XI CONFESSION

Stéphen rentra chez lui profondément abattu.

Il trouva Rosine affublée d’un tablier bleu, et qui remuait des casseroles sur le fourneau.

– Te voilà ! lui dit-elle. Je suis presque heureuse que tu sois en retard. Imagine-toi que Régina est partie ! Sans prévenir !… Qu’est-ce que tu as ?

– J’ai… à te parler, Rosine. Viens par ici.

Il est permis d’affirmer que le persécuteur de Stéphen n’avait pas prévu ce qui va suivre. Sa victime l’avait habitué à plus de discrétion. Souffrir, trembler, craindre en silence, déployer toutes les ressources de son esprit pour dissimuler ses tortures, telle avait été la conduite de l’artiste depuis l’origine de ses tribulations. Mis en présence de Vasseur, il venait de lui prouver sa faiblesse et sa soumission. Pourquoi, tout à coup, se décida-t-il à mettre sa femme dans le secret ?… Nous croyons qu’en cette douloureuse extrémité, il ne trouva plus la force de rester seul avec son malheur, et qu’il n’eut pas le courage de s’engager dans la voie de mensonge qu’un silence opiniâtre ouvrait devant ses pas. Légitimer aux yeux de Rosine la disparition d’un million de francs, cela comportait un édifice de fourberies trop lourd pour lui, qui était franc de nature et souffrait cruellement de rester mystérieux.

Toujours est-il que, trente minutes plus tard, Rosine n’ignorait presque plus rien des angoisses qu’il avait supportées depuis son départ de la clinique jusqu’à l’heure difficile qui venait de sonner.

L’histoire était si imprévue, si forte, si capitale, que la jeune femme en fut d’abord suffoquée. Mais l’amour la comblait, et tout en elle s’effaça pour faire place au dévouement effréné qui est, dans le péril, la forme de la passion.

– Voilà où nous en sommes ! disait Stéphen. Le mal est fait ! Il vient de ma dissimulation. J’aurais dû te dire, dès le début – mais je redoutais cette turpitude –, te dire : « J’ai des mains d’assassin ! »… Je n’osais plus te toucher ; j’aurais cru à quelque infâme procuration ! Ces mains m’écartaient de toi. Il me semblait que leur chair contaminait la mienne, et que mon sang prenait dans leurs vaisseaux le goût du meurtre !

Rosine s’était emparée des fameuses mains, toutes moites. Elle les pressait éloquemment, et les cachait dans les siennes.

– Me pardonneras-tu, Rosine ? J’ai manqué de confiance, et voilà que je suis obligé de parler quand il est trop tard, quand ma défiance même nous a perdus. Que pouvais-je, seul, contre les menées tortueuses de mes ennemis ?…

– Ah ! Stéphen, ton cœur bat dans ma poitrine ! N’en doute plus jamais !… Je te pardonne d’autant plus facilement que moi-même, mon ami, je ne t’ai pas toujours informé de certaines choses…

– Ce ne pouvait être que pour mon bien ! Mais moi, Rosine, je t’ai dupée, et t’ai même… Oh ! me pardonneras-tu ?… Les bijoux… Les bijoux, c’est moi qui les ai pris dans le coffre !

– Toi !

– Moi. Tu comprends… Mes bagues, ces bagues que tu conservais depuis la catastrophe, je le savais, je m’étais dit qu’elles seraient trop étroites pour mes nouvelles mains, et je me gardais bien de te parler de ces bagues… Mais sous quel prétexte refuser de les remettre, de les enfiler, ne fût-ce qu’une seconde, le jour où l’idée te viendrait de me les rendre ?… Leur disproportion ou ma dérobade t’auraient, l’une ou l’autre, donné des soupçons !

« Je pris le parti de les faire élargir à ton insu.

« Pour cela, il fallait les prendre dans le coffre, puis les y replacer sans que tu t’en aperçusses. C’était malaisé. L’absence des bagues t’aurait mise en éveil, si tu avais ouvert le coffre. Mieux valait subtiliser tout son contenu. Ainsi, ton attention ne serait pas attirée sur les bagues. Tu croirais à un vol.

« Et pour mieux t’égarer, pour donner à ce vol toute l’allure d’un cambriolage bien moderne – ne voulant pas, d’autre part, endommager le coffre par une effraction simulée –, j’inventai la bande infrarouge, et j’écrivis avec ma main gauche, plus habile que l’autre, cette carte de visite que tu as trouvée dans le coffre, à la place des bijoux !

« Tout alla bien, du moins pour l’enlèvement. J’y procédai pendant que tu n’étais pas là. Les bijoux furent mis en sûreté dans la chambre des mains et les bagues déposées chez un orfèvre, qui me les rendit, plus larges, quelques jours après.

« Cependant, tu avais découvert la soustraction. Ton inquiétude me le disait assez. Ah ! j’étais dévoré de chagrin ! Te voir si contrariée ! En être la cause ! Combien j’ai été malheureux ! non seulement de cela, mais aussi de l’idée qu’en somme j’avais volé ; que j’avais machiné mon larcin comme un filou de profession, avec des raffinements pervers : que la bande infrarouge ne pouvait être qu’une inspiration de mes mains, plutôt qu’une création de ma cervelle, et qu’en ceci je m’étais montré moins Orlac que Vasseur !

« Dès que l’orfèvre m’eut rendu les bagues, je fus talonné par l’impatience de remettre les bijoux dans le coffre et d’en finir avec cette vilaine comédie. C’était un besoin morbide, impérieux. Différer d’un seul jour me semblait impossible.

« J’avais, du reste, combiné mon affaire et prévu toutes les traverses. (L’aisance de mes trouvailles et leur malignité m’épouvantaient !)

« Incapable d’ajourner la restitution, je n’attendis pas le lendemain où j’aurais pu profiter de ta sortie ; et le soir même…

« Tu étais dans le salon. J’avais disposé dans la chambre des mains, contre les prises de courant de mes machines, le commutateur d’une dérivation électrique qui me permettait d’éteindre et de rallumer les lampes de notre chambre à coucher, dont les fils passaient par là.

« J’interrompis le circuit, paralysant l’action des trois commutateurs de la chambre à coucher.

« Te sachant paisible, occupée à coudre, je laissai sans moi tourner l’électriseur, dont le bourdonnement étouffait plus d’un bruit et te persuadait de ma présence dans la chambre des mains. Puis, déchaussé, marchant avec soin sur le tapis, je parvins au placard des coffres, portant les bijoux noués dans un mouchoir avec une carte de la bande infrarouge.

« Je pris la clef dans la cachette du bureau Directoire, j’ouvris le placard et le coffre aux bijoux. Mais le malheur voulut qu’à ce moment-là…

– Dieu ! fit Rosine. Cette poigne qui m’a saisie… Ah ! je comprends sa force, à présent !

– Pardonne-moi ! Oh ! pardonne-moi, Rosine ! C’était le seul moyen de te laisser dans l’ignorance ! Qu’aurais-je dit, qu’aurais-tu dit, si je m’étais laissé prendre ! Je devais aller jusqu’au bout de mon entreprise, refermer le coffre, replacer la clef et m’esquiver sans que tu devines ce que faisait l’intrus et que l’intrus s’appelait Stéphen Orlac !…

« Oh ! ce phonographe ! Avec quel dégoût de moi-même je l’ai employé à couvrir ma retraite ! Avec quelle horreur j’admirai l’astuce et l’efficacité de mon expérience !… Tu souris ? Que tu es bonne ! Ma chérie, que de fois, mentalement, je t’ai suppliée de m’absoudre, moi qui t’ai terrassée, ligotée, bâillonnée !…

« Je n’avais plus qu’une hâte : m’échapper vivement de cette chambre à coucher, courir à la chambre des mains, redonner la lumière et te délivrer de tes entraves !

« Hélas ! mon supplice n’était pas terminé ! Mentir, toujours mentir ! Et qui tromper ? Ma bien-aimée, ma femme, mon amie la plus sûre !… Mais j’avais redouté que tu n’insistasses pour porter plainte, et quand j’ai vu au contraire que tu m’en dissuadais, quelles actions de grâce !…

« Maintenant, tu sais tout.

« Mais quoi ? On dirait qu’il te reste des doutes ?… Je te jure, Rosine, que je n’ai plus rien à te dire… Attends, que je cherche… Ah ! si ! La carte de la bande infrarouge dans le coffre-fort de papa !

« Que je te dise !

« Le soir du meurtre, j’avais contribué, comme M. Breteuil, comme M. Pinguy, à sortir du coffre les papiers et les objets précieux. Sans y faire attention, j’avais laissé sur une traînée de poussière la marque de mes doigts – l’empreinte de Vasseur ! Et voilà que M. Cointre la découvre avec sa lampe ! Affolé, tremblant que la vérité ne lui saute aux yeux, je cherche un moyen de l’embrouiller…

« Pendant que toutes les personnes présentes ont le nez dans le coffre et contemplent l’empreinte, vite, sans me retourner moi-même, à la dérobée, je prends dans mon portefeuille une carte de la bande infrarouge, et, les dossiers étant sur la table derrière moi, je la glisse dans celui du dessus !

« Je pensais seulement corser le phénomène de l’empreinte en y mêlant une énigme supplémentaire. N’ayant jamais lu la prose de Vasseur, je ne savais pas que l’écriture de ma main gauche était restée la sienne. Ma machine à écrire, je ne l’avais achetée, vraiment, que rebuté par la rééducation si laborieuse de ma main droite et la puérilité des caractères qu’elle traçait ! Et puis, non seulement l’écriture de ma main gauche me déplaisait, mais écrire ainsi, me montrer gaucher en public, devant toi, n’était-ce pas dangereux ? N’était-ce pas me trahir ? « Cette carte de visite était la dernière. Je n’en avais calligraphié que trois. Et c’est bien par hasard – par imprudence ! – qu’elle se trouvait encore dans mon portefeuille !

« Cette fois, rien ne t’est plus caché… Rosine ! Rosine ! À quoi penses-tu ?

– Et l’homme blanc, Stéphen ? Le voyageur qui était dans ton wagon ? Le cadavre de la catastrophe ? Le Sâr Melchior, enfin ?

– L’homme blanc, tu m’en as déjà parlé. Le Sâr Melchior, M. de Crochans ne s’est pas privé de m’interroger sur lui. Ne font-ils donc qu’une seule personne ?… Je te jure que je n’ai jamais parlé au Sâr Melchior !

– Alors, dans le train, entre Nice et Montgeron, lui et toi, rien ?

– Absolument rien ! Il faut que la collision nous ait rapprochés l’un de l’autre par l’accordéonnage de notre wagon !

Rosine, les yeux clos, fit un grand soupir. Elle parut soulagée du dernier poids qui l’oppressait encore, et ses yeux vastes et charmeurs se rouvrirent comme sur une vallée bienheureuse. Mais son visage se rembrunit presque aussitôt, et elle dit :

– Oui, beaucoup de mystères sont expliqués, Stéphen. Mais pas tous.

– Tu sais pourtant à quels mobiles j’obéissais en m’enfermant… C’était pour lire et relire en paix l’histoire du criminel… C’était pour étudier la criminologie, la chiromancie – une belle blague, la chiromancie ! J’ai pu le vérifier sur mes… sur les mains de Vasseur. Va ! ce n’est pas aux lignes de la paume qu’on peut se fier pour connaître le caractère d’un homme !

– Ce n’est pas de cela que je veux parler, Stéphen. À mon tour de te faire des confidences. Suis-moi :

« Le Sâr Melchior m’est apparu, nettement, indiscutablement, plusieurs fois, aux instants les plus critiques de cette aventure : à Montgeron, derrière le brancard qui t’emportait ; rue Galilée, pendant que Cerral pesait tes chances de vie et de mort ; rue Guynemer, sur la porte percée d’un couteau ; enfin dans notre chambre à coucher, quand j’ai découvert la disparition des bijoux.

« Je ne mentionne pas son passage photographique dans le cadre de maman Monet, puisque Régina est certainement l’auteur de cette aimable facétie. Je lui avais parlé de ces apparitions, c’est une traîtresse, elle a voulu me faire peur et, avertie de tes intentions par son espionnage, elle a fait coïncider avec la restitution des bijoux l’incident de cette photographie, qu’elle s’est procurée d’une façon quelconque…

– En effet, dit Stéphen, Vasseur y a fait allusion.

– … Mais les autres apparitions du Sâr sont inexplicables !

« C’était un fantôme, un vrai spectre. Je l’avais surnommé Spectrophélès, un jour d’espérance et de gaieté, un jour où je pensais ne jamais le revoir ! C’était une ombre éphémère, obscure et liserée d’un galon flamboyant…

« Comment l’expliques-tu ?

– Je ne l’explique pas, mon amie. Il faut supposer ici quelque truc de ceux qui poursuivaient notre chute, quelque fantasmagorie propre à t’épouvanter ! Tu sais que je ne crois guère aux esprits…

« Dans mon trouble, cependant, j’ai voulu savoir ce qui se cache au fond du spiritisme et si feu Vasseur pouvait bavarder… Mais deux essais avec M. de Crochans m’ont rassuré. Les âmes ne reviennent pas. Tout cela n’est qu’illusion. Le subconscient de l’évocateur joue le rôle de l’Esprit. Le spirite s’entretient donc avec lui-même, comme je t’ai déjà dit. Et ce qui le prouve, c’est que Vasseur est vivant et que, pourtant, son nom m’est venu sur les lèvres au début de la première séance avec le tableau et au commencement de la seconde avec le mannequin ! C’est que je le croyais mort, et mon subconscient, tout occupé de lui, me soufflait son nom comme étant celui du trépassé qui voulait se faire entendre. Par bonheur, j’ai paré au grain. Je n’ai pas voulu prononcer ce nom qui pouvait suggérer bien des idées à M. de Crochans, vieux routier peut-être féru de sa science, mais plutôt incrédule et fort averti du rôle que joue le subconscient dans les discours des tables parlantes – que ces tables soient, si j’ose dire, des tableaux ou des mannequins ! Peut-être, au pis aller, s’est-il aperçu que je trichais ; mais, en tout cas, il en a été pour ses deux négations.

« Ah ! pensa Rosine. Deux négations valent une affirmation ! Ce sont ces deux négations-là qui ont mis le chevalier sur la voie de la vérité ! La première fois, il a compris que Stéphen se refusait à prononcer le nom d’un mort. La seconde fois, aidé par quelque autre indice (comme la quasi-simultanéité de la catastrophe de Montgeron et du supplice de Vasseur) et s’appuyant sur ce fait que lui et Stéphen évoquaient des âmes de meurtriers, il a deviné que Stéphen taisait le nom de Vasseur ! Et c’est ce que Cerral lui aurait confirmé, si la mort n’avait emporté notre chevalier avec ses découvertes ! Rusé chevalier ! Il savait bien que le premier nom qui se présenterait à l’esprit de Stéphen serait celui qui le hantait sans cesse, et peut-être espérait-il que son élève perdrait assez la tête pour le laisser échapper !… »

Mais Stéphen s’étonnait :

– Spectrophélès !… Qu’est-ce encore que ce fantôme ?…

« À la réflexion, comment pourrions-nous accuser nos adversaires de l’avoir fait surgir devant toi quelques minutes après la catastrophe, quelques secondes après ta trouvaille de Melchior Chaplot, mort contre moi, et une heure avant mon arrivée à la clinique ?…

« Comment admettre que Vasseur et son acolyte soient pour quelque chose dans la deuxième vision que tu as eue de ce spectre, se manifestant à tes yeux dans la salle d’attente de la clinique ? Vasseur vivait encore, cette nuit-là, et il n’était pas question de lui relativement à moi ! Son complice, l’aide de Cerral, venait de me voir pour la première fois, sur la table d’examen ; peut-être même ne me vit-il que le jour suivant…

« Enfin, rue Guynemer, sur la porte, je n’ai rien vu, moi, de ce que tu voyais !…

« Je n’y comprends rien. Il faudrait faire une révision des événements, noter les coïncidences des apparitions avec les faits que nous connaissons…

– Oh ! dit Rosine, les coïncidences ! Elles trompent trop souvent. Les véritables rapports ne se dévoilent qu’après coup, lorsqu’on est en possession du vrai.

« Qui m’aurait dit, après ton retour rue Guynemer, que l’amélioration de ta santé n’était que le ralentissement d’une persécution, dû à des obstacles matériels et à l’honnêteté de nos domestiques ?

« Qui m’aurait dit, plus tard, que l’aggravation de ton état provenait de l’engagement de cette Régina Jubès, et non, comme je le supposai tour à tour, du changement de domicile auquel on t’avait acculé, ou bien de ces bagues que tu t’étais remis à porter et qui revenaient de je ne sais où ?… Mais je ne voyais rien ! Je ne pouvais pas supposer que cette petite noiraude plantait des couteaux sanglants, semait des billets venimeux, lisait nos lettres et guettait nos actions, la peste !

« On ne sait jamais qu’une faible partie de ce qu’on croit savoir totalement ; alors, que dire de ce qu’on croit ne savoir qu’à moitié !… Tiens, j’avais de sombres pressentiments, à la gare du PLM, en t’attendant, le 16 décembre. Eh bien ! sais-tu ce que c’était, mes pressentiments ? J’en prends conscience aujourd’hui. Voilà : j’avais lu dans le Petit Parisien que Vasseur serait guillotiné probablement le surlendemain. Moi, ça me retourne toujours, ces choses-là. Et je n’y pensais plus, remarque ! Mais mon « subconscient », comme tu dis, ne l’oubliait pas ! J’étais mal à l’aise ; et après la catastrophe, je me suis dit : « C’étaient des pressentiments ! »…

« Non, non, mon cher cœur, laissons les coïncidences en repos !

« C’est encore une coïncidence qui m’a fait traduire par le chiffre 10 l’X des couteaux sanglants, lequel X n’était en somme ni un chiffre, ni une lettre…

« Et lorsque j’ai trouvé le coffre aux bijoux vide de son dépôt, qu’ai-je dit ? « Le hasard ne peut expliquer une coïncidence aussi nuisible à des intérêts aussi considérables ! » Car cela tombait juste au moment où je pensais à vendre mes bijoux. Dieu sait pourtant que le hasard seul avait déterminé le jour et l’heure !…

« Ah ! nous n’avions pas cinq millions à cette époque-là !

– Nous n’en avons plus que quatre, observa Stéphen.

– Quoi ! Tu voudrais payer ? Te soumettre à cet homme ?

– Il me tient !

– C’est à voir.

« Oh ! lui et son complice – ou ses complices – ne sont pas des enfants ! D’accord. Ils t’ont bien poussé jusqu’au fond de l’impasse, et, certes, rien n’est plus habile, ayant assassiné un rentier dont l’avoir se compose d’immeubles et de valeurs enfouies aux sous-sols d’une banque, que d’intimider son héritier et de lui faire donner un million en billets de mille francs !

« Mais es-tu bien certain qu’il ne vaudrait pas mieux dénoncer les maîtres chanteurs ? Tu es envoûté, possédé, Stéphen. Un effort ! Redresse-toi !

– Les dénoncer ! On ne les prendra pas. Ils me dénonceront avant de disparaître. Je resterai seul, ayant contre moi toutes les preuves…

« En l’absence de Vasseur, dans l’impossibilité de le confronter, de le mesurer, de le reconnaître, qui donc admettrait sa survivance ? Les témoins de sa recollation sont de mèche avec lui, et sans doute introuvables ! Personne ne me croira, si j’atteste que c’est Vasseur ressuscité qui a tué mon père et le chevalier !

– Mais, dis-moi : ce que cherchent ces gens, ce n’est pas ta perte, c’est de l’argent.

– Faute d’argent, ils me perdront par vengeance.

– Hum ! Eh bien ! raisonnons, veux-tu ?

« Ou tu chantes, ou tu ne chantes pas.

« Si tu chantes, si après-demain tu remets à Vasseur le million demandé, qu’arrive-t-il ?

« Un maître chanteur n’est jamais rassasié. Dans six mois, sous les mêmes menaces, il exigera de toi un autre million. Dans un an, un autre. Dans deux ans tu seras sur la paille. Et alors, qui sait ce qu’il t’ordonnera de commettre, pour prix de son silence ? Car son chantage est de nature inusable : il ne s’agit pas d’un objet compromettant à récupérer et dont la restitution enlèverait toute puissance au maître chanteur. Tu auras beau le couvrir d’or, il restera toujours aussi dangereux ; et tant que la prescription des crimes ne sera pas acquise, tu vivras la vie la plus misérable : subjugué, esclave, le cou dans la lunette de l’échafaud ! Sans compter que la prescription n’éteindra pas grand-chose ! Même impuni, un homme convaincu de parricide est, pour tout le monde, un scélérat. Et si, au bout de quelques mois ou de quelques années, tu te décidais à secouer le joug ; si tu prenais tardivement le parti de dénoncer Vasseur, combien tu regretterais le temps perdu, l’argent gâché, les souffrances superflues !

« Mais Vasseur te laisserait-il aller jusque-là ? Il te surveillera constamment. Au moindre indice de révolte, à la première apparence de lassitude, ou simplement dès que tu n’auras plus le sou, il te supprimera ! N’es-tu pas, selon lui, avec quelques coquins dont il est le complice, le seul dépositaire du secret de sa vie ?

– C’est vrai, dit Stéphen.

– Supposons maintenant que tu ne chantes pas, et que tu dénonces Vasseur sur-le-champ. Dans ce cas, ou il échappe à la police ou la police s’empare de lui.

« S’il échappe, c’est mauvais. Pour le faire arrêter, tu auras mis la justice au courant de tout ; le secret de tes mains sera connu ; et, l’existence de Vasseur restant problématique, ta défense sera difficile. On te prendra pour un menteur ou pour un dément. Cerral, libéré du secret professionnel, confirmera la greffe des mains, mais il ne sait pas ce qu’est devenu le corps de Vasseur. Ce corps était destiné à s’en aller en petits morceaux sous le scalpel de ses élèves ; le professeur l’a abandonné à l’un d’eux ; et la disparition de cet aide, ainsi peut-être que de certains autres, ne démontrera pas la résurrection de Vasseur. On ne verra qu’une chose, c’est que l’empreinte de tes mains s’identifie à l’empreinte du couteau…

« Mais si Vasseur n’échappe pas, si on l’arrête après-demain matin, au rendez-vous qu’il t’a donné, tout change !

– Crois-tu ? objecta Stéphen. Même en sa présence, si je soutiens que les empreintes fatales ne proviennent pas de mes mains, le juge haussera les épaules !

– Ne m’as-tu pas dit que Vasseur t’apporterait le gant moulé, le gant-cachet ?

– Et s’il ne l’apporte pas ?

– Donnant, donnant !…

– Il peut refuser. Il ne m’a rien répondu à ce sujet. Il me tient d’autre sorte !

– Non ! C’est toi qui le tiens, parce qu’il croit te tenir, parce qu’il est persuadé que tu n’es plus qu’une machine dont il possède la clef, alors qu’il n’en est rien, et que nous sommes deux ! Songe à quel point cet homme est plein de son despotisme ! Son triomphe sur toi l’aveugle. Ce rendez-vous qu’il t’a donné le montre bien. Il n’imagine pas que tu puisses te rebeller !

– Et s’il ne vient pas lui-même ?

– Il viendra. Tout l’indique. Sa suffisance, d’abord.

– Hum ! Enfin, admettons. Admettons qu’il vienne, qu’on l’arrête et qu’il ne soit pas porteur du gant ! Après ?…

« Rappelle-toi qu’il m’a compromis par des lettres toutes prêtes, dans le meurtre de M. de Crochans. Réfléchis que, le jour même de ce premier assassinat, j’avais tenu dans mes mains les mains de bois du mannequin. Cointre n’a rien dit, mais il a pu retrouver sur ces mains de bois, toutes démontées qu’elles sont, les mêmes empreintes que sur le couteau ! Il n’en faut pas davantage pour me soupçonner d’avoir fait à l’assassin du chevalier, avant le crime, la démonstration d’une mise en scène machiavélique !…

« Quant au second meurtre, hélas ! je n’aperçois vraiment aucune échappatoire !

« Ce Vasseur est inexorable !… Il le porte d’ailleurs sur sa figure.

– À quoi ressemble-t-il ?

– Il est blond, avec des yeux noirs et une peau brune. Il vous regarde comme un aigle cruel. Pour l’allure, on dirait un artisan qui a des prétentions d’artiste. Mais son langage vous déroute : il est multiple, tantôt trivial, tantôt presque choisi. Des mots d’argot suivent des termes techniques prétentieux. Cet homme paraît avoir des teintures de tout. Il vous tutoie et ne vous tutoie plus. Il est sûr de lui. Il est effrayant.

– Nous devons, nous devons le livrer à la justice ! s’écria Rosine. Il est impossible que la vérité ne se fasse pas jour ! Qu’on l’arrête ! Il est impossible que la victime soit châtiée quand le coupable est là, qu’on le tient à merci, sous les verrous !… Stéphen, aie confiance ! Le raisonnement me fait défaut, mais la raison me crie qu’il faut le dénoncer !

– Il faudra donc avouer ma disgrâce, Rosine ? Publier que Stéphen Orlac a des mains d’assassin, comme le roi Midas avait des oreilles d’âne ? Sombrer dans le ridicule le plus mortel !…

– Le fin mot ne sera pas ébruité. Mais, à tout prendre, cela ne vaudrait-il pas mieux que de végéter dans les transes, le couteau sur la gorge et le couperet sur la tête ? Enfin, notre devoir n’est-il pas de poursuivre le meurtrier de ton père et de notre vieil ami, le bourreau qui t’a persécuté, le maître chanteur qui veut t’escroquer ta fortune, et – que dis-je ! – un assassin redoutable, qui a déjà commis d’affreux méfaits, qui peut en commettre d’autres, et qui n’a pas payé sa dette ?… Qu’est-ce que ce Vasseur ? Un forçat en rupture de guillotine ! Un évadé du panier de son ! Sa liberté, sa vie sont illégales ! Sa présence au soleil est une injure au droit ! Elle offense la société ! Elle offense même la raison…

Rosine s’arrêta brusquement et se prit à songer avec intensité. Elle se plaçait, en esprit, hors des événements. Elle « montait dans Sirius » et s’efforçait de contempler les faits d’un œil neuf et désintéressé. Puis elle abaissa son regard sur Stéphen.

Il était sans force et sans couleur. On ne pouvait pas le lui reprocher. Depuis la catastrophe de Montgeron, il endurait les tourments d’un damné. D’autres seraient sortis de telles passes avec des cheveux blancs ; d’autres muets ou bègues ; d’autres contrefaits ; d’autres les pieds devant. Elle le sentait diminué, incertain. Tout à l’heure, au récit qu’il lui faisait, elle avait été fort surprise des stratagèmes inventés par son imagination forcenée pour dissimuler la taille de ses mains, supérieure à l’ancienne. À quoi bon ces grattages de gants ? À quoi bon l’élargissement des bagues, qui entraînait le cambriolage des bijoux ? Les blessures, les coutures et les cicatrices auraient justifié le gonflement des mains et la déformation des doigts !… Or, depuis ce temps, que de secousses Stéphen avait encore supportées : ces billets, ces crimes, ces suspicions qu’il avait, par deux fois, senti rôder !…

Elle dit :

– Laisse-moi faire, veux-tu ? J’ai mon idée. Je prends tout sur moi. Mais des conseils me sont indispensables. Des conseils autorisés. Les demander à quelque magistrat, il n’y faut pas songer ; cela équivaudrait à une dénonciation. Quelqu’un que je connais réunit toutes les conditions voulues. C’est un homme pour qui la justice n’a pas de secrets, et pourtant ce n’est pas un fonctionnaire. Son amitié me répond de sa discrétion. J’ai nommé M. Breteuil, qui est journaliste judiciaire. Consens-tu à me passer le gouvernail ?

Stéphen, écrasé de fatigue, fit un geste d’abandon :

– Ah ! volontiers !

La jeune femme continuait son travail intérieur. Elle caressait d’un doigt rose la pourpre vive de ses lèvres, et dans ses yeux dévorants scintillait cette flamme qu’elle avait remarquée aux prunelles du chevalier de Crochans la nuit même de sa mort.

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