XVIII La lettre de Jeanne

À sept heures, quand Gertrude arriva, elle fut étonnée de trouver la porte de la cour ouverte. Avant d’entrer, elle regarda aux alentours, pensant que Jeanne était sortie pour causer avec quelque voisine, probablement effrayée des coups de tonnerre de la nuit.

Ne l’apercevant point, elle pénétra dans la cour, laissant la porte entr’ouverte, puis dans la maison où elle se mit immédiatement à nettoyer au rez-de-chaussée, tout en préparant le premier déjeuner, qui se composait invariablement d’une tasse de chocolat et d’une rôtie beurrée. Elle-même apportait le lait tous les matins.

Quand le chocolat fut fait, le pain grillé à point, elle appela Jeanne, persuadée que la jeune fille était remontée dans sa chambre. Ne recevant pas de réponse, elle se dit :

– Elle est au jardin.

Elle sortit de la maison et fit le tour du jardin, regardant partout et appelant :

– Mademoiselle Jeanne ! mademoiselle Jeanne !

Toujours pas de réponse.

– C’est drôle, murmura-t-elle, en jetant les yeux sur la fenêtre de la chambre de la jeune fille.

Voyant la jalousie pendante, à moitié détachée, et l’échelle contre la muraille, elle sentit comme un coup violent dans la poitrine.

– Mon Dieu, qu’est-ce que cela signifie ? pensa-t-elle.

Elle sentait le malheur.

Fort troublée, elle rentra vite dans la maison et grimpa quatre à quatre l’escalier conduisant à l’étage. La porte de la chambre de Jeanne était grande ouverte, elle entra. Aussitôt elle poussa un grand cri.

Elle voyait le pauvre Fidèle étendu sur le parquet, mort, et la chambre, sauf les vêtements de Jeanne, qui n’étaient plus là, dans le désordre que l’on sait, ce qui indiquait suffisamment qu’une lutte terrible avait eu lieu entre la jeune fille et un ou plusieurs individus.

Éperdue, folle d’épouvante, Gertrude descendit l’escalier aussi rapidement qu’elle l’avait monté, s’élança hors de la maison et, pâle, échevelée, se mit à courir dans la rue, en criant :

– Au secours ! au voleur !

Quelques femmes, des enfants accoururent et formèrent un groupe.

Le village était presque désert, car, maintenant, on était dans les champs, occupé à faucher le blé, à lier les gerbes.

Gertrude courait toujours. Elle allait chez l’adjoint où elle entra comme une bombe. Celui-ci était là, buvant le petit verre de kirsch avec le garde champêtre et un autre individu.

– Monsieur l’adjoint, cria Gertrude, venez, venez vite ! Mon Dieu ! quel malheur, quelle chose épouvantable ! Venez, venez vite !

– Calmez-vous, Gertrude ; voyons, qu’est-ce qu’il y a ? De quoi s’agit-il ?

– Mais je ne sais pas bien encore. Ah ! mon Dieu ; mon Dieu ! Que va dire le capitaine à son retour d’Épinal ? Mademoiselle Jeanne…

– Eh bien ? fit vivement l’adjoint.

– A disparu !

– Oh !

– La jalousie de sa fenêtre brisée, tout sens dessus dessous dans sa chambre, Fidèle, le pauvre petit Fidèle, raide mort !… On est entré dans la chambre par la fenêtre, avec l’échelle du jardin qu’on a mise contre le mur… Ah ! mon Dieu, quel malheur ! quel malheur !

L’adjoint était devenu affreusement pâle.

– Courons, messieurs, dit-il, courons !

On ne pensa pas à vider les verres.

Devant la maison de Jacques Vaillant il y avait une douzaine de femmes, autant d’enfants et trois hommes ; mais personne n’avait osé entrer dans le jardin. Ceux-ci ne savaient rien encore ; ils s’interrogeaient.

– Gertrude est allée chez l’adjoint. Elle appelait au secours, elle criait au voleur !

– Les voici, les voici !

Gertrude et les trois hommes arrivaient.

La femme de ménage marchant devant, ils entrèrent dans la maison. Les autres voulurent suivre, mais le garde champêtre sur le seuil de la porte, dit :

– On n’entre pas.

La défense était formelle, on la respecta. Toutefois, comme elle n’interdisait point de circuler dans le jardin, on y resta, tournant autour de la maison.

L’adjoint et ceux qui l’accompagnaient virent dans la chambre de Jeanne ce que Gertrude avait vu ; il n’y avait pas à en douter, un ou plusieurs malfaiteurs s’étaient introduits dans la chambre. Jeanne s’était défendue contre eux. Pour l’empêcher de crier ou de mordre, Fidèle avait été assommé ou étranglé.

Mais l’adjoint, ayant ouvert les tiroirs de la commode de Jeanne, remarqua qu’ils n’avaient pas été fouillés. Tout y était rangé avec ordre. Dans une petite boîte, bien en vue, il y avait une vingtaine de pièces d’or et d’argent. D’ailleurs, la montre et la chaîne d’or de la jeune fille étaient là, accrochées au clou où elle les plaçait d’habitude, le soir, avant de se coucher.

Il n’était plus permis de supposer que Jeanne avait eu affaire à des voleurs.

– Mademoiselle Jeanne a été enlevée, opina le garde champêtre.

– Rapt avec violence et préméditation, ajouta l’adjoint ; cela ne parait laisser aucun doute.

Fidèle mort, l’état dans lequel se trouvait la chambre prouvaient que Jeanne avait résisté à ses ravisseurs. Du reste, ne s’étaient-ils pas introduits par la fenêtre ?

Quand l’adjoint parut à ladite fenêtre, et dit, en se penchant en dehors : « Voilà la jalousie brisée, voilà l’échelle… », ceux qui étaient en bas commencèrent à comprendre un peu.

Cependant, après avoir fait minutieusement l’inspection de la chambre de Jeanne, l’adjoint pénétra dans celle de Jacques Vaillant. Là, tout était dans l’ordre accoutumé.

Il allait se retirer lorsque ses yeux tombèrent sur la lettre écrite par Jeanne et laissée sur la tablette du bureau ouvert. Il lut : « À mon père… »

Il reconnut l’écriture de la jeune fille.

– Voilà qui est singulier, murmura-t-il.

Il prit la lettre et la tourna entre ses doigts, rêveur, cherchant à comprendre.

L’enveloppe était cachetée, il n’osa point la déchirer. Pourquoi Jeanne avait-elle écrit ? On lui en avait donc laissé le temps ? Mais que pouvait-elle dire à Jacques Vaillant ?

L’adjoint se perdait dans toutes sortes de suppositions, il ne comprenait plus.

On avait pénétré dans la chambre de Jeanne par escalade, probablement pendant son sommeil ; elle s’était énergiquement défendue, tout le prouvait ; mais après, que s’était-il passé ? L’adjoint s’arrêtait là, n’osant s’avancer dans l’obscurité. Il s’adressait cependant cette double question :

– À-t-elle été réellement enlevée avec violence ou bien, vaincue dans la lutte, a-t elle consenti de bonne grâce à suivre son ravisseur ?

Mais il ne pouvait se décider à accepter l’une ou l’autre de ces hypothèses.

Il conclut en mettant tout simplement la lettre dans sa poche.

Au retour de Jacques Vaillant le mystère serait éclairci.

Il n’avait plus rien à faire dans la maison ; il se retira en en confiant la garde à Gertrude, qui aurait peut-être bien voulu que cette mission fût donnée à un autre.

Avant de quitter les lieux, le garde champêtre crut devoir faire évacuer le jardin. Ensuite il rejoignit l’adjoint.

– Grave affaire, dit-il au second magistrat municipal.

– Tellement grave, père Mercier, que je crois indispensable d’en informer immédiatement la justice.

– Oui, il le faut. Si seulement nous avions des gendarmes au chef-lieu de canton ; mais tous ceux de l’arrondissement viennent d’être appelés à l’armée.

– À mon avis, père Mercier, les gendarmes ne sont pas utiles dans cette affaire. Du reste, que pouvons-nous faire, nous ? Rien. Il faut qu’un homme de loi, un homme du métier, s’occupe de cela. En l’absence du maire, que la chose intéresse doublement, il est de mon devoir d’avertir le juge de paix.

– C’est vrai.

– Vous allez donc partir immédiatement pour Héréville et, si vous le trouvez, vous reviendrez avec lui.

– Quand le capitaine sera-t-il de retour ?

– Demain matin au plus tard.

– Je pars.

– Allez, et revenez le plus vite possible.

Le garde champêtre trouva le juge de paix chez M. de Violaine où il déjeunait.

M. de Violaine et Suzanne connaissaient Jacques Vaillant et sa fille ; aussi ne furent-ils pas moins douloureusement émus que le juge de paix en apprenant le terrible événement.

On se leva de table avec précipitation.

– Je vais faire atteler, dit M. de Violaine ; nous partirons tous ensemble ; vous nous laisserez, ma fille et moi, à la grille du château de Mme de Simaise et la voiture vous mènera à Mareille. Vous la garderez, et quand vous aurez vu à Mareille ce que vous devez voir et fait ce que vous devez faire, vous viendrez nous retrouver à Vaucourt, chez la baronne.

Suzanne fut prête en un rien de temps. On trouva place pour quatre dans le phaéton et on se mit en route.

Le juge de paix, assisté de l’adjoint et du garde champêtre, fit, dans la maison de Jacques Vaillant, les constatations déjà faites par ceux-ci.

L’adjoint lui remit la lettre trouvée par lui sur le bureau du maire.

– Diable, diable ! fit le juge de paix devenu aussitôt plus soucieux et plus perplexe encore.

Il eut les mêmes scrupules que l’adjoint, il ne décacheta point la lettre.

Après avoir visité la maison, ces messieurs descendirent dans le jardin. Le juge de paix examina le sol avec attention ; malheureusement, ceux qu’on avait laissés entrer le matin dans le jardin avaient piétiné partout. Toutefois, on parvint à découvrir, à demi effacées, des empreintes de pieds nus ; là, le talon s’était incrusté dans la terre amollie par la pluie ; ici les cinq doigts étaient encore parfaitement marqués.

– Diable, diable ! fit encore le juge de paix.

Et par une distraction habituelle chez lui, sans doute, il se pinça fortement le bout du nez, essayant de l’allonger, comme pour lui dire : « Tu n’es pas assez long pour que je puisse bien voir clair dans ce qui s’est passé ici la nuit dernière. »

Tout à coup la voix de Gertrude cria :

– Voilà le capitaine !

Jacques Vaillant, qui avait annoncé une absence de quarante huit heures, arrivait, en effet, beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait prévu.

Il avait assisté à la réunion des francs-tireurs, mais il n’avait pu voir le préfet, très occupé, très affairé. On était à un moment critique qui ne donnait guère de loisirs aux fonctionnaires de tout ordre dans la région de l’Est. Peut-être M. le préfet était-il en train de faire ses malles pour battre en retraite à l’approche des Allemands. En faisant prier le maire de Mareille de l’excuser, s’il ne le recevait point, il remettait à plus tard, après les graves événements de l’instant, la conversation qu’ils devaient avoir ensemble au sujet des intérêts de la commune de Mareille.

Jacques Vaillant s’était donc empressé de quitter Épinal pour se retrouver plus tôt près de sa bien aimée Jeanne.

Hélas ! il ne se doutait guère de ce qui l’attendait au retour.

Le pauvre brave homme fut frappé comme d’un coup de foudre. Ce fut une explosion de douleur épouvantable impossible à décrire. Ce coup effroyable pouvait l’abattre comme l’épi sous la faux, le tuer. Il resta debout, les yeux secs, les membres tremblants, pâle à faire frémir, ayant en lui une rage sourde, insensée, qui grondait.

Pendant un assez long temps on resta silencieux et respectueux devant cette immense douleur ; puis, jugeant le moment venu, le juge de paix lui mit dans la main la lettre de sa fille.

Il brisa l’enveloppe rapidement avec des mouvements fiévreux et il lut.

Aussitôt ses yeux s’agrandirent et ses prunelles se gonflèrent comme si elles allaient sortir des orbites ; il jeta un cri rauque et s’affaissa sur un siège, écrasé !

la lettre était tombée à ses pieds. Le juge de paix la ramassa.

– Pouvons-nous lire ? demanda-t-il.

Jacques Vaillant fit signe que oui.

Le juge de paix lut à haute voix.

Une exclamation de surprise, cri de douleur en même temps, s’échappa de toutes les poitrines.

Pour Jacques Vaillant, le juge de paix et les autres, tout était enfin expliqué.

– Le misérable, l’infâme ! exclama Jacques, voilà sa reconnaissance pour les bienfaits !… Il a causé la mort de ma chère Catherine, et aujourd’hui c’est Jeanne, c’est ma fille !… Ma pauvre enfant, ma pauvre enfant ! Le jour où Catherine lui a rendu la liberté, je lui ai dit : « Pourvu que nous n’ayons pas à nous en repentir ! » C’était le pressentiment de ce qui devait arriver. Oh ! le monstre, le monstre !

Il laissa tomber sa tête dans ses mains et sanglota.

Les autres, les yeux mouillés de larmes, le regardaient avec une profonde compassion.

Il y eut un long silence.

– Il faut absolument qu’on s’empare de cet homme, dit le juge de paix.

– Ce sera difficile, répliqua l’adjoint.

– Qui s’en chargera ? fit le garde champêtre ; on nous a pris nos gendarmes.

– D’ailleurs, dit Jacques Vaillant, sortant de sa torpeur, il échappera au châtiment qu’il a mérité ; on ne verra en lui que ce qu’il est, un misérable sauvage, une brute, et on le déclarera irresponsable.

– C’est à prévoir, répondit le juge de paix ; cependant, monsieur le maire, on ne peut lui laisser plus longtemps sa liberté. Il faut absolument que nous délivrions la contrée d’un être aussi dangereux. Son crime de la nuit dernière nous impose le devoir de l’empêcher d’en commettre d’autres.

– Mais je ne m’oppose pas à ce qu’on le prenne ; qu’on l’enchaîne comme un loup enragé et qu’on le traîne dans un cachot ! s’écria le maire avec fureur.

Il ajouta avec plus de calme :

– Je suis tout entier à ma douleur, monsieur le juge de paix, j’ai la fièvre au cerveau. À vous de voir ce qu’il est urgent et utile de faire. Agissez, je ne m’oppose à rien, j’approuve tout.

» Hélas ! continua-t-il d’un ton navrant, maintenant je ne suis plus rien ; oui, je suis un homme perdu ; il me semble que, déjà, je ne suis plus qu’un cadavre.

– Jacques, mon ami, dit le juge de paix d’une voix émue, en saisissant la main du vieillard, pourquoi n’espéreriez-vous pas ? Jeanne n’a peut-être pas mis à exécution, son fatal projet.

Jacques Vaillant secoua lentement la tête.

– Je la connais, répliqua-t-il, Jeanne est morte !

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