XI Chez la baronne de Simaise

C’est au château de Vaucourt, à une lieue de Mareille que demeurait la baronne de Simaise.

Le domaine de Vaucourt était un des plus grands et des plus riches du département. Il se composait du vieux manoir, que la baronne avait fait restaurer quelques années auparavant, lorsqu’elle était venue s’y fixer avec sa fille, bien résolue à ne plus le quitter ; d’un parc magnifique, coupé de larges avenues bordées d’arbres séculaires ; de trois belles fermes d’un excellent rapport et de plus de dix mille hectares de bois sur le territoire des communes de Vaucourt et d’Haréville.

Le domaine de Vaucourt était l’héritage que le comte de Vaucourt avait laissé en mourant à sa fille unique, indépendamment de près de deux millions représentés par un hôtel à Paris et des valeurs mobilières de premier ordre.

Cinq ans après la mort de son père, Mlle de Vaucourt avait épousé le baron de Simaise ; heureusement, grâce à son notaire, un homme dévoué, qui veillait aux intérêt de sa cliente, elle s’était mariée sous le régime dotal, de sorte que, plus tard, lorsqu’elle s’était séparée à l’amiable de son mari, elle avait pu administrer ses biens elle-même, sans que M. de Simaise pût y mettre empêchement.

Elle avait généreusement abandonné au baron son hôtel de la rue de Grenelle-Saint-Germain, qu’il avait vendu, et la somme d’argent comptant apportée par elle dans la communauté. C’était pour M. de Simaise une compensation.

Malgré cela, elle avait encore une belle fortune, car bon an mal an, ses fermes et ses coupes de bois lui assuraient un revenu de cent mille francs.

Vivant très retirée, recevant rarement, ne voyageant jamais, n’ayant par conséquent nul besoin de ces toilettes coûteuses qu’il faut à la femme du monde, elle dépensait à peine, pour elle et sa fille, vingt-cinq mille francs par an.

Mais, très charitable, elle faisait beaucoup de bien dans le pays. Elle avait fondé des écoles où les enfants des deux sexes étaient instruits gratuitement ; l’hiver les pauvres gens se chauffaient à ses frais ; elle soulageait, autant qu’elle le pouvait, toutes les misères ; elle prenait sous sa protection les vieillards et les orphelins ; elle faisait soigner les malades ; elle envoyait constamment du linge, des vêtements pour les enfants, des provisions de toutes sortes. Quand l’année était mauvaise, après avoir écouté les doléances de ses fermiers, elle leur faisait remise d’une partie de leur loyer. Aussi elle et sa fille étaient-elles aimées et vénérées.

Tout compté, après avoir fait autant de bien qu’elle en pouvait faire, il restait à Mme de Simaise, à la fin de chaque année, sur son revenu, une somme disponible de plus de cinquante mille francs.

Cet excédant augmentait sans cesse le capital mis en réserve.

La baronne de Simaise avait vu s’envoler une à une ses plus chères illusions : elle n’avait conservé du passé que des regrets et une blessure inguérissable faite à son cœur. En femme prévoyante, elle pensait à l’avenir, à son fils, que le baron avait voulu garder lors de leur séparation, et à sa fille, sa bien-aimée Henriette, qui était en même temps l’objet de ses plus chères espérances et de ses plus sérieuses inquiétudes.

C’est en songeant à l’avenir de ses enfants que, avec l’aide de son notaire, elle amassait un capital. Sans doute son mari possédait une immense fortune ; mais elle connaissait son inconduite, ses folles dépenses, les sommes énormes qu’il perdait au jeu. D’un moment à l’autre, on pouvait lui apprendre qu’il était ruiné. Autant que cela était en son pouvoir, elle voulait, dans le cas où ce malheur arriverait, mettre ses enfants à l’abri de la catastrophe. Et puis ne serait-elle pas forcée, alors, pour leur dignité et leur honneur à tous, de venir en aide à son mari, si indigne qu’il fût ?

La baronne de Simaise avait trente-cinq ans. Elle était encore très belle, bien que les déceptions et les chagrins l’eussent vieillie de dix ans. En peu de temps ses cheveux avaient blanchi, des rides précoces se montraient sur son pâle et noble visage, le sourire avait pour toujours disparu de ses lèvres.

Pendant les premières années de son mariage, elle avait été fort remarquée dans les salons parisiens où elle brillait comme une reine de la mode et de l’élégance. Gracieuse, aimable, spirituelle, distinguée, toujours gaie, elle était très recherchée ; partout elle était adulée, et partout elle faisait naître l’admiration.

Tout à coup, sans que rien l’eût fait pressentir, la baronne de Simaise avait quitté Paris, disant ainsi adieu pour toujours au monde, à ses fêtes, à ses plaisirs, et s’était retirée à Vaucourt.

Il y avait de cela douze ans. Et depuis douze ans elle n’était pas revenue une seule fois à Paris.

La soudaine disparition de la baronne de Simaise avait surpris tout le monde, sans donner lieu, toutefois à de longs commentaires. On connaissait la conduite scandaleuse du baron, qui menait une existence de viveur éhonté, entretenait ouvertement une ballerine de sixième ordre, laquelle étalait cyniquement son luxe effronté sous les yeux même de la baronne et de ses enfants.

Évidemment Mme de Simaise devait se sentir cruellement blessée dans sa dignité d’épouse et de mère. On supposa que, lasse, à la fin, de supporter tant d’outrages, il y avait eu entre elle et son mari une scène terrible, à la suite de laquelle une rupture était devenue chose forcée.

Quelques-uns, ses amis, la regrettèrent ; les autres la plaignirent seulement, puis on l’oublia. On passa à d’autres admirations, on se tourna vers une nouvelle étoile.

Sans doute la conduite déplorable de son mari était pour quelque chose dans la grave résolution que la baronne avait prise de se séparer de lui et de s’exiler dans sa terre de Vaucourt. Il y a des injures qu’une femme, quand elle est mère surtout, ne peut point pardonner. Le mari qui a mérité le mépris de sa femme ne tarde pas à lui inspirer du dégoût.

Cependant, ce n’était pas seulement parce que le baron avait cruellement offensé et outragé sa femme, qu’elle l’avait quitté. À côté de ce motif, suffisamment sérieux, il existait une autre cause infiniment plus grave. De cela le monde ne savait rien.

C’était un secret terrible entre le mari et la femme. Ce secret, nous le connaîtrons plus tard. Après les dures épreuves qu’elle avait traversées, la baronne se renferma pour ainsi dire en elle-même afin de se consacrer plus entièrement à l’éducation de sa fille adorée. Elle lui donna dans son cœur toute la place occupée naguère par des affections brisées ou détruites. Certes, elle aimait aussi son fils ; mais il était éloigné d’elle, il appartenait à son mari. Elle le lui avait laissé, malgré elle et les révoltes de son cœur. Elle avait été forcée à cet abandon. C’est à ce prix, à cette dure condition qu’elle avait obtenu sa liberté complète.

– Prenez votre fille, lui dit le baron, moi je garde mon fils.

Elle aurait pu se montrer plus exigeante ; mais, pour cela, il eût fallu faire valoir ses droits, révéler le fameux secret, déchirer le voile sous lequel se cachaient la honte et le crime.

Gardienne de l’honneur de ses enfants et, pour eux, condamnée au silence, elle se résigna.

Mais elle souffrait, la pauvre mère : Raoul ; devenu grand, n’était point comme elle l’aurait voulu ; elle voyait qu’il n’avait pas pour elle la déférence et l’affection qu’il lui devait ; elle devinait ses mauvais instincts. Dirigé par son père, ayant constamment des mauvais exemples sous les yeux, que deviendrait-il ? Quelle serait sa destinée ? Elle ne pouvait penser à son avenir sans être effrayée. De ce côté elle voyait de nombreux points noirs à l’horizon.

Heureusement, elle avait sa fille, l’ange de la consolation ; c’est ainsi qu’elle l’appelait. Ah ! sa fille était bien à elle, à elle seule ; nul ne pouvait lui ravir l’amour de son enfant. Elle l’avait élevée pour elle, faisant naître dans le cœur d’Henriette tous les nobles sentiments du sien.

Elles s’aimaient à l’adoration. C’était entre elles un continuel échange de baisers. Elles vivaient l’une pour l’autre. La jeune fille ne croyait jamais faire assez pour payer le dévouement, la tendre sollicitude de sa mère.

Un doux regard, une caresse d’Henriette faisaient oublier à l’exilée ses douleurs d’autrefois, ses inquiétudes du moment.

Mme de Simaise se voyait revivre dans sa fille qui, d’ailleurs, lui ressemblait d’une manière frappante. Elle était ainsi quand elle avait l’âge d’Henriette. Elle aussi avait eu ses jours de joie, l’espérance, les promesses de l’avenir, le front irradié, le rire argentin sur les lèvres, la jeunesse, enfin, une jeunesse pareille à celle de sa fille, ensoleillée d’illusions et de rêves aux ailes d’or et d’azur.

– Oh ! oui, elle me ressemble, se disait-elle souvent, en enveloppant la jeune fille d’un long regard de tendresse ; je me retrouve en elle tout entière !… Ah ! puisse-t-elle conserver toujours ses joies d’enfant et son bonheur, qui est mon ouvrage ! Qu’elle ne sache jamais pourquoi j’ai tant souffert, pourquoi j’ai versé tant de larmes amères !… Mon Dieu, préservez mon enfant, faites que sa destinée ne soit pas semblable à la mienne !

Henriette de Simaise avait la beauté idéale que le peintre et le sculpteur rêvent sans cesse. Elle était blonde comme Cérès, la déesse des moissons. Ses joues fraîches, délicatement arrondies et légèrement teintées de rose pur avaient le doux velouté de la pêche mûre. Tout, chez elle, était d’un modelé parfait : son visage aux traits fins et réguliers ; son nez et ses oreilles, des merveilles ; ses petites mains blanches, aux doigts effilés, ornés d’ongles roses, et ses pieds mignons ; sa taille svelte, souple, gracieuse dans tous ses mouvements ; sa gorge ravissante et ses épaules charmantes, dont les contours commençaient à s’accuser nettement.

Elle avait le front haut, intelligent, les sourcils un peu clairs, comme chez la plupart des blondes, mais bien plantés et formant deux arcs admirablement dessinés. De longs cils voilaient ses grands yeux bleus, lumineux, souvent un peu rêveurs et toujours d’une douceur infinie.

Sa bouche était petite, délicieuse. Derrière ses lèvres roses, toujours souriantes, se cachaient timidement, comme si elles eussent craint de laisser voir leur beauté, deux rangées de petites dents richement émaillées, qu’on aurait prises volontiers pour des perles fines serties dans du corail.

Henriette n’était pas seulement intelligente, elle était instruite ; sa mère lui avait appris tout ce qu’elle savait ; pour cela le temps ne lui avait pas manqué. Tout en mettant tous ses soins à former le cœur de sa fille, à élever son âme vers les grandes et belles choses, ne lui parlant de ce qui est le mal que pour la diriger mieux et plus sûrement vers ce qui est le bien, elle avait aussi cultivé son esprit.

Mlle de Simaise était, sous tous les rapports, une jeune fille accomplie, aussi parfaite qu’il est possible, en ce monde, d’arriver à la perfection.

Elle n’était pas seulement jolie, instruite, spirituelle, distinguée : elle avait la grâce enchanteresse, la douceur angélique, la bonté adorable, la modestie, la candeur, la naïveté charmantes. Elle avait la fraîcheur, la suavité de la fleur odorante qui s’épanouit le matin, humide de rosée, sous les caresses amoureuses des rayons du soleil. Sans le vouloir, sans le savoir, comme si elle l’eût désiré, elle charmait tous ceux qui l’approchaient. Sa douce et franche gaieté, jamais contenue et jamais bruyante, répandait autour d’elle comme un parfum de bonheur. Il y avait dans son sourire, qu’on aimait à voir, quelque chose d’irrésistible, qui attirait comme une attraction, et dans l’expression de son regard radieux quelque chose de tendre, de caressant, de poétique qui donnait à toutes les grâces de sa personne un charme indéfinissable.

Le jour où nous introduisons le lecteur chez madame la baronne de Simaise, il y avait – c’était par exception – à l’occasion de l’anniversaire de la naissance d’Henriette, qui entrait ce jour-là dans sa dix-septième année, une assez nombreuse réunion au château.

C’était d’abord Raoul de Simaise, qui était venu passer huit jours à Vaucourt, plutôt pour se distraire et prendre le vert, comme il le disait, que pour donner à sa mère et à sa sœur la joie de le voir et de l’embrasser ; puis la comtesse de Maurienne, une amie de pension de la baronne. Ces dames ne s’étaient pas vues depuis plusieurs années. Avant de se rendre à Ems, où elle devait rejoindre son mari, la comtesse s’était détournée de son chemin pour passer une semaine à Vaucourt avec son ancienne amie. Elle était accompagnée de son fils, un jeune garçon de quatorze ans, et de ses deux filles, l’une de quinze ans, l’autre de l’âge d’Henriette.

Les invités étaient M. Houbaud d’Épinal, notaire de Mme de Simaise ; l’inspecteur des forêts, M. Monginot et sa femme, qui demeuraient aussi à Épinal ; puis M. de Violaine et sa fille Suzanne, son unique héritière. M. de Violaine était le voisin de la baronne ; son domaine touchait à celui de Vaucourt. Mlle Suzanne avait dix-huit ans, elle n’était ni laide ni jolie, mais elle avait beaucoup de cœur ; elle était ce qu’on appelle une bonne fille. Nature un peu fantasque, énergique, indomptable, il semblait que tout devait plier sous sa volonté ; elle avait les allures cavalières d’une femme du pays des Amazones et était hardie et audacieuse comme un page de comédie. Rien ne l’arrêtait, rien ne l’effrayait ; elle se lançait à travers les obstacles, elle jouait avec les dangers. C’était un vrai diable à quatre. Ce qui faisait dire à son père, heureux, d’ailleurs, de la voir ainsi :

– Ma fille est un garçon manqué.

Après le dîner, la baronne et sa société descendirent dans les jardins pour faire un tour de promenade dans une large allée ombragée de superbes platanes.

La soirée était magnifique, l’air tiède était imprégné du parfum des fleurs du parterre ; la brise, dans le feuillage, avait de doux chuchotements. Après la chaleur lourde, accablante de l’après-midi, on se sentait renaître.

Le soleil, encore chaud, descendait vers l’horizon, qu’il illuminait de ses rayons, prêt à se coucher dans un lit de pourpre frangé d’or.

– Toute la journée, il y a eu menace d’orage, dit M. de Violaine ; mais le vent du sud-ouest l’a chassé plus loin ; le ciel s’est éclairci, nous aurons demain encore une belle journée.

– Je le crois, répondit la baronne ; mais dans un instant nous allons avoir un splendide coucher de soleil ; si nous voulons jouir de ce spectacle, nous ferons bien d’aller nous asseoir sur la terrasse.

– Certainement, madame la baronne, répondit l’inspecteur des forêts, un beau coucher de soleil n’est pas un spectacle si commun qu’on ne soit toujours disposé à l’admirer.

– Allons sur la terrasse, dirent ensemble les jeunes filles.

Un instant après on s’asseyait sous le dôme d’un gigantesque marronnier, qui ombrageait, à lui seul, les deux tiers de la terrasse du château.

On se mit à causer, les yeux tournés vers l’occident embrasé, sillonné de lueurs colorées pareilles à des feux de bengale, ce qui donnait à cette partie du ciel l’aspect d’un immense incendie.

– Quelle est donc cette masse sombre, éclairée d’un côté par les feux du couchant et ayant la forme d’une pyramide, qui se dresse un peu à droite en face de nous ? demanda tout à coup la comtesse de Maurienne.

– C’est un mamelon de la montagne, répondit la baronne, un énorme rocher que les habitants du pays appellent la Bosse grise. Comme vous le voyez, ce pic est très élevé ; il n’a point l’aspect grandiose et imposant du ballon des Vosges ; mais, comme lui, il se voit de très loin, La Bosse grise est notre Mont-Blanc.

– C’est là, paraît-il, au fond d’une large crevasse du rocher, que demeure Jean Loup, l’homme sauvage.

– Un sauvage ! exclama la comtesse.

– Oui, madame, un vrai sauvage.

– Je comprends, un pauvre fou !

– Nullement. D’après ce qu’on dit de lui, ce malheureux a toute sa raison et est même doué d’une certaine intelligence.

– En vérité ! Mais d’où vient-il ?

– Nul ne le sait.

– Ah !

– Lui seul pourrait le dire. Malheureusement, il ne parle pas.

– Il est muet ?

– Non. N’ayant jamais vécu avec ses semblables, il n’a pu apprendre à parler.

– Ah ! tout cela est bien étrange.

– Étrange, en effet, madame la comtesse. Évidemment, il y a là un mystère.

– Qu’on parviendra peut-être à pénétrer un jour, dit Mme de Simaise.

– Pourquoi laisse-t-on ce malheureux vivre ainsi ? reprit la comtesse.

– Parce qu’il préfère à tout son existence au milieu des bois.

– Soit ; mais il me semble qu’on aurait dû tenter de le civiliser, essayer de l’instruire ou tout au moins de lui apprendre à parler.

– Il y a quelques années on s’est emparé de lui ; on voulait faire pour le pauvre sauvage, précisément ce que madame la comtesse s’étonne qu’on n’ait pas fait. Mais il parvint à s’échapper et il est retourné dans la forêt où, dans la crainte d’être repris, il est resté caché, invisible, pendant plus d’un an. On n’a plus cherché depuis à troubler sa tranquillité ; il aime les bois, sa liberté, on le laisse vivre comme il l’entend.

– Coupable indifférence !

– Peut-être.

– Mais ce malheureux est un homme, monsieur, et on ne fait pas pour lui ce qu’on ferait pour une bête.

– Sans doute il y a des indifférents, des gens à qui il importe peu que le sauvage ait telle ou telle destinée, répliqua M. de Violaine ; mais il y a aussi des personnes qui s’intéressent à lui. Demandez à votre amie…

– C’est vrai, dit la baronne, et moi-même je souhaite ardemment qu’il renonce à sa vie errante et malheureuse au milieu des bois.

– Cela arrivera certainement.

– Quel âge a-t-il ! demanda la comtesse.

– On pense qu’il a maintenant vingt-deux ou vingt-quatre ans.

– Son âge le rend plus encore digne de pitié, et je comprends que ma chère Clémentine, dont le cœur ne reste jamais insensible au malheur des autres, s’intéresse si vivement au sort de ce pauvre jeune homme.

– Je vous assure, madame la comtesse, que Jean Loup a de nombreux amis ; s’il le voulait, il trouverait facilement un asile : je ne crois pas qu’à Mareille, à Vaucourt et à Blignycourt une seule maison lui soit fermée. Mais ce que souhaite madame la baronne se réalisera un jour ou l’autre : Jean Loup renoncera à sa misérable existence. Déjà il est moins farouche, moins sauvage ; les charbonniers de la forêt sont parvenus à l’apprivoiser un peu ; ils le font travailler avec eux et lui donnent à manger.

– J’ai vu le sauvage avec les charbonniers, dit l’inspecteur, et j’ai eu du plaisir à le voir travailler ; il n’était pas le moins courageux à l’ouvrage. Très adroit, fort comme un hercule, solide comme un roc, il faisait vite et bien, à lui seul, le travail de deux hommes.

– Comment est-il de figure ? demanda curieusement la comtesse.

– Autant que j’ai pu en juger, madame, j’ai trouvé que, sous tous les rapports, c’était un beau garçon.

– Vraiment ?

– Il est grand et sa taille élancée ne manque pas d’élégance. Sa figure est un peu rude, mais les traits sont beaux et l’expression sympathique ; il y a dans l’ensemble de la fierté, et je dirai même quelque chose de distingué, de noble qui surprend. Son regard est plutôt timide et craintif que farouche ; ses grands yeux noirs, pleins de clarté, et son large front révèlent l’intelligence. J’ai aussi remarqué qu’il avait de fort belles dents.

– Monsieur, le portrait que vous venez de nous faire de ce malheureux augmente ma pitié, dit la comtesse.

– M. Monginot n’a rien exagéré, dit la fille de M. de Violaine ; le sauvage est réellement un beau garçon.

– Est-ce que vous aussi vous l’avez vu, mademoiselle Suzanne ? demanda Emma de Maurienne.

– Comme je vous vois en ce moment. Un jour, l’année dernière, faisant seule une promenade à cheval, je me suis trouvée face à face avec lui dans un chemin de la forêt…

– Oh ! comme vous avez du avoir peur ! s’écria Blanche en frissonnant.

– Peur ! moi ? Rien ne m’épouvante, répondit crânement Suzanne. C’est Jean Loup, au contraire, qui a eu peur de moi ou de mon cheval ; car, après s’être arrêté un instant pour me regarder, me donnant ainsi tout le temps nécessaire pour bien l’examiner, il s’est sauvé tout à coup à travers le bois comme s’il avait eu à ses trousses une douzaine de chiens enragés.

– C’est égal, dit Blanche, si j’avais été à votre place, mademoiselle Suzanne, j’aurais eu une peur affreuse.

– Pourquoi ? rit Henriette ; il n’est pas méchant, il est bon, au contraire. Depuis quelque temps, surtout, on parle beaucoup de lui, de l’enfant de Blignycourt, qui se noyait dans la rivière et qu’il a sauvé, du loup énorme qu’il a tué pour lui arracher des dents un agneau qu’il venait de prendre dans un troupeau de brebis de Mareille. Tout ce qu’on raconte de Jean Loup a excité ma curiosité ; je voudrais bien le voir.

– Autrefois, dit M. de Violaine, il eût été difficile de donner satisfaction à votre curiosité : pour voir Jean Loup, il fallait que le hasard vous le fît rencontrer ; maintenant qu’il cesse de se cacher, qu’il ne craint plus autant de se montrer, il est rare qu’on traverse la forêt sans le voir ; on le rencontre fréquemment, soit du côté des huttes des charbonniers, soit aux alentours de la Bosse grise.

– Demain, si vous le voulez, Henriette, proposa Suzanne, nous irons à la Bosse grise.

Mlle de Simaise regarda sa mère, l’interrogeant du regard.

– C’est un but de promenade, répondit la baronne.

– Nous irons ! crièrent les jeunes filles.

– Et je vous promets une vue superbe, reprit Suzanne, car nous grimperons sur le rocher, pas jusqu’au dessus par exemple, c’est impossible ; mais à peu près à la moitié de sa hauteur. Trois ou quatre fois déjà j’ai fait cette ascension ; ce n’est pas du tout difficile ; le rocher est garni de saillies formant des marches ; cela ressemble à un escalier de labyrinthe. Et puis, Henriette, nous aurons peut-être, comme vous le désirez, la chance de voir Jean Loup. Tenez, quelque chose me dit que le sauvage se montrera pour vous être agréable.

– Eh bien, nous le verrons, dit bravement Blanche de Maurienne ; tant pis pour moi si j’ai peur.

La façon dont la jeune fille prononça ces paroles fit rire tout le monde.

Après un moment de silence, la comtesse, qui s’intéressait de plus en plus au sauvage, reprit la parole.

– Tout à l’heure, dit-elle, Mlle de Simaise a parlé d’un enfant qui se noyait, tiré de la rivière, et d’un loup ; le sauvage a-t-il réellement fait cela ?

– Parfaitement, madame la comtesse, répondit M. de Violaine.

– Mais, monsieur, ce sont là des actes humains, d’un homme civilisé et non d’un sauvage !

– Assurément, madame la comtesse ; aussi tout le monde dans le pays est-il convaincu qu’il y a dans le cœur de Jean Loup le germe de tous les bons sentiments. S’il est aujourd’hui un sujet d’étonnement, que sera-ce plus tard quand on aura complètement vaincu sa sauvagerie, quand il ne refusera plus de vivre avec les hommes et qu’il parlera suffisamment pour se faire comprendre ? Je ne crois pas me tromper en disant qu’il fera d’étranges révélations. Jusqu’à présent on ne sait rien ; autour de lui tout est mystère ; mais le jour viendra, et je crois qu’il est proche, où la lumière éclairera ces ténèbres.

– Il faut l’espérer, monsieur.

– J’ai appris, il y a quelque temps, qu’il commençait à prononcer quelques mots, c’est-à-dire à parler ; cela promet, c’est de bon augure. Ce qui me fait croire qu’il cessera bientôt de vivre à l’état sauvage, c’est qu’il devient de jour en jour plus hardi et surtout moins défiant. Depuis quelque temps il sort de la forêt ; il ne s’en éloigne pas beaucoup, il est vrai, mais enfin il en sort ; on le voit se promener gravement sur les sentiers au milieu de la prairie et à travers les moissons, ayant l’air d’admirer toutes les choses que donne la terre cultivée, l’œuvre magnifique de la nature.

» Il y a à Mareille un jeune homme, un garçon de ferme, appelé Jacques Grandin, que notre sauvage a pris en affection. Dès qu’il l’aperçoit dans les champs, il accourt près de lui, lui serre la main, puis s’en va, après lui avoir fait toutes sortes de démonstrations d’amitié.

» C’est précisément dans un troupeau de brebis appartenant au maître de Jacques Grandin que le loup, dont Mlle Henriette a parlé, était venu prendre sa proie. Ce jour-là Jacques Grandin, en l’absence du berger, gardait le troupeau, qui parquait dans un champ de trèfle. Jean Loup n’était pas loin. Tout à coup il entendit les aboiements furieux du chien de son ami et celui-ci crier : « Au loup !… » D’un coup d’œil rapide il vit ce qui se passait. Prompt comme l’éclair, il casse une branche d’arbre et, ainsi armé, se précipite à la rencontre de la bête, qui allait rentrer sous bois, emportant le pauvre agneau. Un combat terrible s’engagea entre l’homme et le loup. Mais le sauvage asséna un coup formidable sur la tête de l’animal et l’étendit raide à ses pieds.

– C’est superbe ! exclama la comtesse.

– Et, acheva M. de Violaine, l’agneau délivré, qui avait seulement les dents du loup marquées sur son dos, courut rejoindre sa mère en bêlant.

– Et l’enfant, monsieur de Violaine, l’enfant également sauvé par Jean Loup ? demanda avidement Mme de Maurienne.

– Voici, madame la comtesse : Au mois de juin dernier, sept ou huit petits garçons de Blignycourt, âgés de dix à quatorze ans, se baignaient dans un endroit peu profond de la rivière. L’un deux, un gamin de douze ans, faisant le vaillant, raillant les autres qu’il appelait peureux, s’éloigna malencontreusement de ses camarades et tomba dans une fosse, dans une sorte de puits de plusieurs mètres de profondeur. Pris aussitôt dans un tourbillon, comme il y en a tant dans le Frou, il allait infailliblement périr, car, aucun de ses camarades ne sachant nager, ils ne pouvaient lui porter secours.

» Ayant vu l’imprudent s’enfoncer sous l’eau et ne le voyant plus reparaître, ils comprirent qu’il était perdu. Alors ils jetèrent des cris perçants, appelant au secours. Mais ils se trouvaient à une certaine distance du village et ils ne voyaient personne aux alentours qui pût arriver à temps pour sauver le malheureux.

» Heureusement, Jean Loup était en promenade de ce côté : les cris désespérés des enfants frappèrent ses oreilles et il devina probablement qu’un être humain était en danger de mort.

» Quoi qu’il en soit, il s’élança hors de la forêt et en quelques bonds, il arriva au bord de la rivière.

» Les enfants, criant toujours, lui montrèrent l’endroit où leur camarade avait disparu. Il comprit. Il se débarrassa lestement de ses peaux de loup, se jeta à l’eau, plongea – car il faut bien vous dire, mesdames, que Jean Loup nage comme un poisson. Il reparut tenant le noyé entre ses bras, gagna la rive et sortit de l’eau avec son précieux fardeau.

» L’enfant était sauvé. Il rendit de l’eau par la bouche, le nez et les oreilles, et au bout d’un instant, quand il ouvrit les yeux, il vit devant lui son sauveur et sa mère, accourue aux cris, qui pleuraient de joie tous les deux.

» Voilà, mesdames et mesdemoiselles, la dernière prouesse connue de Jean Loup.

– Tout cela est très beau, monsieur de Violaine, s’écria la comtesse avec enthousiasme ; votre sauvage est tout simplement un héros !

– Oh ! pas encore, madame, répliqua-t-il en souriant ; mais il cherche à le devenir.

– Il a en vous un ami précieux, monsieur ; sans le connaître, sans l’avoir vu, seulement à vous entendre, on l’aime, ce sauvage.

– Mon Dieu, madame, comme on n’a aucune raison de le détester, on a le droit de l’aimer, dans une certaine mesure, cependant. Jean Loup a trouvé le moyen de conquérir, d’un seul coup, le cœur de toutes les mères. Les femmes lui tresseraient volontiers des couronnes. Il y a bien encore à Vaucourt et à Mareille des enfants qui ont peur de lui et qui, de loin, lui jettent des pierres ; mais ceux de Blignycourt ont pour Jean Loup, maintenant, un grand respect.

– C’est bien : ils savent qu’il a sauvé la vie à l’un d’eux ; ils sont reconnaissants.

– Oui, madame.

Le soleil était couché, l’air se rafraîchissait. On quitta la terrasse et on entra dans le salon où l’on passa le reste de la soirée à feuilleter dans les albums et à faire de la musique.

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