X LE REVENANT

L’homme parlait avec une aisance gouailleuse, la cigarette collée à la lèvre inférieure. L’incandescence du tabac jetait des lueurs rouges dans la niche de son capuchon et faisait entrevoir une face barbue où s’embusquaient, de part et d’autre d’un nez coupant, deux petits yeux noirs et froids comme des boutons de jais.

– Monsieur m’accordera bien dix minutes d’audience ? fit-il d’un ton odieusement moqueur. Ayez donc l’obligeance de me suivre. Je connais, tout près d’ici, l’endroit rêvé.

Était-ce une allusion à la Conciergerie ?…

Stéphen se laissait conduire.

– À qui ai-je l’honneur ?… demanda-t-il au bout d’un instant.

– Tout l’honneur est pour moi ! répondit l’inconnu en éclatant d’un rire plein de jubilation. Tenez, nous y voilà. Entrez, mon prince.

Ils étaient dans une buvette à peu près déserte de la rue Saint-André-des-Arts. Trois consommateurs jouaient aux cartes, et deux autres causaient, accoudés au comptoir. Retranché derrière son zinc, le patron somnolent essuyait des verres. Un bec de gaz répandait une lumière restreinte sur les tables de marbre gris, et, pour vaincre la fraîcheur précoce, un poêle de fonte, porté au rouge cerise, dégageait une chaleur de four et des relents d’asphyxie.

L’homme fit asseoir Stéphen auprès de lui, sur la banquette de toile cirée, au large des consommateurs.

– Qu’est-ce que vous buvez ? dit-il. Moi, ça sera du blanc. Vous, il vous faut mieux que ça. Un petit mêlé, ça vous requinquera.

Le patron les servit indolemment.

Pendant ce temps, Stéphen, en détresse, regardait son despote avec anxiété. Celui-ci avait rejeté son capuchon d’un mouvement de tête, et il apparaissait coiffé d’une casquette peu rassurante, que son foulard de couleurs tendres n’accompagnait que trop bien. Sa barbe était fauve. Il gardait ses mains dans ses poches et cracha loin de lui le bout de sa cigarette. Puis, tourné vers son souffre-douleur, il le contempla d’un air hilare et possesseur, l’œil maître, l’œil cruel et transperçant.

Stéphen n’était plus qu’angoisse et reculade.

– Mon cher monsieur Stéphen Orlac, commença l’inconnu à voix basse, voici la chose :

« Vous venez, n’est-ce pas, de faire un héritage. Vous venez de toucher cinq millions, dont deux facilement réalisables. Eh bien ! vous allez m’en donner un. – C’est tout.

– Plaît-il ? murmura Stéphen.

– Je dis : après-demain (car je veux vous laisser le temps de donner vos ordres au banquier), après-demain matin, vous m’apporterez vous-même la somme d’un million de francs en billets de mille. Pas de chèque, non. Mille coupures de mille francs. Vous-même. Et, sacrebleu ! en voilà une figure ! Il me semble pourtant que je ne suis pas exigeant ! Vous vivrez dans l’aisance, avec les quatre millions que je vous laisse !

– Mais… en vertu de quoi… ? tremblota le pauvret.

– Vous n’y êtes pas ? Vous n’avez pas, comme ça, une petite idée de cette affaire-là ?… Soit. Nous allons vous rafraîchir la mémoire.

« Rappelez-vous, mon cher monsieur, ce que le Pr Cerral vous a dit, le jour où vous avez quitté sa clinique de la rue Galilée pour la maison de convalescence de Neuilly…

– Ce n’est pas vrai… Je ne me souviens pas…

– De quoi ! de quoi ! Des manières, avec moi ?… Allons, je vais vous montrer que j’en sais aussi long que vous. Cinéma, cinéma, mon cher garçon ! Accrochons le film, et tournons la manivelle !

« Nous sommes à Paris, dans la nuit du 16 au 17 décembre de l’année dernière.

« Voici Mme Orlac qui amène à la clinique du Dr Cerral son pauvre mari en capilotade. Et voici le Dr Cerral qui passe la revue du pauvre mari. Mauvaise blessure à la tête. Demain, trépanation. Aujourd’hui, on fera ce qui sera possible pour les bras, les jambes et le corps.

« On le fait, mais Cerral n’est pas sans inquiétude sur certaines suites de son intervention. Vos mains le préoccupent. Et là-dessus, comme par un fait exprès, Mme Orlac téléphone : « Sauvez ses mains, docteur, c’est le virtuose Stéphen Orlac ! »

« Sauver vos mains ! facile à dire. Cerral médite. Lui qui songeait à les couper, lui qui tente audacieusement d’éviter l’amputation, lui dont le seul espoir était de vous conserver des semblants de mains à peu près inutiles, le voilà perplexe.

« Tout de suite, parbleu, il pense à la greffe humaine ! il faudrait, sur vos poignets, à la place de vos mains broyées, greffer deux mains neuves, saines, coupées à un vivant ou bien à un mort qui vient de mourir, ou bien encore conservées en bocal, baignant dans un liquide physiologique, de Rintgen ou autre… Votre génie musical, servi par votre jeunesse et votre volonté, tirerait de ces mains-là le parti qu’il pourrait !

« Oui, mais où dénicher un vivant qui consente à vendre ses mains ? Il faudrait vraiment qu’il n’en ait plus besoin ; et les désespérés ne crient pas sur les toits leur envie de se suicider !… Quant aux armoires pleines de membres en réserve, vitrines bien garnies où les amputés viendront choisir des mains ou des pieds de rechange comme on choisit des mitaines ou des escarpins, cela c’est encore dans le domaine des temps à venir !…

« Cerral s’arrête donc à la pensée d’un mort, un mort récent, un mort qui soit mort bien portant… Fichtre ! Où trouver ça ?

« C’est alors que le hasard fit bien les choses.

« En déjeunant, le Pr Cerral lit dans les journaux que le lendemain, à l’aube, l’assassin Vasseur sera guillotiné. Il ne fait ni une ni deux, saute en auto, se rend à la prison, examine le condamné sur toutes les coutures, le trouve à peu près de votre âge et de votre taille, en bonne santé, les mains pas trop vilaines (c’est un horloger), et il apprend avec satisfaction que la famille ne réclamera pas le corps. Il le réclame donc pour des expériences, l’obtient, donne en tous lieux toutes sortes d’instructions, et rentre chez lui très content.

« Ça va bien. Mais buvez donc. Moi je n’ai pas soif.

« Le lendemain, tout se passe comme le professeur l’a prévu. Le cadavre de Vasseur arrive à la clinique dans un fourgon automobile, tout chaud et presque pantelant, tête de-ci, corps de-là. Pendant qu’on vous trépane, Cerral vous ôte les mains méticuleusement et vous ajoute celles de Vasseur. Il a pris garde de ne pas trancher la peau par une incision nette, en bracelet, trop régulière, mais au contraire de donner aux découpures un dessin capricieux dont les zigzags se confondent avec les cicatrices de vos multiples plaies. Quelques estafilades, artistiques, pratiquées sur le dos de vos nouvelles mains, achèveront d’abuser les tiers.

« L’échange est accompli. Ah ! que de soins, que d’art et de sollicitude il a fallu, pour mener à bien une telle guérison ! pour faire prendre une soudure aussi prodigieuse !… Mais le récit vous en fut fait par le Pr Cerral lui-même et je crois d’ailleurs qu’il vous intéressa médiocrement… C’était ce jour dont je vous parlais, à l’heure de votre départ pour Neuilly, quand Cerral vous a raconté l’histoire de vos mains…

« Est-ce bien cela ? Ne vous a-t-il pas dit que désormais vous auriez, au bout de vos bras, des mains d’assassin ?… Répondez.

Stéphen baissa la tête et se cacha les yeux, de sa main couturée.

« Quel est cet homme ? pensait-il. Un aide du chirurgien, qui profite indignement du secret ?… »

– Sur le moment, reprit l’inconnu, vous vous êtes fâché, désolé… Vous vouliez même que Cerral vous enlevât ces mains étrangères… Et puis, sur ses prières, sur ses conseils, vous êtes parti comme ça, après lui avoir fait jurer de garder le silence, même à l’égard de votre femme !

Mais depuis ce jour, dites : quelle torture ! Quelle obsession, favorisée par la faiblesse de votre cerveau, si gravement atteint, et par cette nervosité qui vous est naturelle !… Vous n’avez plus pensé qu’à faire de vos secondes mains des mains d’artiste et d’honnête homme, à les naturaliser orlaciennes, ces intruses, ces réfugiées, ces parasites si nécessaires !… Les avez-vous assez travaillées, pour leur faire perdre tout souvenir de leur ancien propriétaire, pour vous les approprier et tâcher de les façonner à la ressemblance de vos mains mortes ! Les avez-vous assez bichonnées, entraînées ! Que de dépenses, mon cher monsieur, qui servaient admirablement nos projets ! Que de mal ! Que de précautions !… Et vos gants ! que vous achetiez vous-même en cachette, parce qu’il vous les fallait d’une pointure plus grande qu’autrefois ! Ces gants dont vous grattiez le numéro, dans la solitude, pour le remplacer par le chiffre de votre pointure primitive : 7 !… Et ces odieux poils blonds qui, malgré les pâtes épilatoires et l’électrisation, poussaient et repoussaient sans cesse sur ces horribles mains – ces mains de meurtrier qui avaient poignardé une femme, un vieillard et une petite fille !…

« Vous les aviez en horreur ! Elles vivaient sur vous d’une vie personnelle. Ou plutôt c’est Vasseur qui, grâce à vous, survivait, à la faveur de ses mains !… Entées sur votre chair, elles étaient là comme des greffons sur une plante. Et vous aviez peur que cette pousse vigoureuse ne vous envahît, par la propagation de sa sève violente ! Vous redoutiez de devenir un Vasseur ! Elles avaient versé le sang, ces mains ! elles voulaient encore le répandre ! Vous les surveilliez comme des enfants qui ont déjà donné des preuves de perversité… Mais, en dépit de vos efforts, les enfants tournaient mal, et vos mains vous menaient au crime – selon vous !

« Il faut dire aussi qu’on vous y aidait ; qu’on vous détraquait peu à peu… D’abord ces cauchemars, à la maison de convalescence ; vous vous rappelez ?

– C’était vous… ? dit Stéphen effaré.

– Ces cauchemars étaient vraiment de joyeux phénomènes ! La nuit, crac ! une lumière vous éveillait ; et vous assistiez tantôt à l’assassinat de votre père par vous-même, à l’aide d’un couteau marqué d’un X, tantôt à votre propre exécution, le tout entremêlé de tableaux variés sur votre impuissance artistique et la ruine qui s’ensuivrait fatalement… Des cauchemars ! Des cauchemars extériorisés ! Ah ! Ah ! Ah ! Je ris, monsieur !

– Ce n’étaient pas des cauchemars ?

– Pensez-vous, cher bon ! Un petit trou percé dans le mur, juste de quoi laisser filer le faisceau lumineux d’un projecteur… La cinématographie trichrome, vous connaissez ? En couleurs, quoi ! Ça n’est pas encore industriel, et ça coûte cher ; mais on ne reculait devant aucune dépense, comme vous le prouvent celles qu’on a faites pour engager les acteurs convenables, des artistes habiles et pas trop curieux de connaître la destination des films qu’ils avaient tournés.

– Mais l’écran ? Il n’y avait pas d’écran ! Pas de tenture !…

– Jeune homme vous oubliez les leçons de vos maîtres et en particulier le cours de physique, et en particulier l’optique, et en particulier la dioptrique, et en particulier les images réelles. À qui sait s’en servir, un jeu de miroirs courbes et de lentilles suffit à projeter dans l’espace, comme sur un solide, une image quelconque, immobile ou mouvante. On en a fait de gracieuses et surprenantes applications ; je me rappelle, entre autres, une danseuse vivante qui apparaissait en réduction… Nous, on s’est servi du cinéma. Que voulez-vous ! Il y en a qui savent se servir du cinéma, et d’autres du phonographe…

Stéphen, couvert de honte, ferma les yeux et grommela sourdement :

– Pourquoi me dévoiler vos trucs aujourd’hui ?

– Parce qu’aujourd’hui, mon petit monsieur, l’effet cherché est obtenu. Parce que le but est atteint ! Un coup de mêlé, sacrebleu ! Vous allez vous faire du mal, à changer de couleur comme ça tout le temps ! Un vrai caméléon, ma parole ! Oui, à l’heure qu’il est, je puis vendre la mèche ; et je le fais, parce que je tiens à vous démontrer que je ne suis pas un imposteur ; que je n’utilise pas des machinations dont j’aurais surpris l’existence, et que je ne viens pas récolter ce que d’autres ont semé. La droiture avant tout ! Ainsi, tenez, les couteaux marqués d’un X, les lingues sanglants, je puis vous dire où vous les avez trouvés : un dans la porte de votre chambre à Neuilly, la veille du premier « cauchemar » ; un autre dans la porte de votre appartement, rue Guynemer, le troisième…

– Assez ! assez !… Je vous crois !

– Malheureusement, rue Guynemer, les « cauchemars » n’étaient plus possibles… Alors, on a multiplié ces gentils petits billets que vous trouviez un peu partout, jusque sur votre pupitre de chef d’orchestre, et qui vous procuraient des accès de terreur si réussis ! Ah ! ah ! monsieur, vos mains voulaient tuer, vos doigts voulaient du sang, vos dix doigts, tous les dix ! Les Dix veulent du sang. Obéissez. Ce que cette pauvre Mme Orlac a cherché ce que ça voulait dire !…

– Ma femme ?

– Ah ! continua l’inconnu sans sourciller, ce n’était plus seulement pour suivre votre traitement et pour faire des exercices, que vous vous enfermiez dans la chambre des mains ! Ce n’était plus seulement pour contempler le squelette chéri de vos anciennes mains, ni pour étudier par la chiromancie les lignes de vos nouvelles mains, ni pour marquer vos gants du chiffre 7, ni pour potasser l’anatomie des doigts ! C’était…

« C’était pour lire des ouvrages de criminologie, et aussi, et surtout, c’était pour approfondir l’histoire de ce Vasseur devenu partie de vous-même et dont les mains modifiaient votre personnalité, croyiez-vous, comme deux gouttes d’encre, jetées dans un verre d’eau, le teintent tout entier !

« Vous aviez acheté tous les journaux du 17 et du 18 décembre, veille et jour de supplice de Vasseur. Ils racontaient sa vie, ses crimes, sa mort. Et dans l’isolement, vous vous repaissiez de cette lecture ! Les coups de poignard en forme d’X, dont Vasseur signait ses meurtres, vous faisaient comprendre la marque des couteaux… Vous pensiez reconnaître, en certains de vos gestes, de vieilles habitudes gardées par vos mains… Et, un jour, vous avez voulu contrôler si elles savaient encore jeter des couteaux dans les portes, comme elles le faisaient par jeu, du temps de Vasseur, à ce que racontaient les journaux…

« Et elles savaient ! Elles se souvenaient ! C’est ce qu’il y a de mieux ! Elles ne savaient pas jouer du piano, mais elles savaient jouer du couteau ?

« Cette fois, vous avez jugé que vous étiez perdu. Car vos mains vous dominaient. Ce qu’il y avait en elles d’apache et de chourineur avait gagné votre âme en montant par les bras. Est-ce vrai ?… Allons, cher monsieur, faut-il encore vous rappeler la bande infrarouge et tout ce qui s’y rapporte ? Ce n’était pas mal, pour un début !…

La confusion de Stéphen était pénible à voir. Il dit précipitamment, comme pour fuir la souffrance d’un réquisitoire menaçant :

– Vous m’avez donc suivi pas à pas, vous que je n’ai jamais vu ? Vous étiez donc partout ?…

– Votre bonne, Régina Jubès, est mon amie. Vous lui devez tous les billets trouvés chez vous et les trois couteaux du boulevard Montparnasse. Je lui dois, moi, tous les renseignements qu’elle tirait de ses fouilles, des lettres habilement ouvertes et des confidences de votre femme. Mme Orlac, elle, lui doit le portrait de Spectrophélès dans la cadre de maman Monet…

– Hein ? Quel portrait ?…

– Vous demanderez ça à Mme Orlac. Il faut bien vous ménager quelques surprises !… Mais voyez donc : je connais votre vie mieux que vous-même ! N’est-ce pas que j’ai bien mené votre perdition ?

– Ma perdition ? Est-ce que… vous voudriez insinuer que c’est moi… qui ai tué mon père ?…

L’inconnu reprit froidement, les yeux implacables et fascinateurs :

– Il y a des moments où vous n’êtes pas très sûr du contraire.

« Quoi qu’il en soit, il serait facile de vous dénoncer et de prouver en justice que vous êtes coupable de parricide. Paix ! paix ! nous ne sommes pas seuls. Remettez-vous.

« Stéphen Orlac, mon poteau, ta concierge t’a vu sortir de chez toi le soir du crime, l’avant-veille d’une échéance qui te mettait en fâcheuse posture. Tu avais l’air préoccupé, distrait. Entre cette sortie et ton arrivée au commissariat, tu as eu tout le temps de faire ta besogne rue d’Assas. Les empreintes de tes mains se retrouvent sur les meubles, sur le manche du couteau. Ce couteau est pareil à ceux que tu caches chez toi et qu’une perquisition ferait découvrir. (Au reste, en cas de besoin, Régina déposerait qu’elle les a vus, ainsi que ta femme ; et elle dirait encore bien d’autres choses, Régina !)

« Tout cela, tu le sais, pas vrai ! Mais ce que tu ne sais pas encore, c’est que le télégramme adressé aux Crépin et la carte pneumatique adressée à ton père ont été dactylographiés avec ta machine à écrire ; et que la chose est des plus reconnaissables, grâce à de légères encoches faites à certains caractères par notre dévouée Régina. Ça te la coupe, ça, mon fiston !

Stéphen, décomposé, lui dit avec des contractions de la gorge :

– Je n’ai pas touché au couteau, rue d’Assas !

– Allez donc soutenir ça au juge, quand il aura pris vos empreintes !

– Je n’y ai pas touché ! sanglota Stéphen. C’est vous, avec un gant moulé…

– Je ne connais qu’une chose : vos empreintes qui sont celles de Vasseur ! D’ailleurs, elles prouveront d’une autre manière votre culpabilité : en prouvant que le crime a été commis par un novice qui n’a pas pensé à se mettre des gants ou à se pointiller le bout des doigts avec une aiguille, pour ne pas laisser de traces révélatrices. Les empreintes ! personne ne vous croira, si vous en récusez le témoignage !

« Vous aviez trop d’intérêt à cette mort.

« On vous accusera d’avoir voulu abuser de la crédulité publique en rejetant votre crime sur la mémoire d’un mort. Ou bien on vous accusera d’avoir voulu compromettre les médiums, en frappant votre père au cours d’une séance, avec un déploiement de frimes toutes spirites. On vous accusera d’avoir appris tous ces trucs-là de M. de Crochans, à qui vous avez tout à coup demandé des leçons d’occultisme. Celui-là, on vous accusera de l’avoir fait disparaître pour vous débarrasser d’un gêneur…

– Pourquoi, alors, pourquoi ne m’avez-vous pas compromis matériellement, dans le meurtre de M. de Crochans ?

– C’est que je ne voulais pas vous faire arrêter avant l’assassinat de votre père. Autrement dit, c’est que je voulais pouvoir causer avec vous une fois que vous auriez touché l’héritage. Vous comprenez ?… Du reste, soyez tranquille : vous êtes compromis comme instigateur dans le meurtre de M. de Crochans. On a préparé de charmantes lettres, tapées avec votre machine à écrire, qui prouvent votre culpabilité et par lesquelles vous avez acheté l’étranglement du chevalier.

« Donc, vous me verserez la petite somme en question, pas vrai ? Si oui, coucou ! je disparais. Si non, je mange le morceau. Voyez comme c’est simple.

– Quel chantage ! murmura Stéphen, abasourdi.

– Chantage ? Non pas ! En tout ceci, mon cher monsieur, je n’ai fait – ou l’on n’a fait – que prendre des sûretés pour assurer le recouvrement d’une créance que j’ai sur vous. Par ce versement d’un million, vous n’achèterez pas mon silence ; vous acquitterez une dette. Il y a quelque chose que vous me devez.

– Quoi donc ?…

– Vos mains !

– Mes mains ? À vous ?…

– Vos mains, ce sont les miennes.

À ces mots, l’inconnu sortit les mains de ses poches. Du bout des dents, il enleva les gants de laine bleue qui les recouvraient. C’étaient des mains de métal, articulées, de navrants appareils d’orthopédie.

– Je suis Vasseur, dit-il. Voyez encore.

Et d’un geste gauche, avec ses mains inertes, il écarta son foulard, montrant à Stéphen une horrible cicatrice qui lui mettait comme un collier d’infamie.

Coup de théâtre affolant, incroyable, digne du rêve et du délire !

Stéphen entendait l’homme lui parler comme à travers une épaisse muraille :

– J’ai laissé pousser ma barbe, pour qu’on ne me reconnaisse pas. Car Vasseur doit rester mort pour tout le monde. Vasseur est un malheureux, contraint à demeurer caché. Vasseur ne peut plus gagner son pain, et il vous demande de lui payer les mains dont il s’est dessaisi pour votre bien-être… Un million la paire !

« Un million, c’était le prix que vous exigiez de vos anciennes mains ; c’était la somme que l’assurance vous aurait versée… Il est certain que les miennes sont incapables de les remplacer ; dame ! Ça n’est pas des mains de virtuose ! Mais c’est des mains de costaud, et je n’en ai plus, moi ! M’est avis que j’ai droit à une compensation. Croyez-vous que j’aurais demandé moins d’un million pour me séparer de mes mains, si l’on avait traité avec bibi, au lieu de le mutiler pendant qu’il ne pouvait ni remuer ni parler ?… Oh ! je n’en veux pas à Cerral. Il me croyait bien mort…

Les lèvres de Stéphen s’agitaient silencieusement.

– Oui, vraiment : Vasseur ! confirma le perspicace revenant.

Et il regardait avec tristesse les mains de Stéphen, qui semblaient lui rappeler tout un passé…

– Le Pr Cerral, reprit-il, avait un aide fort intelligent, celui-là même qui, par la suite, eut l’idée des cauchemars, des couteaux et de toute cette entreprise dont vous voyez le dénouement. Il devint mon compère avant même de m’avoir entretenu de ses projets, avant même de savoir si je survivrais. C’est un rude lapin.

« Quand il vit mon corps et ma tête encore tout frémissants, il eut l’idée d’essayer une recollation.

« Mes restes appartenaient au professeur, qui les lui livra volontiers, soi-disant pour être disséqués. À peine mes mains étaient-elles coupées, que l’autre m’emporta dans une salle close, et là se mit au travail avec deux camarades enthousiastes, hardis et discrets.

« Ils ont réussi. Oh ! pas question de palingenèse. Je ne suis pas un ressuscité ! Cela prouve simplement que la mort n’avait pas commencé son œuvre de corruption et que mes tissus vivaient encore. Simple greffe, après tout !…

« Mais si je vous disais toutes les souffrances que j’ai endurées ! Si je vous disais les sensations épouvantables de mon lent retour à la vie, les douleurs physiques, les douleurs morales, l’affreux souvenir d’avoir été décapité… Ah ! monsieur Orlac, vous auriez pitié de moi ! Vous comprendriez que j’ai expié, à ce moment-là, bien des fautes passées et futures… Et si je vous disais mon désespoir de me retrouver sans mains, ce n’est pas un million que vous me donneriez ; c’est deux !

Vasseur regardait les mains d’Orlac, et Orlac regardait les mains de fer que Vasseur, pris d’une gaieté sinistre, faisait se trémousser comme Guignol et Guignolet. Au milieu de la tornade où chavirait sa pensée, un rapprochement se faisait dans l’esprit de Stéphen. Il leva vers l’homme des prunelles terrifiées.

– M. de Crochans…, dit-il.

– En effet, reconnut Vasseur en affectant l’insouciance. C’est moi qui l’ai étranglé. Ce gentilhomme devenait ennuyeux ; il n’attendait que la confirmation de Cerral pour révéler nos petites manigances à la justice ; et, dans un cas pareil, le professeur la lui aurait donnée !… Et puis, cela facilitait le deuxième crime…

– Cela facilitait… à qui ? À qui ?

Vasseur enveloppa Stéphen d’une œillade méprisante.

– L’ouvrage faite est belle à voir, dit-il entre ses dents. Puis tout haut :

– Allons ! Vous plaît-il de me rencontrer après-demain, à neuf heures du matin ? Ici même, pas vrai ? À cette heure-là, le caboulot ne fait pas le maximum. Ça colle ? Mille fafiots de mille balles !… Qui ne dit rien consent. Au revoir, mon cher monsieur ! Donnez-moi mes mains, que je les serre, autant qu’il m’est permis ! Tenez, comme ceci : tendez-moi vos poignets… Il me suffit d’appuyer sur l’objet que je veux serrer. Plus j’appuie, plus je serre. Une combinaison de ressorts… C’est assez bien inventé, mais rien ne vaut la nature, allez !

Le démon, avec ses pinces, étreignit les poignets de Stéphen jusqu’à le faire pâlir, cruauté symbolique du pouvoir souverain qu’il avait pris sur lui ! Alors il le lâcha, et lui redit, prêt à s’éloigner :

– Neuf heures ! Après-demain !

– Un instant ! S’il vous plait, monsieur Vasseur : je suis sûr, absolument sûr de n’avoir pas touché au couteau, rue d’Assas… Alors, ce sont de fausses empreintes qui le marquent. Je crois saisir… À la clinique, votre… ami a dû prendre un moulage de mes nouveaux doigts, pendant que j’étais dans le coma ; et c’est vous qui, rue d’Assas, avec des gants moulés ou autre chose… Eh bien ! ces gants truqués, ou ces autres choses, apportez-les-moi après-demain !…

– En échange du million ?

Stéphen baissa la tête en signe de défaite et d’assentiment.

Il sortit de la buvette après son tourmenteur.

– Encore un qu’est soûl ! fit une ouvrière qui passait.

Share on Twitter Share on Facebook