VI PHANTASMES

C’était un guilleret jeudi de printemps, à Neuilly.

Le mois d’avril déployait sur le Nord un azur de Riviera, et dans le parc de la maison de convalescence, rempli d’élégants visiteurs, les bourgeons poisseux éclataient en verdure.

Rosine Orlac, ayant reconduit jusqu’à la grille son beau-père et le chevalier, revint à petits pas vers le fond du jardin.

Un peu désemparée. Les visites de l’ancien notaire la gelaient à tout coup. Ce vieillard bilieux, au bec tordu d’émouchet, semblait toujours à l’ombre, tant sa personne physique et son être moral portaient le même deuil. Antithèse de M. de Crochans, il était l’Héraclite de ce Démocrite, Jean-qui-pleure auprès de Jean-qui-rit.

Depuis plus de deux mois que Stéphen avait quitté la clinique du Pr Cerral pour la maison de convalescence de Neuilly, son père était venu le voir une semaine sur deux. Flanqué du chevalier, qui plus que jamais faisait le boute-en-train (mais autant vouloir égayer un groupe de statues funéraires), il s’asseyait aux côtés de son fils, jetait autour de lui des regards de rapace, et contemplait Stéphen avec autant de pitié que de mépris. Ce n’était pas sans raison que M. de Crochans, toujours moqueur mais parfois trivial, l’avait surnommé « le père laconique ». Sa bouche muette et dure, ignorant le sourire, faisait penser à une porte condamnée. Au bout de quelque temps, il consultait sa montre et partait, n’ayant rien dit que « bonjour » et « adieu ». M. de Crochans ne manquait pas de l’accompagner. Ils s’éloignaient de conserve, comme le médecin Tant-Pis au bras de son confrère Tant-Mieux.

De telles visites, vu l’état de Stéphen, étaient parfaitement contre-indiquées. Cerral lui avait prescrit un régime de distraction, et il était malaisé de compter comme divertissements les exhibitions bimensuelles de son parâtre.

À vrai dire, le convalescent ne sortait point de là plus sombre que devant. Mais sombre, pouvait-il l’être davantage ?

Rosine l’aperçoit de loin, sous le tendelet à raies rouges et bises du fauteuil pliant. Le petit garçon du directeur, accroupi sur un tabouret, lui fait la lecture. Il n’écoute pas. Il regarde dans le vide. L’enfant lui secoue la main, et Stéphen flatte doucement la tête blonde.

Cela ne l’empêche pas, l’instant d’après, de retomber dans sa tristesse.

Il a été si près de la mort, qu’on s’est demandé si sa guérison n’était pas, à proprement parler, une résurrection ; et parfois, le voyant si grave, au début, Rosine fut tentée de croire qu’il avait fait un séjour au pays des ombres et que le souvenir des enfers obsédait sa mélancolie…

La raison en est plus simple et moins belle.

Depuis que Stéphen est entré en convalescence, il ne pense qu’à ses mains.

Avoir échappé à la destruction totale, être là, marcher sur la vieille terre des hommes avec sa paire de jambes ; pouvoir, comme tout le monde, de ses mains saines et sauves, saisir, palper, caresser ; de ses deux yeux indemnes contempler la nature, il semble que cela ne compte pas pour lui.

Il ne dit rien. Il n’en parle jamais. Rosine n’oserait aucune allusion. Mais telle la jambe droite, restée plus courte que l’autre, tels les bras encore veules, les mains d’Orlac ne reviennent à la vie que lentement ; et lui, le virtuose, souffre, dirait-on, d’une onglée perpétuelle qui rend malhabiles ses doigts gourds.

On le sent dévoré d’inquiétude, humilié dans son orgueil le plus noble, accroché à l’espoir farouche de recouvrer son talent. Il cache jalousement son infériorité, dans la croyance qu’elle est temporaire, dans le désir d’en triompher, dans la paresse d’y travailler. Il évite en public les actes où sa maladresse se révélerait. Il est très malheureux, c’est sûr.

Rosine est arrivée près de lui. Il l’a regardée venir comme une transparence à travers laquelle il suivait autre chose…

Stéphen Orlac est un homme de petite taille. Il a toujours été frêle et nerveux. Ses traits arrondis dénotent la faiblesse du caractère. Il est encore pâle de tout le sang qu’il a versé. Deux ou trois balafres lui zèbrent le front. La cicatrice de l’occiput trace dans ses cheveux bruns une marque livide. Ses béquilles sont posées contre le fauteuil ; une canne lui suffira bientôt.

Mais le petit lecteur s’est tu ; Stéphen, assoupi, ferme les yeux.

Rosine en profite pour regarder les pauvres mains ; et, comme toujours, elle puise la confiance dans leur examen.

Certes, elles ont passé par une cruelle épreuve, Cent coutures les gantent d’une vilaine résille rougeâtre et violâtre. Mais enfin, rien n’y manque ! Les brisures se sont ressoudées à merveille. Sous la peau, qui s’assouplira, les osselets saillissent, nets et dégagés. La forme de l’ensemble n’a rien de désespérant… À la place de Stéphen, Rosine serait pleine de courage et d’entrain !

Mais de Stéphen à Rosine, en matière d’énergie, il y a toujours eu, comme on dit, tout un monde ; et depuis la catastrophe, Stéphen semble avoir perdu toute fermeté d’âme…

Aussi bien, puisque Rosine nous laisse pénétrer dans son cœur, il faut connaître que c’est là, pour elle, un sujet de trouble et de perplexité.

Non ! Quel que soit le malheur qui menace l’artiste, et quel que soit son affaiblissement, il n’est pas naturel que Stéphen résiste aussi mal à la crainte qui le ronge ! Il est trop bizarre en ses appréhensions, trop épouvanté dans ses rêveries, trop ingénieux dans les façons qu’il a d’endormir tous ces musiciens, chers maîtres et autres, qui s’empressent à le voir et le quittent persuadés que virtuose il fut et virtuose il reste. Les mains, cela n’est rien. Mais le cerveau, tout est là. Cerral fut impuissant à rétablir ce que la blessure a détruit. Et même, il est bien difficile de croire que l’étrangeté de Stéphen ne provient pas d’une étrangeté opératoire ! Il y a dans son moi quelque chose de nouveau, d’imprévu, de surprenant, un élément quasi monstrueux, fait de peur, d’égarement et de fanfaronnade, que l’état de se mains ne justifie nullement !…

– Il dort ? murmure une voix d’homme derrière Mme Orlac.

Elle se retourne. C’est le Pr Cerral.

– Ne l’éveillons pas, dit-il.

Le chirurgien et la jeune femme cheminent par les allées du parc.

– Justement, fait Rosine, je voulais vous parler, docteur.

– On dirait que c’est grave.

– Oui et non… Je vous demande de me dire, en toute franchise, quel genre d’opération cérébrale vous avez fait subir à mon mari.

Elle a le feu aux pommettes et parle par saccades.

– Mais très volontiers, petite madame, encore que « cérébrale » soit un terme impropre. Je vous prierai seulement de me dire, à votre tour, pourquoi vous me posez aujourd’hui cette question, à laquelle j’aurais répondu de bon cœur le lendemain de l’opération…

Il y a déjà longtemps qu’elle s’est promis d’interroger Cerral. Mais, jusqu’ici, la présence même du chirurgien l’a bâillonnée. Il exerce sur ses semblables un tel ascendant, sa haute valeur et sa droiture le font rayonner d’une telle auréole, qu’on ne sait plus que se taire quand il approche. Il est de ces hommes supérieurs qui déplacent avec eux une aire de sécurité et de soumission. Aujourd’hui, si Mme Orlac s’est sentie capable de parler, ce n’est pas qu’elle soit plus inquiète qu’à l’ordinaire au sujet de Stéphen. C’est seulement que Cerral ne ménage pas ses visites, et qu’à force de se produire, il devient pour elle, peu à peu, un homme comme les autres. Le prestige du savant s’effrite chaque jour sous l’action de l’habitude ; aujourd’hui, un gros morceau vient de s’en détacher.

Cerral achève son explication. Il a parlé du trépan et de la scie. L’opération était fort simple, mais très délicate. Somme toute, un mot vulgaire la résume : nettoyage. La fracture de l’occipital avait déterminé la contusion et la compression du lobe gauche. Des esquilles s’étaient logées en tous sens. Il a fallu pratiquer un vaste oculus, se livrer aux lavages les plus minutieux, et refermer.

– Bref, dit Rosine, rien de spécial ? Aucun procédé à la dernière mode ? Pas de… d’emprunts… de transfusion ?…

– Tiens, tiens ! fait Cerral ! Quelle idée ? Qu’allez-vous chercher là, petite madame ?

Rosine rougit davantage et baisse la tête. Le chirurgien s’est arrêté et la considère, suprêmement intrigué.

Cerral. Ses yeux clairs sont des miroirs de loyauté. Les statues qu’on lui érigera sur les places publiques n’auront pas la prestance de sa personne. On cherche un socle sous ses pieds. Et qui verrait ce socle, y lirait ce trionyme : Savoir, Puissance, Bonté.

Rosine balbutie d’une voix tremblante :

– Je vous demande pardon. Oui, oui, je sais bien que vous me dites la vérité. Vous ne me cachez rien. Je vous crois…

– Voyons, qu’est-ce qu’il y a ?

On dirait que c’est une petite fille qui explique son gros chagrin. Elle voudrait ne pas pleurer, la petite fille ; mais c’est difficile. Son discours n’est qu’une suite de hoquets parlés et de sanglots articulés, avec des chantonnements bizarres, qui seraient risibles s’ils n’étaient pas navrants :

– Mon mari n’est… n’est plus… comme avant. Bien sûr, avant, ce n’était pas… pas un professeur d’énergie. Loin de là !… Ah ! je… je me doutais bien que ses… mains lui causeraient… du tourment. Mais, ma parole ! il… il ne vit plus que pour… redouter de ne plus pouvoir jouer du… du piano ! Et vous diriez que ça, c’est un… cataclysme ! Un malheur, oui, un grand malheur même, si vous voulez ! Mais enfin, il n’y a pas que le… piano, dans la vie !… Il m’aime, oui. Oh ! oui ! Mais pas tant que… que ses… mains !… Il aurait vendu son pays, il serait… condamné à mort pour trahison, vous ne le… verriez pas plus désespéré. Ce n’est plus lui ! Ce n’est plus lui !…

Elle ne cesse de se moucher. Cerral, apitoyé, lui dit :

– Avec le temps, chère petite madame, tout cela s’atténuera. Les forces reviendront, et elles ramèneront endurance et courage. Rappelez-vous que M. Stéphen Orlac a supporté l’hémorragie la plus forte à laquelle une créature terrestre puisse survivre… Je vous donne ma parole d’honneur que les liquides employés par moi pour remplacer le sang ne contenaient aucun élément de nature à modifier le rythme vital du patient.

– Aucun – comment dirais-je ? – aucun principe… animal ?…

– Au sens où vous l’entendez, non, petite madame. Mais permettez-moi de sourire de vos craintes. Je vous vois poursuivie par toutes les histoires qu’on écrit de nos jours en marge de la science… Vous êtes en présence d’un cas très normal d’amoindrissement. Quand le traumatisme aura complètement disparu ; quand le cerveau, puissamment irrigué, fonctionnera comme il faut ; quand les mains seront rétablies…

– Qu’est-ce que vous en pensez, au juste, de ces mains ?

– Un médecin ne sait jamais dans quelle mesure exacte la nature voudra bien s’employer à parfaire son œuvre. J’ignore si les mains de votre mari lui permettront jamais de poursuivre sa carrière de virtuose. Encore une fois, j’ai fait ce que j’ai pu ; et comme eût dit mon ancêtre : je le soignai, Dieu le guérisse !

Sur un geste découragé de Rosine, il reprend avec résignation, l’œil attristé d’une ombre.

– Vous êtes comme votre mari. Vous ne réalisez pas qu’à cette heure il devrait être sous six pieds de terre, ou pour le moins manchot, unijambiste et peut-être idiot. Vous m’en voulez de l’imperfection de ma besogne, sans admettre que ma grande collaboratrice, la vie, n’a point terminé la sienne… Qu’importe ! Il vous est beaucoup pardonné, parce que vous aimez beaucoup.

« Ne vous montez pas la tête, petite madame ; n’exagérez rien ; soyez juste et soyez logique. C’est le propre des convalescents et, en général, de toutes les débilités, d’agir comme agit M. Stéphen Orlac. Ce qui l’épouvante aujourd’hui ne fera plus demain que le contrarier. Je vous donne rendez-vous dans un an.

« En attendant, j’estimerais salutaire que M. Stéphen Orlac rentrât chez lui. J’espérais mieux de son moral – pourquoi le cacher ? Une cure supplémentaire s’impose. Le milieu la favorisera. Entouré des objets qu’il aime, replongé, pour ainsi dire dans son eau-mère, vous le tirerez de là d’ici peu.

« Je vais l’examiner et lui donner son exeat.

– Figurez-vous, dit Rosine qui se raffermit, figurez-vous que j’ai été jusqu’à l’interroger sur notre passé, pour m’assurer que c’était toujours lui !

Elle rit, elle est sur le point de se moquer d’elle-même. Mais Cerral prend le ciel à témoin de cette énormité.

– Ô littérature ! s’écrie-t-il. Quelle instruction tu donnes aux nouvelles couches !

– Eh bien ! monsieur Orlac, comment va ?

Un mouvement évasif, un regard fuyant, chargé d’ennui, sinon de rancune ; voilà l’accueil.

Docilement, Stéphen fait quelques pas sans béquilles, il prête à l’examen son occiput couturé.

– Voyons les mains, dit Cerral.

Gênée par le mutisme de son mari, Rosine parle à sa place :

– L’appétit est bon, docteur. Mais les nuits sont mauvaises. Je l’entends souvent gémir, suffoquer. J’accours : il est en nage.

– Souffrez-vous donc, la nuit ?

– Non, dit Stéphen.

– Je pense, dit Rosine, que ce sont des cauchemars. Quand je lui demande ce qu’il a, il me répond qu’il ne se rappelle plus.

– Affaire de temps, déclare Cerral. Dans quelques jours vous regagnerez votre logis, cher monsieur, et ces troubles disparaîtront.

Le logis… Le salon du logis… Le piano du salon…

Quelle détresse emplit les yeux de Stéphen ! Et comme il les abaisse avec effroi vers ses mains !

Des cauchemars ?

La nuit suivante, Rosine fut à même d’étudier la question dans des circonstances particulièrement favorables.

Mais les faits l’impressionnèrent si vivement qu’elle ne put se rendormir, et garda de ces instants nocturnes un souvenir ineffaçable.

Mme Orlac servait d’infirmière à son mari. Leurs deux chambres, contiguës, communiquaient par une porte qui n’était jamais fermée. La tête des lits touchait, de-ci de-là, le mur de séparation. Dans le silence de la nuit, on entendait les moindres bruits de part et d’autre.

Or, Rosine s’était endormie du lourd sommeil de la jeunesse.

Elle en fut tirée brusquement par un soupir douloureux.

La veilleuse électrique dispensait sa lumière minima.

Au lieu de se lever sur-le-champ ou de taper à petits coups sur la cloison, comme il suffisait qu’elle le fît pour dissiper les songes morbides de Stéphen, Rosine écouta le dormeur s’agiter et se plaindre.

C’était une sinistre audition.

Encore, impressionnée de son entretien avec Cerral, préoccupée de la prochaine rentrée rue Guynemer, la jeune femme éprouvait une odieuse sensation de misère et d’écrasement. L’ombre y mêlait du déprimant et de l’insidieux. À demi réveillée, une vapeur de rêve l’enveloppait encore.

Ce fut dans cet état de pesanteur intellectuelle que Rosine Orlac épia dans la nuit.

Stéphen poussait des clameurs étouffées. Puis on n’entendit plus que son souffle haletant, précipité, rauque.

Une faible lueur venait de sa chambre. Rosine pensa qu’il avait allumé sa veilleuse. Elle sortit du lit avec précaution et, ses pieds nus effleurant le parquet, elle s’approcha de la porte à pas de loup.

Là, elle se raidit pour retenir une exclamation, tout en pensant que cette exclamation aurait peut-être achevé de l’éveiller…

Car, pouvait-elle croire à la réalité de ce qu’elle voyait ?

Stéphen était agenouillé sur son lit, dans l’attitude de la prostration. Sa veilleuse n’était pas allumée ; cependant, une source lumineuse éclairait la chambre d’une phosphorescence aquatique.

C’était une tache pâle, suspendue au milieu de la pièce, juste en face de Stéphen, non loin de son visage. Et cette tache, cette sorte de lune imprécise vaguement ronde, était le siège de mouvements. Des formes confuses s’y déplaçaient. Elles se précisèrent. Une image animée naquit de leur groupement.

On aurait dit la coupe d’un cerveau, laissant voir les idées du penseur. On aurait dit la projection du cerveau de Stéphen, son cauchemar extériorisé !

Un cauchemar épouvantable.

La phosphorescence figure un piano à queue sur une estrade. Un homme est là, vêtu d’un frac de soirée. Et c’est Stéphen. Et sa physionomie est affreusement triste. Il salue l’auditoire invisible, et s’assied devant le piano, qu’il ouvre. Mais le clavier n’est pas composé de touches noires et blanches…

Le clavier, maintenant, on n’aperçoit plus que lui ; lui et les mains du pianiste ; tout le reste a disparu. Les mains de Stéphen sont posées sur les touches. Mais ces touches, vraiment, on ne sait ce que c’est. La main droite en arrache une : un couteau à virole !…

Maintenant, on ne voit plus que le couteau dans la main ; tout le reste a disparu. Le manche du couteau est marqué d’un X. La main de Stéphen est crispée sur le manche…

Maintenant, on ne voit plus que la lame du couteau ; tout le reste a disparu. C’est une lame aiguisée, pointue. Mais voilà qu’elle se couvre d’on ne sait quoi. Elle semble suer goutte à goutte un liquide écarlate…

La main disparaît. Le couteau reluit, se raccourcit, devient une équerre d’acier, tranchante. Il s’encadre dans un étroit portique. Et dans la lunette de la guillotine il y a une tête…

Maintenant, on ne voit plus que la tête prise dans le carcan de bois ; tout le reste a disparu. C’est la tête grimaçante de Stéphen.

Un cri lugubre retentit. L’halluciné se tord les bras sur son lit.

– Stéphen ! Mon chéri !

Rosine, avec une douceur passionnée, le couvre de caresses. La fièvre le brûle… Mais l’ombre les entoure ; l’appel de Rosine a dû réveiller le dormeur et chasser le sinistre rêve, car le phantasme lumineux s’est évanoui.

Les ampoules de la chambre s’éclairent coup sur coup. Puis Rosine revient à Stéphen, éponge son front, remonte les draps.

– Que se passe-t-il ? fait-elle.

Il est plongé dans la torpeur.

– Qu’as-tu, Stéphen ? Tu rêvais, n’est-ce pas ?

– Ai-je crié ? dit-il enfin. Oui, je pense que je rêvais.

– Mais que rêvais-tu ?

– Je ne me rappelle pas, prononce-t-il avec difficulté.

Cet homme tombe de fatigue. Il se rendort comme on s’abat.

Rosine, à son chevet, médite assidûment.

Les rêves ont beau ne laisser sur la mémoire qu’une trace légère, il est bien surprenant, au sortir d’un tel cauchemar, que Stéphen ne s’en souvienne pas ! Il dissimule, c’est certain. Il dissimule, soit par fausse honte, soit pour éviter que Rosine ne se tourmente.

D’autre part, ce cauchemar lui-même est tellement extraordinaire !…

M. de Crochans doit pouvoir fournir là-dessus quelques éclaircissements.

Mme Orlac passa le reste de la nuit auprès du convalescent.

Les cauchemars ne revinrent pas. Du moins, s’ils revinrent, ce fut dans les conditions naturelles, et ils se confinèrent à l’intérieur du sujet.

Celui-ci, pourtant, se montra des plus sombres quand le jour fut levé. Et lorsque M. de Crochans se présenta vers onze heures, selon qu’il en avait pris l’habitude, Stéphen accueillit d’un air absent le Napoléon III de la rue d’Assas.

Le chevalier s’annonça comme toujours :

– Crochans ! Sans t, avec un s !

Et il ajouta exceptionnellement :

– Toujours caustique et gonucéphale.

Rosine négligea d’apprendre que « gonucéphale » équivaut à « tête-genou », et, tirant à l’écart, elle entreprit le spirite.

Elle lui raconta ce qu’elle avait vu pendant la nuit.

– Qu’est-ce que vous dites de cela, chevalier ? Moi, j’en suis encore toute retournée.

Le chevalier, immobilisant une œillade de coin, épilogua de la sorte :

– Le cauchemar s’est déroulé selon la règle. Chaîne d’incohérences reliées entre elles par des associations puériles, chapelet de scènes désordonnées dont la génératrice est le concept piano, c’est un cauchemar type, un cauchemar modèle.

– Oui, mais… visible !

– Extériorisation de la pensée ! Idéoplastie ! Il n’y a rien là qui puisse me surprendre. D’aucuns l’expliqueraient peut-être d’une autre façon. Cette portion de Stéphen, qui s’est matérialisée par projection hors de lui-même, pourrait être considérée comme une apparition fragmentaire du corps astral, ce fantôme des vivants…

Mais ces explications, nébuleuses comme l’occultisme en personne, ne satisfaisaient nullement Rosine. Elle savait trop que, pour M. de Crochans, plus une solution était surnaturelle, plus elle était vraisemblable. D’ailleurs, un mot l’avait frappé : fantôme. Songeant à Spectrophélès, elle fit une digression :

– Vous croyez aux fantômes des vivants, demanda-t-elle ; croyez-vous aussi aux fantômes des morts ? J’en ai vu un, moi, jadis, par deux fois.

– Vous ? Vous avez vu le fantôme d’un mort ?… Ah ! ah ! mais voilà qui est intéressant ! Ne voit pas qui veut les fantômes… Il est vrai, Rosine, que vous avez des yeux étonnants, si larges, si purs, si troublants ! ne rougissez pas. Et dites-moi : vous êtes bien sûre que la vision de cette nuit, c’est une vision de Stéphen ?… Ce n’est pas une vision de Rosine ?… Dans ce dernier cas, deux hypothèses : ou vous avez vu le songe de Stéphen par privilège, ou Stéphen ne songeait pas, et alors… Voyons, votre mari vous a déclaré n’avoir aucun souvenir de son rêve. Pourquoi suspecter sa franchise ?

Rosine hésita, rappela ses propres souvenirs, et fut catégorique :

– Non, affirma-t-elle. Je ne rêvais pas. Je ne dormais pas.

– Mais dormiez-vous quand vous avez aperçu le fantôme du mort ?

À ces mots, qu’elle prit de travers, Rosine se fâcha et se replia sur elle-même, boudeuse et mécontente. Elle ne doutait pas de ses sens. Elle se savait merveilleusement équilibrée, lucide et sereine. Son intelligence était solide comme son corps. Elle ne pouvait confondre le monde extérieur avec des phantasmes issus d’un délire impossible ; et elle le fit entendre vertement au peintre spirite.

Celui-ci, pour rentrer en grâce, riposta par des calembredaines. Mais elle soutint sa cause avec une ténacité rageuse. Et il faut dire que les événements étaient à la veille de lui donner raison.

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