XV Un voyage fatal

C’est deux mois avant la conduite faite à Jacques Grandin, qui partait comme jeune soldat, qu’avait eu lieu la scène de la charmille.

Nous savons, maintenant, pourquoi, debout sur une roche, lui montrant les poings, Jean Loup avait menacé Raoul de Simaise, qui passait sur la route, à cheval, en compagnie d’un de ses amis de Paris.

L’agression brutale dont il avait été l’objet, avait rendu Jean Loup plus prudent, et surtout moins démonstratif. Il revenait bien de temps à autre rôder aux alentours du château, mais il n’osait plus s’introduire dans le parc.

Sans doute, il ne voyait pas Henriette aussi souvent qu’il l’aurait voulu ; mais enfin il la voyait de près ou de loin. Pour cela il employait mille moyens qu’il s’ingéniait à trouver. Et il savait si bien se cacher, que, dans l’espace d’une année, la jeune fille l’aperçut trois fois seulement. Mais elle savait que, maintenant, Jean Loup était plus souvent dans les bois de Vaucourt que dans la forêt de Mareille.

Nous avons un peu abandonné Jacques Vaillant et Jeanne, sa fille adoptive, la belle fiancée de Jacques Grandin. Mais il nous fallait dire au sujet de l’homme sauvage, le principal personnage de notre histoire, tout ce qu’il était indispensable de faire connaître à nos lecteurs.

Maintenant, nous reprenons la suite de notre récit.

Les jours s’écoulaient un peu monotones, mais tranquilles dans la maison de Mareille.

Jeanne était bien un peu chagrine de l’éloignement de son ami ; mais elle se savait aimée ; son père les avait fiancés et, avec l’espérance au cœur, elle s’était armée de courage afin d’attendre, sans trop souffrir, jusqu’au retour du soldat.

D’ailleurs, Jacques écrivait souvent. Ses lettres toujours impatiemment attendues, étaient lues une fois, deux fois, trois fois, puis encore. Jeanne les savait par cœur.

Grâce aux recommandations de son parrain, le jeune militaire avait été très bien accueilli au régiment. Du reste, il avait su mériter de suite l’estime et l’amitié de ses chefs. Au bout de six mois, il était nommé brigadier et déjà on lui faisait espérer les galons de maréchal des logis.

Jacques Vaillant était content.

– Il est capable de revenir avec le grade de sous-lieutenant, disait-il à Jeanne.

– Et avec la croix d’honneur, ajoutait la jeune fille en riant.

– Oh ! oh ! ma mignonne, la croix, la croix de la Légion d’honneur ! Comme tu y vas ! on ne l’obtient pas si facilement que ça. Il faut la gagner comme j’ai gagné la mienne, sur le champ de bataille.

– D’ailleurs, reprenait la jeune fille plus sérieuse, Jacques n’a pas plus besoin de gagner la croix que de revenir à Mareille avec l’épaulette d’officier. N’est-il pas convenu que nous nous marierons aussitôt après son retour et qu’il prendra l’exploitation d’une ferme ? Officier, mon père ! Mais s’il le devenait, lancé dans une autre carrière, Jacques ne voudrait peut-être plus de moi !

– Là-dessus, ma chérie, sois tranquille ; Jacques t’adore. Ah ! çà, où diable voudrais-tu que Jacques trouvât une autre femme qui vaille seulement le quart, le demi-quart de ta mignonne petite personne ? Nous disons des bêtises ; Jacques reviendra paysan et brave garçon comme il est parti ; je vous marierai et il prendra une ferme. Voilà ; ma Jeanne sera fermière !

Catherine n’était pas oubliée ; on pensait souvent, au contraire, à la chère défunte. Mais, avec le temps, la douleur de Jacques Vaillant s’était calmée ; et puis Jeanne, sa Jeanne, qui était maintenant tout pour lui, avait été aussi pour beaucoup dans sa consolation.

S’il arrivait encore au vieux militaire d’avoir des regrets, ils étaient sans amertume ; le souvenir de la bonne Catherine était seulement doux à son cœur.

Une fois par semaine, le dimanche matin, Jeanne cueillait les plus belles fleurs du jardin ; elle en faisait deux couronnes, et le tantôt, donnant le bras à son père, ils s’en allaient au cimetière. Les deux couronnes du jour remplaçaient celles du dimanche précédent, dont les fleurs étaient fanées.

Ils ne manquaient jamais à ce pieux devoir, hommage rendu à la mémoire d’une femme qui avait été pour Jeanne la meilleure des mères, pour Jacques Vaillant la plus affectueuse, la plus dévouée des épouses.

Le vieux capitaine venait d’être nommé une seconde fois maire de Mareille. Sur les instances du préfet, il n’avait pu refuser ces fonctions ; du reste, il avait encore la force de les remplir, et son dévouement à la commune ne lui faisait pas trouver cette charge trop lourde pour son âge.

Tout à coup, une mauvaise nouvelle circula dans l’Est comme dans toute la France.

La guerre venait d’éclater. Le temps de porter les corps d’armée sur les frontières du côté de l’Allemagne, les Français et les Prussiens seraient aux prises. On entendrait la fusillade, tonner les canons.

D’abord les populations furent atterrées ; puis, peu à peu, chacun se rassura. On disait :

– Nous avons de nouveaux fusils, à longue portée, des mitrailleuses ; nous avons des maréchaux de France, des généraux qui ont fait leurs preuves pour conduire au feu nos enfants, les enfants de la France, qui sont toujours les premiers soldats du monde !

On se rappelait les grandes guerres, les grandes batailles d’autrefois : Valmy, Marengo, Iéna ; les grands généraux de la République et Napoléon, l’homme à la capote grise, toujours vainqueurs.

Les Français d’aujourd’hui n’étaient pas dégénérés, ils seraient dignes de leurs anciens. On n’avait rien à craindre.

On ne savait pas tout. Que dis-je ? on ne savait rien. On ignorait les gaspillages, les désordres, les folies, l’incurie de l’administration impériale.

Jeanne était très tourmentée, très inquiète. La guerre ! La guerre ! Jacques allait marcher avec les autres. Jacques allait se battre, courir d’effroyables dangers !… Il le fallait, c’était le devoir ! C’est le soldat qui doit se ranger autour du drapeau national et défendre son pays !

Mais Jeanne était forte et vaillante ; elle renferma en elle ses inquiétudes et ne laissa rien voir de ses anxiétés. Les hostilités commencèrent.

Un matin, on apprit que, la veille, un combat meurtrier avait eu lieu à Wissembourg ; que le général de division Douay avait été tué, les Français repoussés par des forces dix fois supérieures, et que les Prussiens étaient entrés en France.

On fut repris par la peur ; mais on voulut encore espérer. Nos armées faisaient face à l’ennemi depuis Metz, la citadelle imprenable, le rempart de la France, jusqu’au bord du Rhin ; elles arrêteraient les Prussiens, les hordes allemandes ne passeraient pas !

Vinrent ensuite les journées de Reichshoffen et de Spicheren, Mac-Mahon écrasé à droite, Frossard refoulé à gauche.

Cette fois il n’y avait plus à se faire aucune illusion, la France était envahie ; les Allemands allaient se répandre comme une tache d’huile sur le territoire de la patrie. Tout était perdu ! Excepté l’honneur, cependant, pour rappeler le mot de François Ier.

Il y eut des plaintes, des gémissements, des larmes du côté des femmes ; des cris de colère, des vociférations, des grincements de dents du côté des hommes.

L’armée de Mac-Mahon battait en retraite sur Châlons, où elle allait se reformer tant bien que mal, pendant que les autres corps, poussés par la masse des Allemands dont le nombre augmentait sans cesse, venaient se placer sous la protection des forts de Metz.

On s’attendait à chaque instant à voir les Prussiens au cœur de la Lorraine.

Dans les villes, les villages, les hameaux, on se préparait à se défendre contre les envahisseurs. Le paysan faisait sa provision de poudre, fondait des balles, chargeait son fusil.

On connaît l’humeur guerrière de nos populations de l’Est ; si l’on eût fait appel, alors, à leur patriotisme, tous les hommes se seraient levés aussitôt pour courir sus à l’ennemi.

Ils se réunissaient en petites troupes armées, cinq d’un village, dix d’un autre. Ce sont ces braves patriotes qui devinrent plus tard des mobilisés ou qui formèrent des compagnies de francs-tireurs. Les francs-tireurs ! La terrible guerre franco-allemande en a vu sur tous les points de la France. Mais depuis des années il existait dans les Vosges une société de tireurs, sous le nom de Francs-tireurs des Vosges, et dont le siège était à Épinal.

Les membres de cette société ne furent pas les derniers à songer à la défense de leurs foyers.

Un matin, Jacques Vaillant reçut une lettre pressante l’invitant à assister à une assemblée générale extraordinaire de la société des Francs-tireurs des Vosges, dont il était membre honoraire et un des présidents d’honneur.

– Demain, j’irai à Épinal, dit-il à Jeanne.

– À Épinal, cher père, pourquoi ?

– Tiens, lis.

La jeune fille parcourut rapidement la lettre de convocation.

– Est-ce que votre présence à cette réunion est absolument nécessaire ? demanda-t-elle.

– Non.

– Pourquoi, alors, faire ce voyage à un moment de trouble comme celui-ci ?

– Parce que ce voyage aura un double but : j’assisterai à la réunion des francs-tireurs, ce qui sera leur donner une marque de déférence, et je verrai le préfet avec qui j’ai à traiter certaines questions relatives aux intérêts de la commune. Il y a plus d’un mois déjà que je voulais aller à Épinal exprès pour cela.

– En ce cas, cher père, je n’ai plus rien à objecter.

– Soit. Mais je vois à ton air triste que tu es contrariée que je fasse ce voyage.

– Contrariée, non.

– Alors pourquoi es-tu triste ?

– Je ne sais pas. Il se passe en moi quelque chose que je ne puis définir ; c’est comme un pressentiment de malheur.

– Enfant, grande enfant !

– Vous avez raison, cher père. Mais on a aujourd’hui tant de motifs d’avoir l’humeur chagrine ; nos soldats tués sur les champs de bataille, les souffrances des autres, les désastres, les malheurs de notre chère patrie !

– C’est vrai, dit le vieux capitaine, en hochant tristement la tête.

Jeanne soupira et essuya furtivement deux larmes.

Elle pensait à son fiancé.

Le lendemain matin, après avoir embrassé Jeanne et lui avoir promis qu’il ne serait pas absent plus de quarante-huit heures, Jacques Vaillant partit pour Épinal.

Gertrude arriva à son heure habituelle. Jeanne, comme cela lui arrivait souvent, l’aida à faire le ménage et le grand nettoyage de toute la maison. Gertrude la grondait.

– Vous vous fatiguez, mademoiselle.

– Faire cela me plaît beaucoup ; c’est une distraction. Je m’aperçois moins que mon père n’est pas là.

Le tantôt elle prit son ouvrage, du linge à repriser, et elle alla s’asseoir au fond du jardin, sous le berceau. C’était un jour à chercher l’ombre et la fraîcheur. La chaleur était étouffante, le temps lourd, à l’orage ; il y avait au sud-ouest, à l’horizon, de gros nuages noirs : à chaque instant, le tonnerre grondait au loin ; les nuages orageux tournèrent derrière les montagnes allant du sud à l’ouest et au nord ; mais le temps ne se rafraîchit point, l’atmosphère resta chargée d’électricité.

Gertrude s’en allait régulièrement à sept heures. Ce jour-là elle n’était pas encore partie à huit heures.

– Gertrude, lui dit Jeanne, vous avez fait votre travail ; pourquoi restez-vous si tard ?

– Je vous tiens compagnie, mademoiselle.

– Ma bonne Gertrude, je vous remercie de cette attention, mais je sais que votre temps est précieux.

– Oh ! une fois n’est pas coutume. Si vous le désirez, mademoiselle, je coucherai ici cette nuit.

– Vous pensez donc que je puis avoir peur, Gertrude ? Rassurez-vous, ma chère, je ne suis pas si peureuse que ça. Il n’y a pas de méchantes gens dans le pays et je ne crois ni aux revenants ni aux fantômes… D’ailleurs, ajouta-t-elle en souriant, j’ai là mon brave Fidèle pour me garder. Non, ma chère Gertrude, je ne désire pas que vous passiez la nuit ici ; vous avez votre mari et vos enfants qui vous attendent. Allez vite les retrouver, ma bonne, allez vite.

– En ce cas, mademoiselle, je vous quitte.

– Bonsoir, Gertrude !

– Bonne nuit, mademoiselle !

– Merci.

– Je viendrai demain de bonne heure.

– À sept heures, comme toujours.

La femme de ménage s’en alla.

La jeune fille ferma les portes, poussa les verrous, et s’assura que les volets des fenêtres étaient bien accrochés ; on faisait cela tous les soirs, aussi bien l’été que l’hiver, c’était une habitude.

Jeanne resta encore une heure dans la salle basse ; puis elle monta dans sa chambre dont la fenêtre donnait sur le jardin. Fidèle la suivit.

Il faisait tellement chaud que la jeune fille put croire qu’elle entrait dans une étuve ; cependant la fenêtre était grande ouverte. Elle s’en approcha et s’y appuya pour respirer à pleins poumons.

Des nuages montaient dans le ciel, se répandant partout ; de tous les côtés de larges éclairs se croisaient, se heurtaient, sillonnaient les rues ; l’horizon était en feu.

Jeanne regardait cela distraitement, faisant un mouvement en arrière chaque fois qu’une lueur trop vive l’éblouissait. Elle pensait à Jacques Grandin et à tous ceux qui, comme lui, étaient en face du danger, en face de la mort. Depuis la mobilisation de l’armée, on n’avait pas reçu de lettre du jeune soldat. Jeanne ne savait pas où il était, aussi sentait-elle augmenter chaque jour ses cruelles inquiétudes.

L’horloge de la paroisse sonna. Elle compta les coups de marteau sur la cloche.

– Seulement dix heures, murmura-t-elle ; et pourtant je tombe de sommeil.

Depuis un instant, en effet, ses yeux se fermaient malgré elle. Elle sentait sa tête lourde et une grande lassitude dans tous ses membres.

– C’est la chaleur, l’électricité, pensa-t-elle.

Un grand silence régnait autour d’elle, troublé seulement par deux ou trois grillons qui chantaient dans l’herbe. Il n’y avait pas un souffle de vent dans les feuilles des arbres. Ce calme était le précurseur de l’orage, qui éclaterait certainement dans la nuit.

Elle fit descendre la jalousie de la fenêtre ; mais elle ne ferma point les croisées. Presque toutes les nuits, à l’époque des grandes chaleurs, elle les laissait ouvertes ou seulement à demi-fermées.

Elle se déshabilla, se mit au lit et souffla sa bougie. Fidèle sauta sur la couverture et se coucha à ses pieds.

Un quart d’heure après, Jeanne dormait d’un sommeil de plomb.

Caché dans la haie du jardin, en face de la fenêtre, un jeune homme avait suivi tous les mouvements de Jeanne, la guettant comme le tigre guette sa proie, prêt à s’élancer sur elle. Quand il ne vit plus son ombre se mouvoir à travers les lames de la jalousie baissée et que la lumière de la chambre se fût éteinte, un affreux sourire crispa ses lèvres. Pendant une demi-heure encore il resta caché dans l’ombre. Sans aucun doute, il attendait que la jeune Fille fût bien endormie.

Ce rôdeur nocturne était Raoul de Simaise.

Quel projet sinistre méditait-il ?

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