu’il avait poursuivi, convaincu d’assassinat et mené au supplice.

D’après sa photographie, Vasseur me fit l’effet d’un garçon très quelconque. Il portait toutes les marques de la médiocrité. Aussi bien fallait-il que l’affaire Vasseur eût été fort vulgaire, puisque malgré mon métier de journaliste spécial, je m’en souvenais à peine. La fiche m’apprit seulement sa taille (1 m 68), ses proportions, son âge (28 ans), sa profession (horloger) et d’autres distinctives sans plus de conséquence.

Voilà tout ce que je puis relater touchant l’instruction du double crime de la rue d’Assas.

Pendant trois semaines, elle avança laborieusement, n’amenant aucune découverte ; et si tant est, en vérité, qu’elle avançât, ce fut, dans l’esprit des juges et du policier, sous forme de raisonnements inductifs et déductifs. Mais, à considérer le visage de ces messieurs et la mauvaise humeur qui s’y peignait sous l’expression d’une indifférence affectée, j’avais l’idée de plus en plus nette qu’ils n’y voyaient que du feu, et que l’affaire Orlac-de-Crochans serait bientôt classée. L’inspecteur Cointre se prêtait sans plaisir à mes interviews. M. Bourquerin, mécontent lui-même, rêvait d’une plage bretonne vers quoi le retour d’un collègue allait tardivement lui permettre de fuir…

Retenu par un attrait mystérieux, je renonçai définitivement à mes vacances et je fréquentai chez les Orlac autant que la discrétion m’y autorisait.

Ils habitaient encore boulevard Montparnasse, faute de vouloir occuper l’hôtel de la rue d’Assas et faute de trouver ailleurs le logis désiré. Quant à prendre du repos à la campagne, il n’y fallait pas songer tant que l’instruction ne serait pas close. Stéphen, à tout moment, était mandé au Palais, pour donner à M. Bourquerin de précieuses indications sur les habitudes de son père et de M. de Crochans.

Il s’y rendait toujours en pestant, avec une nervosité bien compréhensible qui lui pinçait les narines et tirait les plis de sa figure émaciée.

Un soir, sortant de là et traversant la place Saint-Michel dans l’allégresse qu’il éprouvait toujours à quitter le Palais de Justice, Stéphen crut deviner qu’un homme le suivait.

Il se retourna, et vit en effet, derrière lui, tout près, un passant sombrement vêtu.

Il pleuvait. Un froid prématuré mettait de l’automne dans l’air. Le ciel nuageux avait fait la nuit plus tôt que de saison.

L’homme, derrière, s’encapuchonnait d’un imperméable. Une cigarette allumait une escarboucle dans l’ombre de sa face.

Stéphen hâtait le pas sous son parapluie.

Rue Danton, l’homme se rapprocha.

Stéphen, « pour voir », prit la rue Serpente, qui est un boyau détourné.

On le suivit.

Sa chair et ses os lui semblaient alertés. Chaque cellule de son corps s’éveillait. Et il ressentait une grande sécheresse intérieure.

Il continua de marcher, sans but…

Mais une main se posa sur son épaule, et l’arrêta.

On l’arrêtait, voilà le verbe ; mais le substantif ? Arrêt ? Arrestation ?…

– Monsieur Stéphen Orlac, pas vrai ? demanda l’homme.

Stéphen dut se taire, sous peine de gémir ; et ses genoux défaillaient.

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