Le lendemain matin, à onze heures, il ne restait plus au château de Vaucourt que la comtesse de Maurienne et ses enfants. Le notaire, l’inspecteur des forêts et sa femme avaient repris la route d’Épinal, immédiatement après le déjeuner, qu’on avait servi, exceptionnellement, à cause de leur départ, à neuf heures et demie.
Raoul avait aussi quitté sa mère et sa sœur, malgré leurs instances et leurs caresses pour le garder quelques jours encore. Mais il était à Vaucourt depuis huit jours : c’était donner beaucoup à un devoir, qui lui pesait et lui semblait un sacrifice. À peine arrivé, il s’ennuyait et avait hâte de retourner à Paris pour se retrouver au milieu de ses amis de plaisirs.
Pourquoi venait-il, alors ? Pourquoi ? Ah ! ce n’était pas son affection pour sa mère, sa tendresse pour sa sœur qui l’attiraient. Malgré sa jeunesse il était profondément dépravé et avait déjà tous les vices de son père qui, s’occupant d’ailleurs fort peu de lui, ne mettait pas toujours à sa disposition tout l’argent qu’il aurait voulu pour satisfaire ses caprices et se livrer à toutes les folies d’une vie désordonnée.
Il venait voir sa sœur et sa mère, quand il était complètement décavé, afin de remplir sa bourse plate et de lester son portefeuille de quelques billets de mille. Dupe de son hypocrisie, croyant à ses mensonges, à ses semblants d’affection, faible, comme le sont en général toutes les mères, et trop bonne, Mme de Simaise finissait toujours par ouvrir ses tiroirs et elle donnait sans compter.
Raoul s’emparait aussi, sans le moindre scrupule, des petites sommes économisées par sa sœur, mises en réserve pour lui dans sa bourse de jeune fille.
On attendait M. de Violaine et Suzanne. Les jeunes filles étaient impatientes de les voir arriver. À chaque instant on les voyait au bord de la terrasse, plongeant au loin leurs regards sur la route blanche.
N’avait-il pas été convenu, la veille, qu’on irait à la Bosse grise et qu’on grimperait sur le gigantesque rocher ?
Ces demoiselles se faisaient une fête de cette promenade, qui promettait d’être charmante. Et puis, qui sait ? comme l’avait dit Mlle de Violaine, on aurait peut-être la chance de voir l’homme sauvage, dont ces jeunes têtes avaient rêvé toute la nuit, ce fameux Jean Loup, qu’elles voulaient absolument considérer comme un héros.
Le temps était superbe, le soleil brillait de tout son éclat dans un ciel sans tache. Pas de vent, seulement une brise embaumée, fraîche comme un souffle d’éventail, ce qu’il fallait pour qu’on ne soit pas incommodé par la chaleur. D’ailleurs, on était légèrement vêtu, comme il convient, dans la saison d’été, et puis on aurait des ombrelles.
C’était décidé, on irait à pied ; cela serait plus gai, plus amusant. La distance n’était pas si grande… Les chemins étaient bien un peu poudreux, mais qu’importe ! À la campagne on ne craint point la poussière sur ses bottines et les volants de sa robe.
Un peu après midi M. de Violaine et sa fille arrivèrent à cheval. Ils avaient déjeuné avant de venir. En vue de la promenade projetée, Suzanne n’avait pas revêtu son élégant et gracieux costume d’amazone ; elle s’était habillée pour la circonstance : une robe de taffetas rose à raies blanches, à jupe courte, serrant sa taille cambrée.
– C’est drôle, n’est-ce pas ! dit-elle en sautant à terre, de monter à cheval mise comme je le suis, avec cette robe courte, qui laisse voir mes jambes presque jusqu’aux genoux ; mais, vous savez, cela m’est parfaitement égal.
– Vous êtes charmante, toujours charmante, mademoiselle Suzanne, répondirent les jeunes filles.
Et l’une après l’autre lui sautèrent au cou.
– Oh ! les flatteuses ! dit-elle en riant.
Puis, faisant siffler sa cravache, elle reprit, leur montrant la Bosse grise :
– C’est là que nous allons ; il y a au flanc de cet énorme bloc de pierre, dans des fentes où les vents de tempête, sans doute, ont jeté de la terre végétale, de magnifiques fleurs pourprées, très rares, car je crois bien qu’elles ne poussent qu’à cet endroit ; nous les cueillerons et en apporterons un bouquet.
– Oui, un énorme bouquet, dit Henriette.
– Une gerbe, ajouta Blanche, en sautant comme une petite folle.
La baronne fit servir des rafraîchissements ; puis, tout le monde étant prêt, on descendit la pente douce de la grande avenue du château.
M. de Violaine donnait le bras à la baronne ; la comtesse avait pris celui de son fils ; les quatre jeunes filles allaient en avant, selon leur caprice, à la débandade.
Bientôt de joyeux éclats de rire retentirent dans la vallée. De très loin, dans les champs, les paysans se dressaient et saluaient en ôtant leurs chapeaux de paille. Les folâtres jeunes filles bondissaient sur le chemin comme de jeunes chevreaux, cueillant tantôt un bluet ou un coquelicot, ou courant toutes ensemble après un papillon qu’elles ne parvenaient jamais à attraper. Ah ! comme elles se moquaient de la poussière dont elles soulevaient des flots autour d’elles !
Enfin on quitta la route pour prendre un sentier qui montait presque en ligne droite vers la Bosse grise. Au bout d’un instant on atteignit le plateau. Maintenant, de ce côté, plus de terres cultivées ; un sol rocailleux, stérile, presque nu. De distance en distance un genévrier rabougri, ayant la moitié de ses aiguilles brûlées par le soleil, quelques touffes de bruyères et de ronces rampant sur le sol pierreux ; mais partout des roches noires, les unes montrant leur tête à fleur de terre, les autres plus élevées.
On ne riait plus, on était silencieux, on se recueillait en se rapprochant de la Bosse grise. On fut bientôt assez pris pour pouvoir, des yeux, mesurer sa hauteur. Mais une large ceinture de ronces et d’épines à sa base semblait dire : on n’approche pas.
– Par ici, par ici, dit Suzanne, qui marchait la première, tenant à s’acquitter consciencieusement de ses fonctions de guide.
On tourna un instant autour du rocher et l’on se trouva à l’entrée d’un passage étroit, ouvert entre les broussailles par des quartiers de roches, sur lesquels Suzanne s’élança résolument.
– S’il y avait des vipères ! s’écria Blanche tout à coup.
– Rassurez-vous, répondit vivement Mlle de Violaine, il n’y a pas de serpents dans ces parages. Venez, venez, suivez-moi, ajouta-t-elle.
– Me voici, dit le jeune de Maurienne, sautant à son tour sur les roches.
Après un moment d’hésitation, ne voulant pas avoir l’air d’être moins braves que leur ami, les trois jeunes filles franchirent la faible distance qui les séparait du rocher.
– Regardez, dit Suzanne, voilà l’escalier dont je vous ai parlé ; ne dirait-on pas que la main de l’homme a fait saillir ces marches en creusant le rocher ?
– – C’est vrai, répondit Henriette, et je vois maintenant qu’on peut monter facilement.
– Et sans se fatiguer beaucoup. Plus haut, mais de l’autre côté, il y a un grand creux, ou plutôt une large entaille, formant une terrasse, sur laquelle on peut se promener ; on y pourrait même, avec un peu de bonne volonté, danser un quadrille. De là, déjà, on a une vue superbe. Voyons, êtes-vous bien décidées ?
– Oui ! oui ! oui !
– Eh bien, en avant !
L’ascension commença.
– Prenez garde, mes enfants, pas d’imprudence ! cria Mme de Simaise.
– Soyez tranquille, madame, répondit Suzanne, il n’y a pas l’ombre d’un danger.
– Au fait, dit la comtesse, pourquoi restons-nous ici au lieu de les accompagner ?
– Quoi, vous aussi, chère amie, vous voulez ?…
– Jouir du magnifique coup d’œil tant vanté par Mlle de Violaine. Et puis, ajouta-t-elle en souriant ; nous serons près de nos enfants.
– Allons, dit la baronne.
– Nous vous laissons, monsieur de Violaine.
– Mais non, mais non, mesdames, je vous suis. Avec votre permission je passerai le premier pour vous tendre les mains, si c’est nécessaire. Je suis un vieux montagnard, moi, les escalades me sont familières.
Les jeunes filles étaient déjà à plus de dix mètres de hauteur.
– Tenez, dit Suzanne, voici déjà quelques-unes des fleurs dont je vous ai parlé ; mais celles-ci sont étiolées ; montons, nous en trouverons tout à l’heure de plus belles.
– Ces fleurs sont, en effet, fort jolies, dit Henriette en en cueillant une, qu’elle mit à son corsage.
On avait commencé l’escalade au nord et on tournait vers l’ouest en suivant l’espèce d’escalier circulaire.
– Voici ma terrasse, s’écria tout à coup Suzanne, en bondissant sur la plate-forme. Voyez, continua-t-elle, quand ses compagnes furent près d’elle, soit qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, on serait parfaitement à l’abri au fond de cette cavité ; c’est une véritable grotte, œuvre de la nature.
M. de Violaine et les deux dames arrivaient à leur tour sur la plate-forme.
La comtesse, émerveillée, en présence des magnifiques tableaux qui se déroulaient sous ses yeux comme un panorama, laissa échapper un cri d’admiration.
Les jeunes filles et le jeune garçon battaient des mains.
– C’est beau, n’est-ce pas ? dit M. de Violaine.
– Grandiose ! immense ! répondit Mme de Maurienne ; c’est un enchantement !
– C’est l’admirable nature, œuvre puissante du créateur, toujours grande, riche et belle, dit Mme de Simaise.
Sur leurs têtes le vaste firmament ; autour d’eux des horizons sans fin, les vallées se creusant profondes, ensoleillées dans les coupures des montagnes ; des villages sur les pentes, les égayant ; le Frou serpentant pareil à un long ruban d’argent ; partout les hauteurs couronnées de verdure : la ligne brisée de la chaîne des Vosges, bleuissant et disparaissant au loin, enfoncée, perdus dans l’azur du ciel.
Et sur tout cela le soleil rayonnant, allumant ses feux dans les gorges, faisant ruisseler partout sa lumière, qui tombait éblouissante comme une pluie d’étincelles.
– Mes enfants, dit la comtesse, il est inutile de monter plus haut : vous ne pouvez rien voir de plus que ce que nous pouvons admirer d’ici.
– Et mes fleurs à cueillir ! fit Suzanne. Qui vient avec moi ?
– Je ne vais pas plus loin, dit Emma : il me semble que déjà j’ai le vertige.
– Moi, j’ai les jambes lasses, dit Blanche.
– Et vous, Henriette ?
– Je ne veux pas être moins intrépide que vous, répondit la jeune fille, allons faire notre bouquet.
Mme de Simaise, ne voyant pas que sa fille et Suzanne pussent courir un danger, ne les retint pas.
Les jeunes filles s’éloignèrent et ne tardèrent pas à se trouver sur une nouvelle plate-forme. Là, les fleurs rouges étaient, en effet, plus belles et aussi plus nombreuses qu’en bas. Henriette et Suzanne se mirent gaiement à faire leur moisson.
Tout à coup un cri perçant, un cri d’épouvante retentit et glaça le sang dans toutes les veines.
– Ma fille, ma fille ! exclama Mme de Simaise, blême de terreur.
C’était Henriette, en effet, qui venait de pousser ce cri terrible.
Son ombrelle s’était échappée de sa main, accrochée à une ronce et restait suspendue au bord de la plateforme. Elle s’avança pour la saisir ; sous ses pieds la pierre calcinée céda en s’émiettant. Heureusement, elle eut le temps de faire un mouvement en arrière, car elle pouvait être précipitée la tête en avant, et se fracasser le crâne sur une des aspérités dont la pente du rocher est hérissée. Elle tomba sur le dos et descendit de deux mètres environ, en glissant, jusqu’à une saillie, où elle s’arrêta. Alors on la vit se dresser sur ses jambes et se cramponner énergiquement à la pierre avec ses mains.
Si M. de Violaine ne l’eût retenue, en la saisissant à bras-le-corps, la baronne se serait élancée au secours de sa fille, au risque de se briser dans une chute effroyable.
Tous criaient, appelaient au secours, affolés, perdant la tête. Suzanne, seule, quoique très effrayée, conservait toute sa présence d’esprit.
Henriette était dans une situation extrêmement périlleuse : un faux mouvement, un rien pouvait lui faire perdre l’équilibre, la lancer dans la vide ou la précipiter dans une large crevasse, un abîme, dont l’horrible gueule s’ouvrait béante presque à ses pieds. Cependant, Suzanne s’était couchée à plat ventre et tendait ses mains à son amie pour l’aider à remonter. Sans doute le sauvetage aurait pu s’opérer ainsi ; mais le bloc saillant sur lequel Henriette se tenait debout fit entendre un craquement sinistre, se détacha tout à coup de la masse et dégringola sur la pente avec un bruit semblable à celui du tonnerre.
La pauvre Henriette se soutint un instant avec ses mains crispées sur la pierre brûlante ; puis le poids de son corps lui fit lâcher prise, et en poussant un second cri, plus effrayant encore que le premier, elle roula de côté et tomba, comme dans un hamac, sur des branches de lierre entrelacées, suspendues à l’orifice de la crevasse, comme pour cacher la sombre profondeur de l’abîme, et attachées à la pierre de chaque côté.
Cette fois, Suzanne ne pouvait plus rien ; elle laissa échapper un cri d’angoisse suprême auquel répondirent d’autres cris de douleur et de désespoir.
Mme de Simaise tomba évanouie, comme morte, dans les bras de la comtesse.
Que faire ? Hélas ! on ne voyait pas le moyen de sauver la malheureuse enfant, menacée d’une mort horrible. L’air retentissait de cris déchirants, de plaintes, de gémissements.
Henriette étourdie, toute frémissante de terreur, leva les yeux et aperçut Suzanne, le corps penché au-dessus d’elle, qui se tordait convulsivement les mains. Elle ne pouvait voir les autres ; mais, à l’attitude désespérée de Suzanne, elle comprit qu’elle ne devait compter sur aucun secours, qu’il fallait renoncer à tout espoir. Elle était perdue, elle allait mourir !
Le poids de son corps arrachait le lierre, malgré ses innombrables petites racines incrustées dans le rocher ; constamment elle sentait qu’elle enfonçait ; chaque fois qu’un des flexibles rameaux se détachait, elle entendait comme le bruit sec d’une déchirure d’étoffe.
Étendue sur cette espèce de pont aérien, elle n’osait faire un mouvement ; elle ne pouvait crier, l’épouvante avait paralysé sa langue.
Au dessous d’elle, entre les parois de la large fente, elle voyait se dresser, se croiser, pointues ou tranchantes, lames menaçantes, dents monstrueuses, les pierres saillantes sur lesquelles, dans un instant, elle allait tomber et être écharpée ; puis, plus avant, un trou noir !
Elle sentait dans sa tête comme un brasier, le sang battait ses tempes, il se faisait dans ses oreilles un tintement lugubre, son cœur avait cessé de battre ; il lui sembla que tout tournait, se renversait autour d’elle. C’était le vertige.
– Maman ! maman ! appela-t-elle d’une voix étranglée, mourante.
Elle ferma les yeux.
Soudain un bruit sourd, étrange, une sorte de grognement rauque monta jusqu’à elle.
Son cœur se remit à battre, elle rouvrit les yeux. Une tête émergeait du trou noir. Elle vit cette tête, couverte d’une longue crinière, et elle lui parut énorme. Était-ce un monstre inconnu qui sortait des entrailles de la terre et s’élançait vers elle pour la dévorer ? Saisie d’une autre terreur ses yeux se fermèrent de nouveau.
Cependant il y eut dans sa pensée flottante, prêt à l’abandonner, une clarté soudaine. Si c’était Jean Loup ? Mais elle avait l’esprit troublé et se trouvait dans cet état d’engourdissement, de torpeur physique et morale qui précède la syncope ; elle crut n’avoir rien vu, rien entendu. Ce n’était qu’une vision, l’hallucination du vertige !
Non, non, elle ne s’était pas trompée. C’était bien Jean Loup, le seul être au monde, peut-être, ayant assez de courage, de force et d’adresse pour pouvoir la sauver. Les cris poussés d’en haut l’avaient fait sortir de sa grotte ; et avec la souplesse et l’agilité d’un chat-tigre ou d’un singe, se servant des pierres en saillie comme d’échelons, il montait, il grimpait dans la crevasse du rocher, au risque de se livrer lui-même à la mort à laquelle il voulait arracher la pauvre jeune fille.
– Jean Loup, mon ami, mon brave Jean Loup, lui cria Suzanne, sauve mon amie, sauve Henriette de Simaise. Sauve-la, sauve-la !
Jean Loup n’eut pas l’air d’avoir entendu. D’ailleurs il n’avait nullement besoin d’être encouragé.
Tout à coup, les dernières lianes qui soutenaient la jeune fille se rompirent.
Jean Loup, solidement campé sur ses jambes, le dos appuyé au roc, les bras tendus, attendait, guettant ce moment terrible. Il reçut Henriette dans ses bras.
Elle ne sentit point qu’il la serrait contre sa large poitrine ; elle avait perdu connaissance.
Suzanne et son père, qui était venu la rejoindre, poussèrent un cri de joie. Mais, aussitôt, ils se regardèrent avec une angoisse inexprimable.
Qu’allait faire Jean Loup ? Monter plus haut lui était impossible, et il ne pouvait plus reprendre avec Henriette, n’ayant pas les bras libres, le chemin périlleux par lequel il était venu.
Suzanne était haletante, de grosses gouttes de sueur froides ruisselaient sur son front, coulaient sur ses joues ; un frisson de fièvre courait dans tous ses membres.
– Les malheureux, les malheureux ! gémit-elle, ils sont perdus tous les deux !
À peine avait-elle prononcé ces paroles que Jean Loup et Henriette disparurent.
Le père et la fille poussèrent un nouveau cri, de surprise, cette fois.
Jean Loup venait de s’enfoncer dans un passage, une sorte de tunnel, ouvrage de la nature, dont il connaissait évidemment l’existence.
Cinq minutes s’écoulèrent, cinq minutes d’anxiété horrible, longues comme des heures, et Jean Loup, tenant toujours Henriette dans ses bras, reparut, sortant d’un trou, juste au-dessous de la première plate-forme. Il poussa un cri de triomphe pour avertir, sans doute, ceux qui étaient au-dessus, et on le vit descendre rapidement, en prenant, toutefois, les plus grandes précautions.
– Sauvée, elle est sauvée !
Ces mots d’allégresse frappèrent les oreilles de Mme de Simaise, qui revenait à elle.
– Sauvée, sauvée ! répéta-t-elle.
– Oui, oui.
– Où donc est-elle ?
– En bas, répondit la comtesse : venez, ma chère Clémentine, venez, nous allons la retrouver.
Mme de Simaise se dressa sur ses jambes, et, elle s’appuyant sur le bras de M. de Violaine, on s’empressa de descendre.
Henriette était couchée sur un moelleux tapis de mousse.
Jean Loup, à genoux près d’elle, les mains jointes et les yeux irradiés, la contemplait comme en extase.
La jeune fille se ranima bientôt sous la chaleur des baisers de sa mère. Tout en ouvrant les yeux, son regard tomba sur le visage rayonnant de son sauveur, qui avait rejeté en arrière sa longue chevelure. Ce fut comme le choc de deux éclairs.
– Jean Loup ! Jean Loup ! exclama la jeune fille.
Le sauvage, qui avait senti pénétrer en lui quelque chose d’inconnu pareil à une flamme brûlante, se dressa brusquement, comme mû par un ressort, troublé dans tout son être.
– Oui, ma chérie, disait Mme de Simaise, c’est Jean Loup, et c’est lui, le brave garçon, qui t’a sauvée !
– Oui, oui, je me souviens, je me souviens, fit Henriette, les yeux toujours fixés sur ceux de son sauveur.
Le rose était subitement revenu à ses joues.
Les autres jeunes filles examinaient le sauvage curieusement et avec un vif intérêt.
La comtesse lui adressait de chaleureuses félicitations, auxquelles il ne paraissait pas complètement insensible, bien que ne comprenant pas.
– Jean Loup, dit M. de Violaine, en lui prenant la main, il faut renoncer enfin à votre malheureuse existence dans les bois ; votre belle action d’aujourd’hui mérite une récompense digne de vous : elle sera ce qu’elle doit être. Tous, ici, nous nous intéressons à vous ; nous voulons votre bien, votre bonheur… Jean Loup vous allez venir avec nous.
Aux inflexions de la voix de M. de Violaine, à l’expression éloquente de sa physionomie, Jean Loup devina le sens de ses paroles. Il s’éloigna de quelques pas, brusquement, secoua la tête, appuya ses deux mains sur son cœur, laissa échapper un long soupir, puis s’élança en bondissant à travers les roches et disparut.
– Oh ! maman, maman, dit Mlle de Simaise d’un ton douloureux, il ne veut même pas qu’on le remercie !