V CHIRURGIE

– Comme vous êtes gai, chevalier ! dit Rosine en sonnant à la clinique de la rue Galilée.

– C’est que j’ai confiance, répondit le joyeux homme. Notre Stéphen s’en tirera, je vous le dis. Mon démon familier me l’assure.

Au vrai, nul démon socratique ne parlait à l’oreille de M. de Crochans, et, dans le secret de son âme, il était aussi anxieux que les circonstances l’exigeaient. Mais il s’était promis de « remonter » Rosine par tous les moyens, et, sachant avec quelle facilité la confiance se transmet, il n’avait trouvé rien de mieux que de reprendre le cours de ses facéties habituelles.

Il tira sa canne, du geste d’un spadassin qui dégaine, et, frappant le chêne du vantail comme avec le pommeau d’une épée :

– Ouvrez, ouvrez ! s’écria-t-il. C’est l’infortuné roi de France !

Mais Rosine accaparait le portier, qu’une requête aussi noble avait interdit.

– Comment va M. Stéphen Orlac ?

– Je l’ignore, madame. Veuillez vous adresser au bureau.

– Parbleu ! fit le chevalier. Vous n’y êtes plus, mon enfant !

Au sommet d’un escalier de marbre blanc, l’infirmière en chef s’avançait, marmoréenne.

Il fallut la suivre dans un studio où tout était blanc de ce qui peut l’être. Au bout de quelques instants, Rosine vit arriver l’une des femmes qu’elle avait vues dans la nuit, et dont le gentil visage s’éclaira d’une souriante salutation.

– Le Pr Cerral n’est pas mécontent, dit-elle. Les fractures des membres sont réduites.

– Pas d’amputation ?

– Aucune.

– Même d’un seul doigt ?

– Aucune amputation, madame.

– La tête ?

– Demain seulement.

– Les mains ?

L’infirmière parut s’attrister et répondit de biais :

– Il faut avoir bon espoir, madame…

– Qu’est-ce que le Pr Cerral a dit, à propos de ces mains ?

– Le maître n’est jamais loquace… D’ailleurs, c’est la prochaine opération surtout qui l’intéresse.

– Le malade sera-t-il en état de bien la supporter ?

Rosine observait ardemment la physionomie de cette femme, analysant toutes ses intonations. M. de Crochans comprit que sous ce regard, dans cette atmosphère d’inquisition, l’infirmière ne laisserait rien paraître du fond de sa pensée.

– Nous l’espérons, répondit-elle.

Toujours l’incertitude ! Toujours l’instabilité d’une vie tenue en équilibre sur le doigt d’un savant et que le souffle du destin fait osciller comme une plume !

– Puis-je voir mon mari ?

– Le Pr Cerral préférerait que le blessé restât dans le calme le plus absolu. Cependant, si vous y tenez…

– Ma chère enfant, dit le chevalier, si vous m’en croyez, vous suivrez à la lettre les prescriptions du docteur. Il ne faut rien négliger de ce qui peut concourir au succès de son œuvre.

Le front de Rosine s’assombrit. Elle céda pourtant, et demanda qu’on la conduisît à sa chambre.

M. de Crochans, sur sa prière, l’y suivit.

C’était une cellule d’émail blanc, dont la fenêtre donnait sur la rue. Rosine se tourna vers son vieil ami. Un grand trouble l’agitait.

– Oh ! dit-elle. Vous qui vous êtes consacré à l’étude de l’inconnu, vous qui interrogez les esprits, ne pouvez-vous me révéler ce que demain nous réserve ? Tout à l’heure, vous me disiez d’avoir confiance. Lisiez-vous dans l’avenir ?… Si vous saviez comme j’ai soif de connaître…

Elle n’avait jamais cru à l’occultisme, mais aujourd’hui la réalité d’une telle science lui aurait procuré tant de soulagement, qu’elle ne demandait qu’à l’admettre.

– L’avenir est inconnaissable, répondit le chevalier dans le mouvement jovial. Les devins sont tous des fumistes et vous n’avez pas idée des bourdes que les esprits peuvent sortir sur ce chapitre. Non, l’occultisme n’est pour rien dans mon espérance. Mais quand un homme du modèle de Cerral ne condamne pas un malade, c’est que ce malade est sauvé. Voilà !

– Sauvé ! fit Rosine en joignant les mains et en fermant les yeux avec effusion.

Mais tout à coup elle agrippa la manche de M. de Crochans :

– Sauvé, vivant, oui, peut-être ! Mais dans quel état me le rendra-t-on ?… Je l’ai livré à quelqu’un de terrible ! Avais-je le droit de disposer de lui ?… Ce médecin-major, qui m’a accompagnée jusqu’ici, réprouvait nettement les procédés de Cerral !

– Eh ! que diable voulez-vous qu’il fasse à Stéphen, Cerral, sinon le guérir ?

– Il peut le guérir par des moyens effrayants. Il peut lui garder le jour au prix de diminutions si affreuses qu’en vérité…

– Ma petite Rosine, ne prononcez pas de paroles dont vous vous repentiriez aussitôt !… Tenez, faites-vous servir à déjeuner, et invitez-moi. Vous avez faim, et cela vous exalte.

– Possible, repartit la jeune femme un peu vexée. Vous n’empêcherez pas que cette maison n’ait abrité des choses…

– Presque miraculeuses ! dit M. de Crochans. Et c’est fort heureux pour Stéphen, dont le cas me paraît plutôt grave ! Oui : presque miraculeuses. Des choses qui auraient effaré les vieux alchimistes et les sorciers d’antan, au fond de leurs caves pleines de cornues et de chauves-souris. Des choses presque divines et pourtant bien réelles !… Mais cette maison est celle de la bienfaisance, et rien ne s’y passe qui ne soit aujourd’hui connu de tous, adopté partout. Rien qui n’ait reçu l’approbation des peuples reconnaissants… Seulement, c’est ici même que se tient l’homme des découvertes, celui qui le premier tenta ce que tous les autres pratiquent à son exemple, celui dont la dextérité professionnelle lui permet de réussir où tant d’autres échoueraient. Et c’est cela qui donne à sa clinique un prestige aussi formidable !

– Vous croyez ?

– N’ayez aucun remord. Vous avez fait ce qu’il fallait faire. Cerral n’est-il pas le premier chirurgien du monde ?

Mais Rosine avait lu des livres et des livres. Sa mémoire surexcitée s’emplissait d’images terrifiantes… L’excès même de ses imaginations la fit se reprendre.

– Je suis folle ! dit-elle.

– Je ne vous le fais pas dire ! zézaya et grasseya M. de Crochans.

De ses doigts précieusement détachés, il pinçait les basques de sa jaquette, et plongea dans une révérence de menuet.

À ce moment, un domestique poussa au milieu de la chambre une table toute servie. Et le vieux cher fol se mit à faire l’orphéon, imitant tour à tour ténors, barytons et basses (À table ! À table ! Buvons ! Buvons ! À table !) avec une telle vélocité qu’il donnait l’illusion d’être véritablement plusieurs choristes. Une irrésistible force comique émanait de son visage imperturbable et de sa plaisante laideur.

– Êtes-vous jeune ! s’exclama Rosine, qui ne put s’empêcher de sourire.

Il approuva :

– Toujours jeune ! Je suis resté à l’âge ingrat.

Là-dessus, M. de Crochans fit entendre un petit solo de piston parfaitement imité et s’extasia devant les hors-d’œuvre avec la voix rengorgée de Brasseur.

Mais il n’entre pas dans nos intentions de mentionner tous les à-peu-près, calembours, farces et pitreries dont M. de Crochans illustra le déjeuner de Rosine Orlac. Il bouffonna si courageusement qu’il étourdit enfin la jolie malheureuse ; c’est là tout ce qu’il importe que l’on sache. Au surplus, l’esprit du chevalier n’était pas toujours de fine qualité ; la calvitie qui dépouillait son crâne faisait trop souvent les frais de ses boutades, et il y a des gens qui le trouvaient insupportable.

Rosine tombait de sommeil. M. de Crochans l’en félicita et prit congé d’elle, disant qu’il reviendrait dans la soirée.

– Pauvre chevalier ! C’est maintenant que vous allez vous « faire enlever » !

– J’y vais, dit-il, de mon propre pied.

Thésée allant combattre le Minotaure avait moins d’héroïsme entre les deux sourcils.

Mme Orlac dormit jusqu’au soir. Encore fut-elle éveillée par une infirmière qui lui apportait différentes choses trouvées sur son mari.

Une fiche en donnait la liste :

Un mouchoir brodé S. O.

Un portefeuille en peau de chagrin.

Une épingle de cravate, corail.

Une alliance.

Une bague chevalière.

Une montre en or avec sa chaîne.

Une bourse en mailles d’or.

Un canif.

Une paire de boutons de manchettes en or.

Rosine signa la fiche et resta pensive. Ces objets évoquaient Stéphen avec force. Il ne s’en séparait jamais. Les bagues surtout faisaient, pour ainsi dire, partie de lui-même. Elles étaient un peu de sa personne, un peu de ses mains… Et l’alliance ! Oh ! l’alliance ! Ce petit anneau d’or ! Ce petit chaînon de la chaîne invisible (et extensible) qui reliait par l’annulaire la main de Stéphen à la main de Rosine !… Dieu ! il semblait à présent que la chaîne fût détachée d’un côté !

Comme le bois sec porte en lui la flamme et la fumée, les bagues vides portaient en elles les mains spectrales de Stéphen. Ces mains, Rosine les créait. Fixant du regard les cercles luisants, elle en faisait sortir, par l’opération de sa fantaisie, des doigts imaginaires, longs et déliés, une chair pâle, un lacis de veines bleues, et dessous apparaissaient l’ivoire et l’ébène d’un clavier. Elle voyait ces mains, dépouillées de ces bagues pour le temps d’une sonate, lancées sur les touches dans la course des allégros…

Et les bagues étaient là, sur un plateau, privées pour longtemps de chaleur, telles enfin que si leur possesseur ne dût jamais les remettre et qu’on les eût tirées de ses phalanges glacées par la mort. Et demain… Demain ! Qui sait ?…

Ah ! maudite catastrophe !

Brusquement, Rosine se rappela le cauchemar qu’elle venait de faire. Son sommeil avait manqué de placidité. Mais, ce qu’elle avait revécu en songe, ce n’étaient ni ses affres d’amoureuse, ni ses inquiétudes d’épouse, ni les fatigues physiques de ses recherches parmi les wagons écrasés. C’étaient les moments fantasmagoriques où Spectrophélès avait surgi devant elle.

En vérité, quoi qu’elle en eût, il fallait que le surnaturel exerçât sur son âme une influence bien singulière, pour qu’un semblant de prodige l’accaparât de la sorte, aux dépens d’émotions beaucoup plus légitimes ! Quel enfantillage !

Mais quelqu’un ayant gratté à la porte, Rosine, sans raison, sursauta.

– Entrez ! dit-elle. Puis elle ajouta, le gosier serré par une étrange appréhension : Qui est là ?…

Le chevalier se montra. Il tenait une brassée de fleurs.

– Qui est là ? dit-il. Florio Tosco, madame !

– Oh ! que vous êtes gentil, chevalier !… Et dites : qu’avez-vous fait là-bas ?

M. de Crochans passa la main sur sa tête bien polie, et répondit :

– J’ai travaillé à mon traité opératoire de la calvitie endémique des billes de billard et de la pelade congénitale des boules d’escalier.

– Soyez sérieux. Je voulais dire : que vous est-il arrivé, rue d’Assas ? Mon beau-père…

– Cet officier ministériel a été au-dessous de toute flétrissure. « Si Stéphen n’était pas pianiste, il ne serait pas allé à Nice ; s’il n’était pas allé à Nice, il n’aurait pas été victime de la catastrophe de Montgeron. » Voilà tout ce qu’il a trouvé à me dire.

– Hélas !… Et vous ? Un savon ?

– De premier choix. Article d’exposition. Trente pour cent de potasse.

– Mais, mon bon ami, pourquoi rester sous la férule de cet homme, maintenant que vos toiles se vendraient si aisément ?

M. de Crochans, secouant sa tête Second Empire, paraphrasa :

– Et qu’achèterais-je avec l’argent de mes toiles qui me donne autant de joie que mes toiles ? La liberté ? Qu’en ferais-je ! Enfin, savez-vous : j’ai toujours de la sympathie pour votre tabellion de beau-père, et j’imagine que, sans moi, il y a belle lurette que les médiums et les époux Crépin l’auraient mis sur la paille, lui – et vous, par ricochet.

« Autre chose : j’ai questionné, en bas. Il paraît que Stéphen est assez bien. Vous ? Ça va ?… Écoutez, je couche ici, dans la chambre voisine. Quand la solitude vous pèsera, appelez-moi, n’est-ce pas ?

« Et maintenant, qu’est-ce que vous m’offrez ?

Quelque temps après, sous l’influence d’un narcotique que M. de Crochans avait subrepticement versé dans sa tasse de fleur d’oranger, Rosine s’endormit toute habillée. Le vieux gentilhomme la prit dans ses bras paternels, et, l’ayant portée sur le lit, l’emmitoufla de couvertures. Il était lui-même recru de fatigue, à force d’avoir joué à contrecœur ce rôle de bouffon qui était pourtant sa manière habituelle.

Finalement, il se retira sur la pointe des pieds, en étouffant les craquements de ses chaussures et en déplorant ce qu’il surnommait leur « arthritisme ».

L’aube du 18 décembre fut sinistre. Le soleil versait sur Paris une clarté de lucarne.

Aux premières lueurs, Rosine se dressa sur sa couche, recouvra d’emblée toute sa présence d’esprit, et fut debout.

Il était six heures. Dans soixante minutes on opérerait Stéphen.

Malgré la tiédeur bien dosée de sa chambre, Mme Orlac grelottait. C’était l’heure lamentable des découragements. Elle y opposa l’action, et mit à sa toilette une ardeur presque gymnastique. Mais l’anxiété lui tenaillait l’épigastre comme une crampe d’estomac. Et ce qu’elle vit bientôt la fit trembler de plus belle.

Parmi les bruits si particuliers du réveil, où les hommes s’agitent déjà mais se taisent encore, Rosine perçut un léger ronflement qui la porta vers la fenêtre.

Peu vêtue, charmante d’ailleurs en cet abandon, elle frissonna, et crut, dans son émoi, qu’un givre soudain la couvrait tout entière.

Un fourgon automobile des pompes funèbres virait dans la rue, pour s’engouffrer sous le porche de la clinique.

Cerral, hélas ! ne sauvait pas tous ses opérés !

Rien ne pouvait accuser d’une façon plus saisissante l’incertitude de cette abjecte matinée. Cela mit le comble à l’angoisse de Rosine. Son infortune prit une ampleur de châtiment. Elle se demanda de quelle faute inconsciente le ciel la punissait.

Cependant elle guettait la sortie du fourgon, qui ne tarda point.

Fuite silencieuse et furtive. Seuls, dans le coupé, deux hommes de la famille, en grand deuil. Quelle horreur !

Rosine découvrait l’égout du palais, l’envers d’une gloire, les déchets d’un génie. Son désespoir se doubla d’un découragement philosophique : celui de tout penseur qui, son doigt faufilé sous le velours d’un trône, en touche le sapin rugueux… Et puis, elle souffrait aussi d’un malaise plus pénible. Ce mort, qu’on venait d’emporter comme un bloc de matière désormais inutilisable, cela faisait ressortir assez hideusement combien les cliniques ressemblent à des ateliers. La chair vivante y est traitée sous le bistouri comme le bois sous la varlope et le fer sous le laminoir… Qu’une cassure irrémédiable se produisit tout à l’heure, pendant la trépanation de Stéphen, et demain le fourgon viendrait débarrasser l’usine de ce mécanisme hors service !

C’en était trop. Elle acheva promptement de s’habiller, et fit prier M. de Crochans de lui tenir compagnie.

Il vint. L’opération, dit-il, s’annonçait sous d’heureux auspices. Elle serait longue.

En effet, trois heures interminables s’écoulèrent, pendant lesquelles le brave homme dépensa inutilement, pour distraire Rosine, toutes les ressources de son esprit. La jeune femme ne l’écoutait pas.

Le front dans les mains, elle employait ses puissances imaginatives à se transporter dans la salle d’opérations. Mais, sous l’empire de l’angoisse, des visions abracadabrantes lui étaient fournies. Son ignorance simplifiait les choses, exagérées par sa fantaisie. Elle voyait un crâne ouvert comme une marmite, une cervelle sanguinolente, pareille à celles qui baignent dans ces récipients culinaires. Elle voyait des pinces de serrurier, des vilebrequins de menuisier, des coutelas de sacrificateur. Cerral, en blouse blanche, mitron aux bras de boucher, écartait, taraudait, taillait avec une sauvage allégresse, prélevant sur un animal ligoté des gouttes de liquide ou des fragments de matière cérébrale, qu’il incorporait au cerveau de Stéphen…

Ainsi Rosine se sentait glisser sur une pente abominable.

Sa torture cessa : le Pr Cerral mandait par une infirmière que tout s’était bien passé et que, sauf complication, M. Stéphen Orlac lui semblait devoir survivre.

Rosine s’abattit sur la poitrine de M. de Crochans et fondit en larmes. Le chevalier, tout ému lui-même, entreprit de lui tapoter l’épaule. Mais il se rappela fort à propos que les acteurs de cinéma ne manquent jamais cet effet réaliste, qui prouve de leur part une grande acuité d’observation, et par pudeur, il s’abstint de continuer.

De cet instant, Mme Stéphen Orlac fut admise au chevet de son mari, à la condition d’espacer ses visites.

La première fut émouvante. Car on n’apercevait du malade qu’une forme emmaillotée de pansements. La figure même disparaissait sous des bandelettes.

C’était une blanche momie, à l’uniforme de la blanche clinique.

Mais, grâce au ciel, les deux jambes s’allongeaient bien droites, en leurs braies de coton lacées de toile, et, sous les moufles d’ouate hydrophile, les deux mains d’Orlac reposaient symétriquement.

– Maintenant, dit Cerral, il faut nous en remettre à la nature. Les hommes ont fait ce qu’ils pouvaient.

Un souffle puissant et régulier soulevait les bandages pectoraux. Stéphen, faisant fonctionner ses poumons, semblait s’acquitter d’une tâche exclusive ; et Rosine l’écoutait respirer, comme naguère elle l’écoutait jouer les chefs-d’œuvre des maîtres, en extase.

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