XVI L’attentat

Depuis plus d’un an, alors qu’il n’avait encore vu Jeanne que deux ou trois fois, Raoul de Simaise, digne fils de son père, avait conçu l’odieux projet de séduire la belle fiancée de Jacques Grandin et d’en faire sa maîtresse. Il s’était dit :

– Je l’enlèverai et la conduirai à Paris où, tant que cela voudra durer, nous filerons ensemble le parfait amour.

Oh ! comme sa vanité de jeune débauché serait alors satisfaite ? Il jouissait de la surprise de ses amis qui, sans nul doute, seraient tous jaloux et envieux de sa bonne fortune, car il n’y aurait pas dans tout Paris, qu’on la cherche dans les salons du vrai monde ou du demi-monde, au théâtre, parmi la fine fleur des Circé et des Dalila à la mode, une femme comparable à la jolie fille de Mareille. À lui, à lui seul appartiendrait cette perle rare, unique, cette merveille digne d’un empereur.

Mais, bien qu’il ne manquât pas d’audace, Raoul vit se dresser devant lui d’insurmontables difficultés et il comprit que séduire Jeanne n’était pas une chose aussi facile qu’il l’avait cru d’abord.

La jeune fille ne sortait jamais seule que pour aller à la messe, le dimanche, et elle était bien gardée. Et puis son air modeste, réservé, sérieux, fier, sa dignité, son innocence, sa sagesse, proclamée par tout le monde, étaient autant de choses qui lui imposaient et le tenaient à distance.

Il dut se contenter de voir Jeanne et de la dévorer du regard à l’église et, quand il réussissait, à se trouver sur son passage. Il eut beau chercher maintes fois l’occasion de lui parler, elle lui échappa constamment.

Assurément, Jeanne n’avait pas été sans le voir plusieurs fois à Mareille ; mais elle ne l’avait pas autrement remarqué.

On lui avait dit : « C’est le fils de la baronne de Simaise ». C’était tout ce qu’elle savait de lui ; que lui importait d’ailleurs ce jeune homme qu’elle ne connaissait pas ? Il ne lui vint jamais à l’idée que Raoul pût s’occuper d’elle. Elle ne se doutait donc pas le moins du monde des intentions du fils de la baronne.

Celui-ci sentait constamment augmenter sa passion et ses désirs sensuels, en raison même des difficultés qu’il rencontrait et de l’impossibilité de les satisfaire. Voyant qu’il devait renoncer à tout espoir de séduction, il se résigna ; mais il se fit à lui-même le serment que, quand même, la jeune fille serait à lui. Dès lors, il songea au moyen de surprendre la malheureuse enfant, objet de ses brutales et honteuses convoitises.

Il devait être parfaitement renseigné lorsque, la nuit venue, il s’était approché avec précaution de la maison du capitaine Vaillant et caché dans la haie du jardin. Évidemment, il savait que Jacques Vaillant était absent pour deux jours au moins, que Jeanne était seule dans l’habitation et que, la chaleur étant suffocante, la jeune fille laisserait ouverte la fenêtre de sa chambre ainsi qu’elle en avait l’imprudente habitude.

Raoul de Simaise était prêt à mettre à exécution ce qu’il avait prémédité depuis longtemps déjà ; il allait s’introduire dans la chambre de Jeanne comme un voleur – un larron d’honneur n’est pas autre chose !

Il ne pensait même pas, le jeune misérable, que tenter seulement l’escalade était un crime, et qu’aller plus avant dans ses projets était une infamie.

Non, il ne pensait pas à cela, car tous les sentiments honnêtes étaient éteints dans son cœur.

Il ne voyait pas non plus ce qu’il avait à craindre. D’ailleurs la nuit était noire, Jeanne ne le reconnaîtrait pas, et le lendemain, à la première heure, il filerait vers Paris. Il avait aussi prévu le cas où il pourrait juger nécessaire de se faire connaître ; c’est qu’alors la jeune fille serait disposée à accepter ses propositions.

Enfin, pour moins risquer d’être reconnu, pour éloigner les soupçons de Jeanne et égarer ses doutes, il s’était déguisé. Il avait endossé un gilet de laine de palefrenier, attaché solidement sur sa tête une vieille perruque, trouvée dans un bahut du château, et mis ses pieds dans des chaussons de lisière.

Quand il jugea le moment venu, il se leva, jeta autour de lui un coup d’œil rapide et alla prendre une échelle que Jacques Vaillant avait laissée à un prunier sur lequel il y avait encore des prunes. Avec sa charge il marcha vers la maison et, sans bruit, il appuya l’échelle contre le mur, sous la fenêtre de Jeanne.

Une seconde fois il regarda autour de lui, allongeant le cou, tendant l’oreille. Il ne vit rien, n’entendit rien que le cri monotone des grillons. Certain, d’ailleurs, que tout le monde à Mareille était couché, qu’il était bien seul, que personne ne pouvait le voir, il n’hésita plus, il monta.

Quand sa tête arriva à la hauteur de la fenêtre, il écarta doucement la jalousie, puis il continua à monter ; au fur et à mesure la jalousie glissait sur son dos.

Un grognement sourd se fit entendre. Fidèle venait de se réveiller.

Un molosse aurait peut-être fait reculer Raoul ; un tout petit roquet ne pouvait pas faire beaucoup, malgré son dévouement à sa maîtresse et ses dents bien aiguisées. Cependant il s’était dressé sur ses quatre pattes : voyant ce corps dans l’encadrement de la fenêtre, il se mit à aboyer furieusement, sans doute pour réveiller Jeanne. Mais elle dormait trop profondément. Et puis au même instant, le tonnerre se mit à gronder et couvrit la voix du vigilant animal.

Raoul profita du bruit pour enjamber la barre d’appui de la fenêtre et sauter dans la chambre.

Fidèle bondit sur lui et resta suspendu, les dents accrochées au gilet de laine, qu’il avait seulement saisi. Ce faible ennemi n’était pas bien redoutable, mais Raoul ne tenait nullement à être mordu. Il fallait donc commencer par se débarrasser de l’animal. Lestement il lui prit le cou entre ses mains et serra de toutes ses forces. Le pauvre Fidèle n’eut que le temps de pousser une plainte ; les sons ne purent plus sortir de sa gorge ; il se mit à jouer des pattes, à se ployer, à se tortiller, faisant des efforts désespérés pour échapper à l’étranglement. Hélas ! tout fut inutile, son ennemi le tenait bien et serrait toujours plus fort. Le pauvre Fidèle eut une dernière convulsion et ne bougea plus. Il était mort ! Son meurtrier le jeta de côté.

La jeune fille venait enfin de sortir de son lourd sommeil et d’ouvrir les yeux.

À la lueur livide d’un éclair elle vit un homme dans sa chambre. Elle ne le reconnut pas ; elle remarqua seulement qu’il avait une tête énorme, de longs cheveux qui pendaient autour de son cou et cachaient la moitié de son visage, et il lui parut avoir une taille de géant.

Elle poussa un cri rauque, étranglé. Folle d’épouvante, elle sauta à bas du lit et se précipita vers la porte en criant :

– Au voleur !… À l’assassin !… Au secours !…

Raoul s’élança sur elle et la saisit à bras-le-corps.

Il y eut un moment de lutte horrible.

Jeanne se défendait contre le misérable avec l’énergie du désespoir. En vain elle voulait crier, appeler encore, elle ne le pouvait plus. Son sang se glaçait dans ses veines, la respiration lui manquait. À la fin elle resta inerte entre les bras de son ennemi ; elle avait perdu connaissance.

Le lâche laissa échapper une exclamation de triomphe. La malheureuse Jeanne, ne pouvant plus se défendre maintenant, était en son pouvoir ! Il la souleva et la porta sur le lit.

À ce moment, un grognement rauque, effrayant, qui n’était plus celui d’un chien, cette fois, retentit au dehors, se mêlant aux éclats de la foudre et les dominant. La jalousie fut violemment arrachée, et un nouveau personnage bondit au milieu de la chambre.

C’était Jean Loup !

Comment se trouvait-il là, à cet instant suprême, pour défendre, pour sauver la fiancée de son ami Jacques Grandin ?

Jean Loup, avec son instinct de sauvage, avait deviné les mauvaises intentions de Raoul de Simaise, et depuis, sans qu’elle pût s’en douter, il avait veillé sur Jeanne. Le soir, il avait vu Raoul sortir furtivement du parc de Vaucourt, déguisé ainsi que nous l’avons dit. Cela le surprit et l’amena à penser que le jeune homme avait en tête quelque mauvais dessein. Il voulut savoir. Il le suivit. Et pendant que Raoul se tenait caché dans la haie du jardin, il était caché lui-même au milieu d’un champ de sarrazin.

Voyant à la clarté des éclairs la jeune fille étendue sans mouvement sur son lit, il la crut morte. Il poussa un cri terrible et se rua sur Raoul qui, lâche et peureux comme le sont tous les misérables en face d’un danger réel, avait reculé pâle et tremblant jusqu’au fond de la chambre.

Le lâche n’eut pas même le courage de se défendre contre son terrible adversaire qui, d’un seul coup, l’avait étendu à ses pieds. Il se sentit perdu. Jean Loup n’avait pas oublié les coups de cravache, Jean Loup allait le tuer !

Oui, tenant enfin son ennemi, celui qui l’avait frappé dans la charmille, Jean Loup pensait à se venger ; il se disposait à l’écraser sous ses pieds comme un reptile, quand, soudain, la douce image d’Henriette passa devant ses yeux.

Cet ennemi, qui était à ses pieds, terrassé, dont il tenait la vie entre ses mains, était le frère de celle qu’il adorait. Une fois déjà Henriette, en larmes, l’avait imploré pour lui et elle lui apparaissait à cet instant pour lui crier encore :

« Grâce, grâce, Jean Loup, c’est mon frère ! »

Alors il tressaillit et toute sa colère disparût.

Au lieu de frapper le misérable, il recula à son tour et croisa ses bras sur sa poitrine.

Raoul comprit que Jean Loup l’épargnait, lui faisait grâce ; mais il ne devina point à quel sentiment le sauvage venait d’obéir. Il se remit lentement sur ses jambes. À la clarté d’un brillant éclair, qui pendant une seconde éclaira toute la chambre, il vit Jean Loup, le bras tendu, lui montrant la fenêtre.

Il ne demandait pas mieux que de déguerpir, et c’est ce qu’il fit avec une précipitation qui indiquait combien il lui était agréable de ne plus sentir peser sur lui le poids du regard terrible du sauvage.

Dès que Raoul eut disparu, Jean Loup s’approcha de Jeanne ; il lui prit la main, elle était moite : il se pencha et appuya légèrement son oreille à l’endroit du cœur de la jeune fille ; un léger battement lui révéla que Jeanne n’était pas morte comme il l’avait d’abord supposé. Il respira. C’était un évanouissement. Il connaissait cela : il avait vu Henriette dans le même état le jour où il l’avait sauvée.

Complètement rassuré, il fut sur le point de s’en aller ; mais il pensa que Raoul pourrait revenir. Il resta.

Il vit sur la table de nuit une bougie et une boîte d’allumettes ; il pouvait éclairer la chambre ; il préféra attendre dans l’obscurité. Il trouva une chaise, s’assit, et, les coudes sur ses genoux, la tête dans ses mains, il resta immobile.

Deux longues heures s’écoulèrent.

L’orage s’en était allé au loin ; on n’entendait plus le tonnerre ; on ne voyait plus que de rares éclairs. Du côté du levant l’horizon commençait à blanchir, c’était la naissance de l’aurore, le jour allait bientôt dissiper les dernières ombres de la nuit.

Jeanne s’agita, ouvrit les yeux, poussa un long soupir, puis un cri, puis une plainte sourde. Elle se souvenait. Elle se souleva et, les yeux hagards, elle regarda autour d’elle. Elle ne vit rien que sa fenêtre ouverte et la jalousie brisée.

Sans doute pour ne pas l’effrayer par son apparition trop brusque, Jean Loup s’était dissimulé dans un large pli des rideaux du lit.

Elle poussa un nouveau cri, laissa échapper une nouvelle plainte. Elle se jeta en bas du lit et alluma la bougie. Alors elle put voir dans quel désordre était sa chambre : ses vêtements sur le parquet froissés, souillés de poussière, deux chaises renversées, une cuvette en porcelaine brisée en morceaux, la couverture et les draps du lit arrachés, tombant, sa chemise et sa camisole déchirées, laissant sa poitrine découverte, sur un de ses bras nus une longue ligne rouge tracée par un ongle ; puis au fond de la chambre, sous un guéridon, Fidèle, sans mouvement, les pattes allongées, la langue pendante, hors de la gueule, raide.

Elle prit la pauvre bête, l’embrassa, puis la laissa tomber en même temps que ses bras. Des larmes jaillirent de ses yeux ; elle sanglota.

– Mon Dieu, mon Dieu ! mais que s’est-il donc passé ? s’écria-t-elle tout à coup.

Elle pressa fiévreusement sa tête dans ses mains.

– L’homme ! l’homme ! prononça-t-elle d’une voix gutturale.

Une idée épouvantable, horrible, traversa son cerveau. Elle poussa un cri effrayant.

– Perdue ! perdue ! je suis perdue !… exclama-t elle.

Elle chancela comme si elle allait tomber ; il lui sembla qu’elle allait devenir folle. De fait, son regard luisant, aux pupilles dilatées, était celui d’une insensée.

Soudain, derrière elle, elle entendit un gémissement.

Elle sursauta et se retourna vivement.

Jean Loup était devant elle.

Elle bondit en arrière, en jetant un cri d’épouvante et d’horreur.

Jean Loup la regarda tristement, avec compassion.

– Monstre, monstre ! exclama-t-elle d’une voix étranglée, avec une explosion de fureur, pourquoi es-tu encore ici ? Est-ce pour voir ma douleur, mes larmes, pour te repaître des souffrances de ta victime ?… Pourquoi, après ton crime infâme, n’as-tu pas regagné la forêt pour te cacher dans la tanière ? Dis, dis, misérable sauvage !… Arrière, infâme, arrière ! Va-t’en, sauve-toi !… Ah ! tu m’épouvantes, tu me fais horreur, tu me dégoûtes !

Jean Loup ne comprenait pas, mais il voyait bien que ce n’était pas des remerciements que lui adressait la jeune fille. C’était la colère qui étincelait dans les yeux de Jeanne, et chacune de ses paroles avait eu un retentissement douloureux dans son cœur. Ah ! s’il avait pu parler !

Il fit la seule chose qu’il pouvait faire : des larmes plein les yeux, il s’agenouilla devant la jeune fille, joignit les mains, et son doux regard sembla la supplier.

Hélas ! Jeanne ne sortit point de sa funeste erreur ; elle interpréta tout autrement l’humble et douloureuse attitude de Jean Loup ; elle crut qu’il se repentait et qu’il implorait son pardon.

Elle le repoussa du pied avec horreur, détourna la tête avec dégoût et se jeta de nouveau en arrière, comme si elle eût redouté une morsure venimeuse.

Le pauvre Jean Loup laissa échapper un soupir, se releva et alla essuyer ses larmes dans le coin le moins éclairé de la chambre.

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